Depuis 1959, la France s’est dotée d’un ministère de la Culture. On peut discuter le bien fondé de cette instauration, il n’empêche, elle a fait tâche d’huile. Et ceci sous deux formes : sous celle de la création de ministères dans d’autres pays ; sous celle de l’expansion de politiques publiques culturelles. Du point de vue européen qui est le nôtre, ce constat appelle deux réflexions. La première doit porter sur la nécessité d’enquêter, dès maintenant, dans chaque pays européen, sur l’existence ou non d’un tel ministère, afin de dresser un état des lieux comparatif. L’intérêt de ce type de recherche est de répertorier les institutions semblables, et de mesure les écarts dans les actions entreprises. La seconde doit porter, cette fois, sur la nécessité ou non de dépasser ces institutions culturelles nationales en une institution internationale, ici européenne. En 2009, un colloque assez ample a réuni sous l’égide du comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication, français, un certain nombre de chercheurs. L’objet ? Approfondir l’histoire de ce ministère, créé par et pour André Malraux (1959). Les premières interventions à ce colloque ont déjà fait l’objet d’un ouvrage - Cinquante ans après. Culture, politique et politiques culturelles, Elie Barnavie et Maryvonne de Saint Pulgent (dir.), Paris, La Documentation française, 2011. Mais voici qu’un autre volume est publié, qui rejoint nos préoccupations : Philippe Poirrier (dir.), Pour une histoire des politiques culturelles dans le monde, 1945-2011, Paris, La Documentation française, 2012. Désormais, il s’agit d’enrichir et de détailler, grâce à des études de cas et d’autres témoignages recueillis durant le même colloque, la perspective générale de l’existence de politiques culturelles dans le monde. En effet, à l’époque même de ce colloque, de nombreux chercheurs venus de pays étrangers ont accepté aussi de discuter de leur expérience propre, et ont présenté en séances des monographies nationales, plus ou moins amples, et en tout cas attachées à préciser si un tel ministère avait pris corps dans le pays et si des politiques publiques y étaient conduites. L’intérêt de ce nouvel ensemble éditorial, qui rend ces interventions publiques, est de saisir les principales évolutions qui, nous indique-t-on dans l’Avant-propos, « depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ont caractérisé le renforcement des politiques publiques de la culture ». Ceci ne s’entend, d’ailleurs, que si l’on admet que les politiques culturelles ont pour ambition de construire ou reconstruire les identités nationales ; et si l’on admet parallèlement que par « politiques culturelles », il convient d’entendre les interventions des divers avatars de l’Etat dans le domaine de la production, de la diffusion et de la consommation de biens symboliquement matériels et immatériels (Laurent Martin). Une réflexion globale avant de revenir sur le détail des interventions : s’il rassemble sur un même rayon de bibliothèque cet ouvrage présenté ici, le précédent cité ci-dessus, ainsi que L’histoire culturelle du contemporain (Paris, Nouveau Monde, 2005), Dix ans d’histoire culturelle (Evelyne Cohen, Pascale Goetschel, Laurent martin, Pascal Ory (dir.), Paris, Presses de l’enssib, 2011), et le Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine (dir. Christian Delporte, Jean-Yves Mollier, Jean-François Sirinelli, Paris, Puf, 2010), le lecteur a à sa disposition, pour consultations fréquentes, un riche ensemble de propos susceptible de l’aider à comprendre le fonctionnement des politiques publiques de la culture étroitement liées, c’est évident, à la consolidation des Etats nations, après la Seconde Guerre mondiale, et les conditions qui sont faites à la culture en Europe. Mais il est clair qu’avec ce dernier volume, ici présenté, le rayon des lectures indispensables prend de l’ampleur. Un pas de plus, et le lecteur pourrait disposer d’une histoire de la politique culturelle en (ou plutôt de l’) Europe, un ouvrage encore dans les limbes, mais qu’il conviendra bientôt d’ajouter aux précédents, si jamais une telle initiative était prise par des chercheurs, et si cet objet prenait réellement corps dans la réalité. Le Conseil de l’Europe a tendu des perches en ce sens, il nous faut le souligner. Il a lancé en ce sens un programme de recherche action en 1986 et 1998, dont nous attendons les résultats. L’Observatoire des politiques culturelles de Grenoble n’est pas sans avoir lui non plus déjà sensibilisé son public à la dimension