20080105

Sociologie de l’Europe



Valeurs et cultures en Europe,
Olivier Galland et Yannick Lemel,
Collection Repères, La Découverte,
2007. 
 



Fruit d'une nouvelle négociation, imposée après le rejet de la constitution européenne par un certain nombre de membres de l'Union, le Traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007 dote l'Europe d'institutions plus fortes que celles promues par le Traité de Nice signé le 26 février 2001. Une anecdote révèle toutefois que cette décision ne rend évidemment pas compte de l'unanimité que l'on pouvait attendre de cette renégociation. Le Premier ministre britannique, Gordon Brown, en effet, après être arrivé en retard à la cérémonie de signature du traité, n'a pas figuré sur la « photo de famille », réunissant traditionnellement les chefs d'Etats et chefs de gouvernements après la signature de tels accords. Ce retard, manifestement symbolique, ne souligne-t-il pas les différentes perceptions du projet européen que développent les différents Etats de l'Union. Ne relève-il pas simultanément d'approches culturelles extrêmement différentes ?
Dans l'ouvrage que nous commentons ci-dessous, Olivier Galland, sociologue, directeur de recherche au CNRS, et Yannick Lemel, inspecteur général de l'Insee, s'interrogent sur l'hétérogénéité de ces cultures à l'échelle de l'Union. Leur ouvrage, Valeurs et cultures en Europe, propose une synthèse de connaissances anthropologiques et sociologiques portant sur les fondements culturels et la diversité des valeurs des Européens.
Se déployant sur une centaine de pages, cet ouvrage, destiné au public étudiant ou aux pédagogues, est composé de six parties auxquelles s'associent une introduction, une conclusion et enfin une bibliographie.
La première partie, intitulée « La longue durée. L'aire culturelle européenne » s'attache à l'incertitude portant sur les limites géographiques de ce territoire, puis aux certitudes des historiens « civilisationnistes », et se termine par l'examen des traits fondamentaux de la culture européenne.
La seconde, « Croyances et pratiques religieuses », met en évidence les origines, puis la mosaïque, religieuses des croyances répandues en Europe, pour s'achever sur la sécularisation et le retour du religieux de nos jours.
La troisième, « Valeurs de la vie quotidienne », présente les valeurs familiales, les modèles d'interaction du quotidien puis le rapport au travail tel qu'il est vécu par les Européens.
La quatrième, « Cultures civiques et attitudes collectives », s'attache, dans un premier temps, aux systèmes politiques ; dans un second temps, aux solidarités collectives et types d'Etat-providence et enfin aux engagements collectifs présents en Europe.
La cinquième partie, « Diversité territoriale des systèmes de valeurs en Europe », présente les différentes aires culturelles existantes en Europe, en s'attachant plus précisément aux diversités régionales et enfin aux diasporas et sous-cultures minoritaires.
La sixième et dernière partie, consacrée aux « Appartenances sociales et spécificités nationales dans l'Europe actuelle », met en évidence, dans un premier temps, les cultures de classes puis les déterminants individuels et appartenances nationales dans les orientations de valeur. Enfin les auteurs s'interrogent sur l'homogénéisation culturelle en Europe.
On entrevoit, dans ce descriptif, l'ampleur de la tâche du lecteur : celle de dégager un fil directeur de cet ensemble de données. En effet, il paraît difficile, compte tenu de la richesse de la table des matières et de l'abondance bibliographique, de dégager immédiatement un axe unique présidant à la rédaction de l'ouvrage. D'ailleurs, on peut s'interroger sur l'existence même de cet axe, dans la mesure où les auteurs se contentent d'établir un parallèle entre ces différences culturelles sans jamais se soucier de leur connexion, quelle que soit la manière de poser le problème de cette articulation. C'est donc le lecteur, à condition d'exercer son esprit de synthèse, qui est invité à prendre du recul par soi-même afin de ne pas s'égarer dans l'avalanche d'informations présentées. L'ouvrage propose de ce fait d'en appeler au lecteur. Et le travail de ce dernier doit consister à relier les sujets abordées par les auteurs, en vue peut être de trouver des points de jonction entre les différents registres de données.
Sur un des thèmes, d'ailleurs, évoqué dans le dernier chapitre de l'ouvrage, il est possible de tenter de comprendre les difficultés réelles éprouvées par les auteurs pour penser la connexion de cette pluralité culturelle, et pour comprendre et justifier les raisons pour lesquelles il appartient au lecteur de travailler à dégager une perspective globale.
