L’Europe et la litanie des frontières (nationales).
En tête de ce numéro 2011 (3) du Spectateur européen, nous avons choisi de placer une photographie d’une gravure sur bois de Dame Europe, extraite d’un livre de Sébastien Munster, publié à Bâle en 1588, actuellement conservé à la Bibliothèque humaniste de Sélestat. Outre la perspective historique que cette gravure nous oblige à creuser par rapport à notre présent, cette figure, qui n’est pas une allégorie ainsi que le pointe Charles Baudelaire dans le Salon de 1845, à l’égard d’un tableau de Victor Robert (La religion, la philosophie, les sciences et les arts éclairant l’Europe), mais une cartographie « véridique » de l’époque, nous reconduit à ces discours sur les frontières territoriales et nationales, les rejets de l’autre et les clôtures dont on veut encore nous faire croire qu’ils pourraient être salutaires selon les cas, à une quelconque identité, à une nation ou à un bien-être.
Cette question est, de toute manière, infiniment plus importante que toutes les célébrations entreprises sous nos yeux, qui sont destinées à refermer l’Europe (CEE) sur elle-même, comme, par exemple, le passage de flambeau de la première ville européenne de l’environnement de Stockholm (2010) à Hambourg (2011). A moins que ce ne soit la même question, celle d’ignorer les autres pour mieux s’auto-encenser.
Il faut le répéter, sur le plan politique, ces situations de rejet ne cesseront pas tant que nous nous laisserons enfermer entre un euroscepticisme qui veut préserver les nations et une exaltation d’une Europe supranationale qui veut placer un nouvel Etat au-dessus des anciens Etats. Il est urgent de faire un grand pas vers une nouvelle constellation politique postérieure aux Etats-nationaux, qui pourrait prendre la forme d’une politique cosmopolite et solidaire et d’un nouveau droit, excluant un ancrage dans les seuls Etats.
Ce qui nous manque cruellement, malgré les efforts des uns et des autres, c’est une présence publique d’une opinion européenne, qui pourrait, par ailleurs, devenir une puissance de formation civique. Cette opinion publique, à l’émergence de laquelle Le Spectateur européen tente de contribuer, ne devrait jamais céder ni à des ferveurs nationales, ni à des catégories que ces ferveurs rêvent d’imposer à chacun sans discussion. Démocratie, République, laïcité, Europe, frontières, identités, altérités sont des termes dont il faut discuter à grande échelle, en mettant d’ailleurs au jour d’emblée les points de désaccords entre les uns et les autres, plutôt qu’en supposant un accord de tous qui ne porterait que sur l’usage des mots.
Dans le contexte actuel, c’est très évidemment le cas de la question des frontières, livrée désormais seulement à sa définition administrative, policière et nationaliste. Justement, elle doit être déconnectée de toute logique substantialiste. Elle ne doit pas non plus rester prise dans des logiques comptables et identitaires. Elle doit donc susciter la plus grande méfiance dès lors qu’on lui fait jouer un rôle autour de ces thèmes associés à une forte atomisation des individus facilitant les rejets et les exclusions.
A cet égard, le roman Taksim, publié par l’écrivain polonais Andrzej Stasiuk (traduit par Charles Zaremba, Arles, Actes Sud, 2010), apporte quelque lumière au débat. A la limite, peu importe la localisation spatiale des aventures déployées dans le roman (même si on la reconnaît, en suivant une carte géographique, dans le Draculand du côté de la Roumanie, ... ). Son véritable lieu, c’est la ou les frontières et donc les passages aux marges de l’Europe (CEE). Dans l’obstination des causes désespérées, les frontières, réelles et étroitement surveillées, ne sont pensables que dans l’opposition entre la volonté de l’Etat et la survie nécessaire des citoyennes et des citoyens. Ce roman pose finalement, autour de celle des frontières, la question de savoir qui sont les damnés de la terre de nos jours. Ceux qu’on voue au mouvement, au changement et à la fuite. Ceux qui se frayent des chemins entre le regard des vautours frontaliers.
Il en va de même pour le projet Suspended spaces, né en 2007, de la rencontre entre artistes et chercheurs autour d’un lieu spécifique Varosha, quartier balnéaire moderne de la ville chypriote de Famagusta, abandonné puis bouclé après l’offensive turque sur le nord de l'île en 1974.
Véritable parenthèse spatiale, à la fois monument et no man’s land, cette ville fantôme interroge nos histoires et notre histoire, celle des échecs des politiques qui ont mené les hommes à un désastre qui n’a pas été évité.
Le projet s’intéresse aux espaces frontières, aux zones tampons, aux suspended spaces, ces espaces marqués par les conflits et momentanément suspendus aux décisions politiques et économiques qui pourraient en fixer une représentation et un usage décrispés.
C’est aussi le cas de l’ouvrage de Guillaume Le Blanc qui s’ouvre ainsi : « Il faudrait faire une anthologie des vies infâmes ». L’ouvrage est intitulé Dedans, dehors. La condition d’étranger (2010, Paris). Le livre explore l’expérience même de ceux qui sont désignés du nom d’étranger, relégués au ban du monde social, rendus invisibles juridiquement, politiquement et humainement. Affranchi du mythe de l’exil au sein duquel l’étranger trouverait une liberté souveraine, Dedans, Dehors s’attache à l’expérience de ces étrangers vaincus, rendus invisibles par les chiffres, l’appareil juridico-politique des puissances publiques. La condition d’étranger, qui est celle de vies subalternes, reléguables, désigne ces vies qui ne sont jamais dedans, jamais dehors : vies maintenues à la frontière tout en étant convoquées par la nation (pour un travail, particulièrement).
Nous de devons pas céder à la litanie des frontières territoriales et nationales, et repenser rapidement notre rapport à l’Afrique, l’Asie, l’Amérique du Sud, ... Nous y reviendrons. D’autant qu’à côté de ces frontières, il en existe d’autres non moins dangereuses : les frontières culturelles, symboliques, ... sur lesquelles nous ne cessons d’intervenir.
NB : Le Spectateur européen accueille deux nouveaux membres actifs, notamment pour les traductions des textes : Dwight Dolin-Dolci et Lorenzo Guicciardini.