comparée des politiques culturelles. Ici, donc, s’agissant très nettement de l’élaboration d’une démarche comparative il fallait tenter d’intégrer dans le volume la plus grande part des politiques nationales mais aussi celles des institutions internationales et transnationales. Il reste que cela ne pouvait exclure une difficulté nouvelle présentée désormais par le contexte de globalisation qui est le nôtre et qui rend possible l’émergence de nouvelles normes de politiques publiques, voire, comme l’annonce déjà un titre d’ouvrage : La fin des cultures nationales (Lluis Bonet et Emmanuel Négrier (dir.), Paris, La Découverte, 2008). Cela dit, prendre en compte chacune de ces dimensions nationales, cela revient aussi à saisir une diversité d’approches de la question, certains pays instrumentalisant la culture, d’autres refusant la création d’un tel ministère de la culture, les troisièmes se contentant de favoriser l’émergence de Fondations culturelles, les autres encore préférant la formule ministérielle dispersée (caractéristique aussi, en France, de la séparation de la culture scientifique et de la culture artistique réfugiées chacune dans un ministère différent). Les architectures administratives ne sont donc pas identiques, mais les projets aussi diffèrent. Interventions publiques et initiatives privées se côtoient ou se composent, ou encore se réfutent. Les objectifs se recoupent aussi, mais parfois ils se confrontent vivement : démocratisation de la culture ne rime pas nécessairement avec soutien à la création, rayonnement national ne fait pas toujours bon ménage avec défense de la diversité culturelle, ... La richesse thématique et politique de cet ouvrage est telle, concernant l’exposé des politiques publiques de la culture d’un pays à l’autre, que nous ne pouvons dans un compte rendu du type présenté ici rassembler tout ce que nous pouvons en tirer. Nous allons donc nous borner à attirer le lecteur vers cet ouvrage en présentant quelques éléments clefs des propos tenus pas les chercheurs. Tout d’abord, quelques réflexions sur les politiques culturelles en question, du moins sur quelques traits dont nous cru pouvoir observer qu’ils étaient communs aux différentes institutions nationales : La lecture de l’ouvrage révèle clairement qu’une longue tradition faisait auparavant dépendre, dans de nombreux pays, la culture des ministères de l’intérieur. Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour voir se dégager, et d’ailleurs par surprise en France, l’idée même d’un ministère spécialement dévoué à cette cause. Sachant que, par la suite, la « sortie » des configurations fascistes (Espagne, Portugal) et la reconquête de la démocratie, ou l’extraction des configurations « soviétiques » (RDA, Bulgarie) et de l’effondrement du communisme d’Etat, ont pris du temps, la question de tels ministères de la culture a mis non moins longtemps à s’établir et à se concrétiser. Il n’empêche, dans tous les cas, poser officiellement la question de l’existence ou non de politiques publiques de la culture dépend de la capacité d’une société à donner un sens public au terme « culture », non sans l’assortir d’une signification en rapport avec une laïcisation de la culture, elle dépend aussi d’une attention portée à la formation générale de la population, et de la reconnaissance de l’art comme sphère autonome. En un mot, sécularisation et publicisation sont les deux déterminations à partir desquelles ces politiques se sont élaborées, depuis 1945. Une fois le principe établi (et le projet d’une institution), qu’il se traduise ou non par l’instauration d’un ministère – et au passage, lorsqu’un tel ministère se crée, il faut encore le nommer, et l’affaire n’est pas mince comme le montrent les différents articles (ministère de la culture (France, Danemark), ministère d’Etat pour les affaires de la culture et des médias (Allemagne), ministère des affaires culturelles (Belgique), ministère de la promotion des savoirs (Bulgarie), ministère pour les biens culturels (Espagne), …) – chacun se pose la question de savoir s’il convient, à travers cette institution, de conduire une politique de prestige ou de déployer un nouvel ancrage social de la culture. L’option est évidemment très différente. Dans tous les cas, cependant, et là encore, la politique en question se livre sous deux angles : une politique des bâtiments (des lieux disponibles pour la culture), contribuant à étendre un type de maillage du territoire (exemple paradigmatique : les maisons de la culture) ; une