Créons une Académie des Cultures Européennes, ferment d'une fédération politique.
Julia Kristeva.
Quel rôle la culture peut-elle jouer en Europe ?
Une nouvelle surprenante est venue de la place Maïdan : ils aiment l’Europe ! Utopique espoir mercantile contre le despotisme des oligarques corrompus ? Ou fervente appartenance aux « valeurs européennes » ? Lesquelles ?
Aujourd’hui experte en célébrations patrimoniales, l’Europe n’avait pas inscrit la culture dans le traité de Rome. Et les techniciens de l’UE ne semblent pas s’apercevoir qu’une culture européenne existe, bouquet des cultures et des langues nationales, mais aussi transversale à cette pluralité. Elle n’est pas seulement un sinistre reliquat de l’Inquisition, du colonialisme et de la Shoah. Une histoire de luttes émancipatrices et de résistances nous précède, tel un horizon fédérateur dans lequel se reconnaissent – avec une fierté aussi prudente que blessée – aussi bien le chômeur grec, portugais et italien que le plombier polonais, la blogueuse allemande et le twitteur français. Et les insurgés de Kiev. Indignés par l’abîme qui se creuse entre les contraintes économiques et financières d’un côté et le consentement populaire de l’autre, ils n’ont pas remis en question leur appartenance à la culture européenne, ils « se sentent européens ».
Pour écarter le rejet du politique, quand ce n’est pas la régression suicidaire au nationalisme autistique, la nécessité s’impose d’envisager une profonde mutation du politique. Elle n’est possible qu’à partir de cette vitalité historique qui n’est autre que la mémoire culturelle de notre continent.
Quelle identité ?
Serait-ce parce que l’Europe a succombé à la barbarie jusqu’au crime, mais qu’elle en fait l’analyse mieux que bien d’autres, NOUS sommes à l’heure où il est possible d’assumer le patrimoine européen en le repensant comme un antidote aux crispations identitaires : les nôtres et celles de tous bords.
L’identité mise en question dérive souvent en haine de soi : autodestruction dans laquelle les Français et les Européens aiment à se complaire. Mais cette interrogation permanente peut déboucher aussi sur une identité plurielle.
L’Europe est désormais une entité politique qui parle autant de langues sinon plus qu’elle ne comporte de pays. Le multilinguisme est en train de devenir la langue des Européens : les étudiants qui traversent les frontières avec les bourses Erasmus en sont l’exemple vivant et prometteur. Une nouvelle espèce émerge peu à peu : le citoyen polyglotte d’une Europe plurinationale.
Dépression nationale
Les nations européennes, déprimées comme les individus peuvent l’être, attendent l’Europe, et l’Europe a besoin des cultures nationales valorisées, pour réaliser dans le monde cette diversité culturelle dont nous avons donné le mandat à l’Unesco. La spécificité culturelle des nations est le seul antidote au mal de la banalité, cette nouvelle version de la banalité du mal.
L’humanisme n’est pas une nouvelle religion
L’humanisme est un féminisme ; il est un souci constant pour l’éveil de l’expérience intérieure avec et malgré l’hyperconnexion, pour l’interaction avec la vulnérabilité, pour l’accompagnement de la mortalité ; il propose une morale qui nécessite une réévaluation respectueuse de l’héritage religieux et spirituel.
Constituée depuis deux siècles comme la pointe avancée de la sécularisation, l’Europe humaniste est appelée aujourd’hui à élaborer des passerelles entre les trois monothéismes, et avec les autres religions. Pour ce faire, la tolérance et la fraternité sont nécessaires mais ne suffisent pas. L’humanisme n’est pas l’auberge espagnole de toutes les croyances. À la lumière de la philosophie et des sciences humaines issues de la sécularisation, la laïcité républicaine invite croyants et non-croyants à considérer que si « personne n’est propriétaire de la vérité », il incombe à tous de réévaluer leurs propres idéaux et de dépasser les dogmes meurtriers. Plus encore que les politiques, les intellectuels européens, les artistes et les écrivains portent une lourde responsabilité dans le malaise européen, quand ils sous-estiment ou oublient cette refonte.
Suis-je optimiste, trop optimiste ? Je me définirais plutôt comme une pessimiste énergique. Et je propose un premier pas : mettons en évidence les caractères, l’histoire, les difficultés et les potentialités de la culture européenne, en créant une Académie des cultures européennes. Elle sera le tremplin et le précurseur de la véritable fédération politique.
