Il faut revenir sur ce point à l’occasion de la réaction européenne aux attentats de Paris. Culture européenne : qu’est-ce à dire ?
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Cette expression prend un sens différent dans les deux questions suivantes : - existe-t-il une culture spécifique à l’espace géographique européen (de la même manière que l’on parle de « culture occidentale ») ? ; - existe-t-il une doctrine des institutions européennes (UE) portant sur la construction d’une culture européenne (officielle) ?
Définir précisément l’esprit d'une culture européenne reste une gageure. Regardant vers le passé, chaque nation évoque les références qui lui plaisent, le plus souvent par ethnocentrisme*. Ouvrant sur l’avenir, nul ne peut préciser ce qui adviendra en dehors de quelques souhaits. Bref, tant qu’on confond « culture »* et « identité »*, on ne peut tomber que dans des impasses. Car, l’Europe culturelle est d’abord multiple et ouverte. Certes, si l’Europe intellectuelle s’est, il est vrai, longtemps baignée dans le monolinguisme (le latin du Moyen Âge), mais aussi dans l’ignorance d’être soi-même une culture parmi d’autres (préjugé eurocentrique), elle a aussi participé à la promotion d'échanges intellectuels par traduction* et de valeurs* universelles (les Droits de l’humain). Le travail de générations d’anthropologues et le décentrement historique qui a infligé une blessure narcissique majeure à l’Occident, ont, de surcroît, ouvert, de nos jours, l’esprit européen à sa propre diversité.
L’écrivain George Steiner (1929-2012), par exemple, parle de la culture européenne en termes de « double héritage d’Athènes et de Jérusalem », de l’entrelacement « des doctrines et de l’histoire du christianisme occidental ». Mais à y regarder de près, ce soi-disant héritage – la Grèce, berceau de notre civilisation, le monothéisme fondateur,… - est plus trouble qu’il ne le croit puisque, pour ce qui relève de l’esprit grec, sa transmission* passe par le monde arabe et un monde musulman se réclamant aussi d’Abraham. Ce qui, à tout le moins, élargit déjà les références envisageables. Et, n’en déplaise à certains, les grandes références de la culture européenne puisent aussi aux sources des empires Ottoman et Byzantin, comme elles intègrent les athéismes, les philosophies des Lumières répandues en Europe au XVIIIe siècle, et les manières européennes de se rapporter aux autres cultures (exclusion, colonisation*, muséification*, rencontres,...).
De toute manière, si la culture doit apparaître comme un ciment possible d’un projet civilisationnel* ouvert et accueillant, alors elle doit moins être définie par un passé que chacun réclame identitaire et monolingue que par un futur à construire. Il n’est donc pas de modèle possible et déposé de « culture européenne ». Tout au plus un cheminement fragile et incertain, l’expression d’une critique* constante de soi et de la recherche d’alternatives nombreuses, l’idéal d’une Europe plurielle et ouverte sur le monde au-delà de ses frontières.
En ce qui regarde le second sens - institutionnel - l’idée d’une « culture européenne » est encore jeune. Elle n’existe que depuis 1992 – le Traité de Maastricht – qui pose les bases légales de la mise en place de programmes culturels européens. Mais, d’une part, l’Union ne peut intervenir dans ce domaine que par défaut du principe de subsidiarité (réservant à chaque nation constituante le soin de légiférer sur ce point) ; ne peut être accompli à l’échelle de l’Europe que ce qui ne peut se réaliser à l’échelle nationale, l’Union dépensant seulement 34 millions d’euros (2013) par an pour son programme culturel, soit à peine 0,03 % de son budget total, ou sept centimes par citoyen ! D’autre part, il serait nécessaire de définir ce qu’on cherche par là : une seule culture homogène malgré les différences ? L’instauration (la facilitation) d’interactions préservant la diversité et l'échange* ?
Cf. Jacques Derrida, L'autre cap, Paris, Minuit, 1991 ; Etienne Balibar, Europe, Constitution, Frontière, Paris, éditions du Passant, 2013.