politique de la production culturelle que la plupart des pays souhaite pluraliste, seule la Belgique, si nous avons bien lu, acceptant de prévoir que ces institutions culturelles se livrent à « l’analyse critique de la société et la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives, le développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits sociaux, culturels, environnementaux et économiques ». Au-delà de ces éléments qui nous paraissent plutôt communs à l’ensemble des propositions ministérielles découvertes dans cet ouvrage (le classement des articles étant organisé en fonction de l’ordre alphabétique par nom de pays : Allemagne, Australie, Belgique, Danemark, Espagne,… jusqu’à Suède et Suisse), il faut signaler que chaque chapitre du livre développe abondamment les politiques choisies par le pays de référence. Nous ne rendons pas compte ici de ces « détails » forts importants et bien mis en valeur. Des traits distinctifs apparaissent alors qui prennent sens au sein d’une histoire nationale variant à chaque fois (et conditionnée pour les uns par les défaites et la réunification, pour les autres par l’héritage autoritaire compensé par l’ouverture sur le monde latino-américain, pour les derniers par la ratification de la Convention Internationale pour la protection des artistes, ...). Il reste qu’on peut regretter de ne pas voir se dessiner, grâce à un article au moins, soit les linéaments d’une politique mondiale de la culture (Unesco à tout le moins), soit une politique européenne de la culture, nous y revenons. Les convergences européennes sont évidentes dès lors qu’on lit dans l’ouvrage les rapports concernant chaque pays de cet espace, considéré dans les années récentes. Mais suffisent-elles à définir du commun à cette échelle. Une politique culturelle européenne (étatique et administrative) se dessine-t-elle ? Il eut sans doute été bon de le préciser, dans cet ouvrage, même si on peut en trouver les éléments répandus dans d’autres livres. Il revient à Pierre-Michel Menger de conclure ce volume. En substance, l’auteur évoque d’abord le lien entre ces politiques publiques de la culture et l’histoire de la construction de l’Etat-providence. Il note par conséquent des trajectoires similaires dans les pays concernés. En revanche, la comparaison, affirme-t-il, souligne des différences plus visibles dans la mise en œuvre des choix d’organisation : centralisation ou déconcentration ou véritable régionalisation (avec organisation fédérale). Il observe ensuite que ces questions de politiques culturelles se nouent presque toujours autour d’une définition de la culture homogène, identifiée le plus souvent à la culture savante, à ses hiérarchies, ses classements, ses principes de renouvellement ou de décantation sélective. Longtemps, chacun le sait, la culture fut chargée de symboliser une identité nationale, même si, à d’autres égards, elle prétendait aussi incarner des valeurs universelles. Mais progressivement, en se développant, l’action publique est prise en tenailles. D’un côté, sa dynamique est celle de la différenciation des actions : soutien plus direct à la modernité artistique, programmes plus systématiques d’aide à la création et de rénovation du patrimoine artistique et culturel ; de l’autre côté, la conception plurielle de la culturel (liée simultanément à la différenciation territoriale de l’action publique). Au fil du temps, la définition même de la culture se transforme. Pierre-Michel Menger revient en effet sur l’opposition classique mais répétitive entre la culture conçue comme ou identifiée à la culture savante et la culture au sens anthropologique et relativiste. L’enjeu, entre autres, est de savoir comment et si on inclut la question des industries culturelles dans la sphère des politiques publiques. Les pays nordiques, faut-il le rappeler, demeurent très attachés à une philosophie de la démarchandisation de la culture et des biens publics. Reste évidemment la question centrale désormais des politiques culturelles à reconfigurer à l’aune de la reconnaissance du multiculturalisme, et de la promotion des industries dites créatives. Il semble sur ce plan que, parmi les « ministères » de la Culture seul le ministère britannique ait pris la mesure de l’ampleur du phénomène. Maintenant, et pour ne pas terminer sur une note joyeuse, il importe de renouer avec une question d’actualité à traiter dans un ouvrage futur : celle de savoir si ces politiques publiques de la culture vont résister à la « crise » en cours, et surtout comment ?