Frédéric Darmau
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Le Corbusier,
Une froide vision du monde,
Marc Perelman,
Paris, Michalon,
2015.
Ira-t-on jusqu’à parler des travaux de Le Corbusier en termes d’architecture unidimensionnelle, selon la formule de Herbert Marcuse, à propos de la vie sous le capitalisme ? Ce qui est certain, c’est d’abord que Marc Perelman ne veut pas participer au concert de louange mondial à l’égard de l’architecte et urbaniste, citations bienvenues à l'appui, et repérage exprès aidant, dans la bibliographie abondante consacrée au personnage comme à l'œuvre. Il ne veut pas non plus adhérer à ce qu’il appelle la secte des adorateurs, là encore bien répertoriés dans cet ouvrage. Mais pas plus qu'il ne souhaite porter Le Corbusier au pinacle, pas plus il ne prétend le vouer aux gémonies. Il cherche à déployer un examen critique de l’architecture rassemblée sous ce nom. Il n'en est d'ailleurs pas à son coup d'essai concernant Le Corbusier. En 1986, il a publié un Urbs ex machina, Le Corbusier (le courant froid de l'architecture) (Paris-Lagrasse, Editions de la Passion/Verdier).
La thèse renouvelée désormais par ce dernier ouvrage est celle-ci : Le Corbusier a produit une architecture certes extraordinaire, au sens premier du terme - il est d'ailleurs un maître habile dans les techniques de la construction -, mais qui a surtout ouvert la voie à l’ensemble du Mouvement moderne, en encourageant le déploiement d'un « courant froid » dans l'urbanisme. D’ailleurs, précise-t-il, si on ne déconnecte pas les idées de Le Corbusier de ses travaux, nous y revenons ci-dessous, on saisit fort bien qu’il est l’auteur d’une configuration qui a produit de nombreuses villes désespérantes, toutes constructions qui ne relèvent pas d’une dérive ou d’un excès, mais qui correspondent bien à une vision du monde, propre au « maître », mais répandue ensuite largement par les courants architecturaux et urbanistiques les plus radicaux aujourd’hui. Le projet de Le Corbusier est ainsi décrit comme la visée d’une totalité unifiante, traversée par une idéologie du bonheur qui se satisfait pleinement de ne pas être humaniste, mais plutôt une idéologie froide de la rationalité technique, même si elle est parfois critique vis-à-vis des techniques industrielles. Pierre Francastel, rappelle Perelman, s’en inquiétait en son temps, en parlant d’univers concentrationnaire, et de ghetto, à propos des conceptions de Le Corbusier. Perelman insiste encore plus en donnant de la cohésion aux textes et à l’architecture du maître : une cohésion qui dévoile un architecte très partisane de l’ordre, de la famille et de la hiérarchie ! Thèmes, ajoute-t-il, qui l’auront vite conduit pendant la Seconde Guerre mondiale vers la capitale de la France collaborationniste : Vichy.
L’analyse de l’auteur se veut partiale, dialectique et engagée. Elle ne révèle pas pour autant des choses cachées, le dossier est abondant et documenté depuis longtemps. En revanche, elle redit tout haut, ce que l’on tait habituellement. « Mon souhait, écrit l’auteur, est d’analyser précisément comment Le Corbusier fut politique toute sa vie durant à travers ses projets architecturaux et urbains ». Néanmoins, l'auteur introduit une nuance importante. Il ne s'agit pas pour autant de parler de fascisme à tout propos, encore moins pour la Villa Savoye et pour Chandigarh (chaque réalisation réclamant une étude de son statut, de sa fonction et de son sens). Il se contente de dessiner le projet d'existence cher à Le Corbusier et d'observer comment il se traduit au milieu des contradictions générales de la société de l'époque.
A ce propos, la légende veut que Le Corbusier ait été apolitique. De nombreux articles entretiennent ce mythe. En réalité, montre l'auteur, et au demeurant ce n'est caché pour aucun chercheur, l'architecte n'a jamais été apolitique, ni dégagé des idéologies de son époque. Il existe un nombre important d'articles, de propos signés et tenus par lui dont on ne peut effacer la teneur que par mauvaise foi. L'auteur exhume des articles passablement marqués au sceau d'une extrême droite que Le Corbusier ne cessait de rencontrer, ne serait-ce qu'au travers de ses amitiés assez largement maréchalistes (P. Lamour, H. Lagardelle, P. Winter). Il avait d'ailleurs accepté la mission d'Alger confiée par le Maréchal. Au demeurant, si les propos changent après Guerre, en étant moins directement droitiers, il n'en reste pas moins que, euphémisés, ils restent tendanciellement fondés sur le même accent : la référence à une certaine manière de comprendre le sport, le rapport sport/hygiénisme, les références à la biologie des peuples, la formulation mécanique d'un corps unique, ... tout cet attirail, précise Perleman, se situe dans la continuité d'une thématique déjà présente avant la guerre.
