20110104

Achille et ses larmes

L’Europe et le regard sur ses héros.
----------------------------------------------------------------------------------


Les héros de l’Iliade, en particulier, sont très souvent présentés en larmes, en proie au chagrin, à la douleur. Les pleurs d’Achille, au même titre que ses exploits guerriers, traversent le poème, de sa première à sa dernière apparition. Quand il ne combat pas, il pleure. Quel travail de civilisation a été opéré pour bloquer les larmes chez les hommes, comme s’il leur était « naturel » de ne jamais pleurer ? Nous interdisons désormais les larmes aux petits garçons, et nous voyons dans un homme en sanglots comme la négation des valeurs viriles. Nos langues ont d’ailleurs des mots très durs pour les hommes qui pleurent. Indécence, croit-on souvent ! L’auteure du livre dont nous rendons compte s’attache à relire cette histoire à partir de l’Iliade.
 ----------------------------------------------------------------------------------
            Homer hat nicht nur Iliade geschrieben. Er hat auch viele Helden geschafft. Ist es aber möglich dass Achille, u.a., weint ? Mit ihrer neuesten Arbeit, praesentiert Frau Hélène Monsacré seine letzte Werk.  Man vergisst ja leicht, dass Achille vospielt etwas zu uns. Er offenbart sich als Energie, aber er überrascht uns mit seinen Tränen. Ähnlich wie Weibe erlebt Achille sichereres Körpergefühl und damit auch Wahnsinn. Da geht es Helden nicht anders als Frauen. Es ist ernster geworden im Leben der Helden, und so sind Sie melancholisch, manchmal morbide. Wilkommen zurück !
 ----------------------------------------------------------------------------------
The heroes in the Iliad are often represented in tears, tormented, in pain.  Achilles’ tears, to the same extent as his military exploits, are present throughout the poem from his first to his last appearance.  How has civilisation so effectively blocked men’s tears, as if it were “natural” for men not to cry?  We reprimand little boys that cry, and a weeping man is seen as the negation of virility.  We are often very harsh with crying men, considering it often indecent.  The author we consider today retraces this evolution, taking the Iliad as her starting point.
----------------------------------------------------------------------------------
            Gli eroi del Iliade, in particolare, sono spesso rappresentati in lacrime, in preda al dolore. I pianti di Achille sono visti da pertutto nel poema epico di Omero, quanto sono rappresentate le sue imprese bellicose. Quando non combatte, piange. Che lavoro di civiltà è stato creato per bloccare le lacrime dei uomini, come se fosse “naturale” di mai piangere ? Noi impediamo ormai le lacrime a piccoli maschi, e vediamo un uomo in singhiozzi come una negazione della sua virilità. Le nostre lingue hanno persino delle parole molto dure per gli uomini che piangono. Indecenza, come spesso si crede ! L’autore del libro che stiamo riportando tenta di leggere questa storia da l’Iliade.
 ----------------------------------------------------------------------------------
L’Iliade’ın kahramanları çoğu zaman gözyaşı dökerken, acı çekerken sunuluyor. Achille’ın savaş başarılarının yanı sıra gözyaşları da çok meşurdur. Öyle ki, kendisi savaşmayınca daima ağlar. Bizim medeniyetimizde ise erkeklerin gözyaşı dökmesi « erkekliğe » aykırı bir tavır olarak nitelendirilir. Zira, ağlayan bir erkek için kullanılan sözler genelikle çok ağır sözler olur. Bu kitap sayesinde yazar medeniyetimizdeki bir takım değeleri tekrar gözden geçirmemizi sağlıyor.
 ----------------------------------------------------------------------------------