Julia Kristeva.
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Quel rôle la culture peut-elle jouer en Europe ?
Une nouvelle surprenante est venue de la place Maïdan : ils aiment l’Europe ! Utopique espoir mercantile contre le despotisme des oligarques corrompus ? Ou fervente appartenance aux « valeurs européennes » ? Lesquelles ?
Aujourd’hui experte en célébrations patrimoniales, l’Europe n’avait pas inscrit la culture dans le traité de Rome. Et les techniciens de l’UE ne semblent pas s’apercevoir qu’une culture européenne existe, bouquet des cultures et des langues nationales, mais aussi transversale à cette pluralité. Elle n’est pas seulement un sinistre reliquat de l’Inquisition, du colonialisme et de la Shoah. Une histoire de luttes émancipatrices et de résistances nous précède, tel un horizon fédérateur dans lequel se reconnaissent – avec une fierté aussi prudente que blessée – aussi bien le chômeur grec, portugais et italien que le plombier polonais, la blogueuse allemande et le twitteur français. Et les insurgés de Kiev. Indignés par l’abîme qui se creuse entre les contraintes économiques et financières d’un côté et le consentement populaire de l’autre, ils n’ont pas remis en question leur appartenance à la culture européenne, ils « se sentent européens ».
Pour écarter le rejet du politique, quand ce n’est pas la régression suicidaire au nationalisme autistique, la nécessité s’impose d’envisager une profonde mutation du politique. Elle n’est possible qu’à partir de cette vitalité historique qui n’est autre que la mémoire culturelle de notre continent.
Quelle identité ?
Serait-ce parce que l’Europe a succombé à la barbarie jusqu’au crime, mais qu’elle en fait l’analyse mieux que bien d’autres, NOUS sommes à l’heure où il est possible d’assumer le patrimoine européen en le repensant comme un antidote aux crispations identitaires : les nôtres et celles de tous bords.
L’identité mise en question dérive souvent en haine de soi : autodestruction dans laquelle les Français et les Européens aiment à se complaire. Mais cette interrogation permanente peut déboucher aussi sur une identité plurielle.
L’Europe est désormais une entité politique qui parle autant de langues sinon plus qu’elle ne comporte de pays. Le multilinguisme est en train de devenir la langue des Européens : les étudiants qui traversent les frontières avec les bourses Erasmus en sont l’exemple vivant et prometteur. Une nouvelle espèce émerge peu à peu : le citoyen polyglotte d’une Europe plurinationale.
Dépression nationale
Les nations européennes, déprimées comme les individus peuvent l’être, attendent l’Europe, et l’Europe a besoin des cultures nationales valorisées, pour réaliser dans le monde cette diversité culturelle dont nous avons donné le mandat à l’Unesco. La spécificité culturelle des nations est le seul antidote au mal de la banalité, cette nouvelle version de la banalité du mal.
L’humanisme n’est pas une nouvelle religion
L’humanisme est un féminisme ; il est un souci constant pour l’éveil de l’expérience intérieure avec et malgré l’hyperconnexion, pour l’interaction avec la vulnérabilité, pour l’accompagnement de la mortalité ; il propose une morale qui nécessite une réévaluation respectueuse de l’héritage religieux et spirituel.
Constituée depuis deux siècles comme la pointe avancée de la sécularisation, l’Europe humaniste est appelée aujourd’hui à élaborer des passerelles entre les trois monothéismes, et avec les autres religions. Pour ce faire, la tolérance et la fraternité sont nécessaires mais ne suffisent pas. L’humanisme n’est pas l’auberge espagnole de toutes les croyances. À la lumière de la philosophie et des sciences humaines issues de la sécularisation, la laïcité républicaine invite croyants et non-croyants à considérer que si « personne n’est propriétaire de la vérité », il incombe à tous de réévaluer leurs propres idéaux et de dépasser les dogmes meurtriers. Plus encore que les politiques, les intellectuels européens, les artistes et les écrivains portent une lourde responsabilité dans le malaise européen, quand ils sous-estiment ou oublient cette refonte.
Suis-je optimiste, trop optimiste ? Je me définirais plutôt comme une pessimiste énergique. Et je propose un premier pas : mettons en évidence les caractères, l’histoire, les difficultés et les potentialités de la culture européenne, en créant une Académie des cultures européennes. Elle sera le tremplin et le précurseur de la véritable fédération politique.