Portant sur l'homogénéisation culturelle, le dernier chapitre de l'ouvrage en effet paraît entrer en contradiction avec le titre proposé de l'ouvrage. Ne remarquons-nous pas d'emblée que « valeurs » et « cultures » en Europe sont toujours traitées au pluriel ? Chaque pays est présenté en position d'héritier vis-à-vis de sa propre culture, de sa famille culturelle. Autrement dit les pays sont appuyés par les auteurs sur le legs d'un passé sacralisé. De ce fait, penser une unification de ces valeurs devient une tâche complexe.
Ne convient-il pas, désormais, de s'interroger sur l'unification européenne, fût-elle culturelle, en pensant plus fermement la confrontation de ces cultures, sans chercher à les mettre en liaison les unes par rapport aux autres, à partir d'un simple parallélisme ? Il nous semble que les auteurs, tout en nous proposant une table des matières abondante et riche en déterminations, ne procèdent qu'à une description détaillée des cultures européennes, en les laissant à l'état de cultures juxtaposées. D'une certaine façon, les auteurs parlent d' « aire méditerranéenne » d' « aire scandinave », … en les séparant de manière, au point qu'on ne voit plus ensuite comment réfléchir à une connexion, si une telle connexion existe, et encore moins comment poser le problème de la formation d'une culture européenne, fût-elle contradictoire, ou traversée de confrontations.
Certes, les deux auteurs étant des sociologues, il n'est pas habituellement de leur rôle de théoriser le problème de l'unité et d'envisager de poser les bases pratiques d'une telle politique. Ils font déjà un travail hors du commun en dépassant la tradition sociologique qui attache une importance bien trop grande au cadre national. Cela explique sans doute les difficultés éprouvées à penser l'unité européenne dans le contexte de cet ouvrage. Au demeurant, pour y arriver, il faut dépasser le cadre national, mais surtout concevoir un principe à partir duquel la penser, qu'on se place sur le plan scientifique de la sociologie ou sur le plan politique, voire philosophique.
Cet ouvrage nous donne les moyens de réfléchir ce problème. Les auteurs ne cessent de soulever les hypothèses envisageables : une pensée de l'unité-homogénéité, une pensée de l'unité sans homogénéité, une pensée de l'unité dans la diversité, une pensée de l'unité par la diversité, une pensée de l'unité par la traductibilité, ou une pensée de l'association sans transformation. Nous nous retrouvons là face à un problème classique, du point de vue conceptuel : celui des rapports entre l'unité et le divers. Il peut se formuler ainsi : le divers doit-il être écrasé par l'unité pour qu'elle puisse s'épanouir, le divers doit-il être intégré à l'unité comme son contenu maîtrisé, le divers doit-il faire l'objet d'une simple somme surmontée par une unité transcendante, le divers doit-il être mis en mouvement pour trouver en lui-même les ressources d'une unification, … ?
L'expérience européenne, fort bien retransmise sur certaines pages de l'ouvrage, a permis de mettre au jour une grande partie de ces expériences des rapports unité-divers.
Lorsque l'unité est posée de l'extérieur, elle cherche à se préserver malgré la rencontre du divers, autrement dit elle recherche l'homogénéité et supprime le divers tout en feignant de le reconnaître. Au mieux, il est conçu comme stade ou étape du développement de l'unité. Les régimes politiques qui prônent ce type de relation entre l'unité et le divers sont connus. Ils posent une conception unitaire du développement de la cité, voire de l'humanité. L'unité doit bien gommer le divers pour exister.
Lorsque l'unité se pose de l'intérieur, à partir d'une diversité, elle peut être le fait d'une culture qui, se considérant comme supérieure aux autres, cherche à les dominer. Il s'agit, pour cette culture dominante d'adopter une politique d'assimilation qui repose sur un ethnocentrisme et de transformer la diversité progressivement en une unité homogène.
Enfin, pour réduire les modèles de réflexion à l'essentiel, il est possible de poser le problème de l'unité tout autrement. Il s'agit sans doute de la forme d'unité la plus intéressante. Les cultures entrent alors en conflit, se confrontent dans l'optique de créer un accord. C'est le divers qui fabrique alors l'unité, sans pour autant dissoudre la diversité des cultures. Et l'unité est le divers même mais consenti et agencé.
Est-ce le cas de l'Union européenne, dès lors qu'elle cherche à surmonter les oppositions entre Etats-nations et à mettre en jeu les cultures ? Encore faudrait-il poser ici la question de savoir quel type d'Etat s'est constitué sous le terme d'Union européenne ?
Au terme de la lecture de cet ouvrage, le lecteur ne peut se départir de l'obligation de réfléchir à une conception plus dynamique des rapports entre les cultures en Europe. Deux obstacles à cela : celui de l'unité imposée, et celui du seul constat de la diversité.
Après tout, la véritable identité culturelle européenne ne consisterait-elle pas en sa pluralité ? Mais alors que faisons-nous des demandes d'adhésion de plus en plus nombreuses, refoulées pour des raisons plus ou moins avouables ? Par exemple, le cas de la Turquie ?

Kerim Uster, étudiant en Droit.