            Le travail sur les légendes constitutives du fond dans lequel les hommes politiques puisent à plus ou moins juste titre des ressources pour des célébrations européennes est loin d’être achevé. La relecture des légendes ne se contente pas de mettre en question des croyances et des interprétations, elle met souvent au jour des pans oubliés de ces textes ou de ce fond. Un ouvrage récent nous met d’ailleurs face à une nouvelle compréhension de certains personnages. Hélène Monsacré, en effet, dans Les Larmes d’Achille, Héros, femme et souffrance chez Homère (Paris, Le Félin, 2009), nous pousse à nous demander à la fois ce qu’est l’énergie virile des héros et comment nous en sommes venus à rejeter les larmes dans la sphère de la passivité féminine.
            Quelques siècles de « civilisation » ont, manifestement, bloqué les larmes chez les hommes, comme s’il leur était « naturel » de ne jamais pleurer. Nous interdisons d’ailleurs les larmes aux petits garçons, et nous voyons dans un homme en sanglots comme la négation des valeurs viriles. Nos langues ont d’ailleurs des mots très durs pour les hommes qui pleurent. Indécence, croit-on souvent !
            Mais qui a retenu qu’au seuil de l’histoire et de la littérature de l’Occident, un immense poème, l’Iliade, raconte les exploits en même temps que les pleurs des héros de la guerre de Troie ? Qui sait encore que dans ce poème, Achille exhibe sa force en même temps que ses larmes ? En un mot, le légendaire grec nous permet ou nous oblige à concevoir l’idée d’une sensibilité masculine héroïque.
            L’auteure de l’ouvrage, en se fondant sur cette distinction, élabore un subtil système de questionnement du texte grec. « La constatation d’un écart entre le système de valeurs de la Grèce classique, qui interdit les larmes aux hommes, et la morale homérique, qui commande aux héros de l’Iliade d’exprimer leur douleur avec une violence parallèle à celle qui les anime sur le champ de bataille, amène à s’interroger sur une forme d’expression codifiée des sentiments, la souffrance héroïque dans l’Iliade ».
            Plus largement, ce système de question a des répercussions de type civilisationnel, à la manière de Norbert Elias : « Depuis quand les hommes et non les femmes ne pleurent-ils plus ? Pourquoi la sensibilité est-elle, à un moment , retournée en « sensiblerie » ? ».
            En un premier temps, l’auteure de cet ouvrage comptait dresser la carte du système de répartition des valeurs masculines et féminines, dans l’épopée homérique. Elle voulait ainsi mettre au jour les pôles de référence, mais aussi les jeux d’interférences entre ces pôles, et les transgressions possibles, en maintenant, cependant, les différents codes sexués, y compris ceux des valeurs épiques.
            Mais, au fur et à mesure que son travail avançait, elle s’est aperçue que le poids des idées modernes sur la distribution des rôles entre hommes et femmes l’avait conduite à écarter de la figure héroïque mâle la faculté de pleurer.
            Ayant donc repris l’affaire en main, et ayant réinterrogé ses propres présupposés, l’auteure est revenue sur les oppositions binaires telles que nous les voyons. Elle a fait jouer avec plus de précision les oppositions, interférences et brouillages du masculin et du féminin dans le monde de la Grèce archaïque. Les héros de l’Iliade, en particulier, sont très souvent présentés en larmes, en proie au chagrin, à la douleur. Les pleurs d’Achille, au même titre que ses exploits guerriers, traversent le poème, de sa première à sa dernière apparition. Quand il ne combat pas, il pleure.
            Pierre Vidal-Naquet, qui signe l’avant-propos de l’ouvrage, n’a pas tort de remarquer que l’émergence en Europe contemporaine du mouvement féministe n’est pas sans avoir eu des conséquences sur les clichés avec lesquels nous lisions jusqu’alors bons nombres de mœurs. Et il ajoute à cela que c’est bien à une femme que nous devons l’ouvrage dont nous parlons.
            Revenons alors à Achille. Il résume effectivement en lui les principales qualités héroïques qui sont accordées de façon singulière aux héros. Il est la beauté, la force, et l’excellence tout à la fois, ce que ne cesse de rappeler Thétis, sa mère. Mais il est aussi, du poème, la figure la plus douloureuse. Mais, simultanément, l’Achille héroïque ne peut qu’avoir partie liée avec les larmes, sa destinée est malheureuse, et il connaît la douleur. Etudier l’expression de sa souffrance dans l’Iliade, devenait donc nécessaire. Toute laisse alors à penser que pour un héros épique, pleurer n’est pas simplement exprimer un désarroi momentané, mais relève bien plus d’un comportement constitutif de sa nature.
            Evidemment, la présentation d’Achille est nécessairement différentielle. Le personnage d’Achille prend aussi son sens de sa différence avec la fermeté d’Hector et la lâcheté de Pâris. Ce n’est pas rien de remarquer combien les compétences guerrières font l’objet du soin de Homère. Mais ce n’est pas pour rien non plus qu’Achille se désespère de la mort de Patrocle.
            De là, les larmes, qui ont bien sûr aussi leur espace féminin, mais qui trouvent en Achille leur héros masculin, donnant ainsi aux larmes des significations particulières. D’autant que, remarque l’auteure, lorsqu’il pleure, le héros est tout à sa douleur, comme si elle l’isolait pour un temps du reste de la vie. Il va tout au bout de sa peine pour pouvoir s’en libérer. Mieux même : tout entier habité par son désir de larmes, il s’en rassasie.
Et en fin de compte, au plus profond des larmes, Achille n’en est que mieux le héros qu’il a à être.

Ch.R.