Ce que réussit Perelman, c'est de montrer l'unité (parfois contradictoire) de l'œuvre de Le Corbusier, tant écrite que construire, tant dans ses projets que dans ses réalisations très politiques, en fin de compte, d'un développement de l'existence sociale et politique de chacun en société. L'ouvrage La ville radieuse (mai 1933) est ainsi analysé de près, pour montrer comment son auteur pense, anticipe et projette une vision totalitaire du monde, accompagnée d'un ordre disciplinaire des corps dans une architecture et un urbanisme d'un ordre implacable. Cette ville est conçue à partir du Modulor, affirmant un corps unique (et mâle) dégageant les grandes lignes de conduite d'un urbanisme et d'une architecture uniformisés et unidimensionnels.
Évidemment, après Guerre, on passe l'éponge sur Vichy. Et on n'entendra plus guère parler de certaines archives. Le mythe d'une architecture « neutre » vient recouvrir les consciences. Une série de distinctions vient compléter la perspective : on ne doit pas confondre l'avant et l'après-Guerre, ni les livres et les édifices, ni le pamphlétaire d'avant-Guerre et l'humaniste au grand cœur d'après-Guerre, etc. Or, précisément, Perleman affirme, à l'encontre de ces fantasmes, qu'il faut au contraire répondre par la compréhension et l'analyse dialectique de la profonde unité thématique générale de l'œuvre de Le Corbusier. Il examine donc cette œuvre entière comme une totalité concrète, englobant ses contradictions, mais refusant d'évacuer tel ou tel aspect. Les livres ne sont pas annexes au projet architectural. Ils n'en sont pas non plus une illustration. Mais toutes les productions, livres et bâtiments, se renvoient, se complètent, s'interpellent les uns les autres. Autrement dit, précise l'auteur, « toute l'œuvre système de Le Corbusier se déploie par les contradictions ». Quoi qu'on en pense d'ailleurs, l'architecte fut bien un agitateur d'idées, un leader international courant autour de la planète, un propagandiste acharné de ses idées. Il a voulu être le bienfaiteur de l'humanité, il se sentait inversti d'une mission historique.
D'après Perelman, le modèle de pensée de Le Corbusier pourrait alors ressembler à ceci : la société n'a pas de plan de développement, il faut sauver l'humanité de cette désorganisation. Il compte ainsi œuvrer à l'organisation du monde. Si l'on classe les choses, si l'on met de l'ordre, alors l'humanité jouira de la sérénité et de la liberté. L'objet de la croisade de Le Corbusier se résume à ceci : mettre le monde en ordre. Et qui le mettra en ordre ? Non les politiques, non les citoyens, mais l'architecte. L'architecture constitue le seul antidote au « délabrement » et au « croupissement » de la société. Et Perleman de mettre ainsi au jour le système idéologique de l'architecte.
Et qu'on ne croit pas que ce système soit purement machinique. L'affaire est plus complexe, puisque Le Corbusier condamne la civilisation machinique en voulant lui substituer un aménagement « naturel ». La référence à la nature est constante chez lui. L'architecture imite la nature et se constitue en paysage construit. C'est parce qu'on ne suit pas la nature que les villes sont anarchiques. L'homme n'a pas encore su retrouver un ordre issu de la nature, pourtant limpide et mathématique, dit Le Corbusier (la nature comme res extensa, à la manière de Descartes). Derrière cela, bientôt, le sport et la nature, mais aussi l'hygiénisme.
Le lecteur l'aura compris. L'auteur de cet ouvrage étudie pas à pas cette idéologie architecturale. De la ville radieuse au Modulor, de ce dernier à la place des stades dans la ville, de celle-ci au projet pour Paris, Il détaille les éléments constitutifs d'une pensée qui se heurte certes ensuite à des contradictions dans la ville réelle à construire, mais qui n'en reste pas moins au fondement des grands projets de Le Corbusier.
Une froide vision du monde,
Marc Perelman,
Paris, Michalon,
2015.
Ira-t-on jusqu’à parler des travaux de Le Corbusier en termes d’architecture unidimensionnelle, selon la formule de Herbert Marcuse, à propos de la vie sous le capitalisme ? Ce qui est certain, c’est d’abord que Marc Perelman ne veut pas participer au concert de louange mondial à l’égard de l’architecte et urbaniste, citations bienvenues à l'appui, et repérage exprès aidant, dans la bibliographie abondante consacrée au personnage comme à l'œuvre. Il ne veut pas non plus adhérer à ce qu’il appelle la secte des adorateurs, là encore bien répertoriés dans cet ouvrage. Mais pas plus qu'il ne souhaite porter Le Corbusier au pinacle, pas plus il ne prétend le vouer aux gémonies. Il cherche à déployer un examen critique de l’architecture rassemblée sous ce nom. Il n'en est d'ailleurs pas à son coup d'essai concernant Le Corbusier. En 1986, il a publié un Urbs ex machina, Le Corbusier (le courant froid de l'architecture) (Paris-Lagrasse, Editions de la Passion/Verdier).
La thèse renouvelée désormais par ce dernier ouvrage est celle-ci : Le Corbusier a produit une architecture certes extraordinaire, au sens premier du terme - il est d'ailleurs un maître habile dans les techniques de la construction -, mais qui a surtout ouvert la voie à l’ensemble du Mouvement moderne, en encourageant le déploiement d'un « courant froid » dans l'urbanisme. D’ailleurs, précise-t-il, si on ne déconnecte pas les idées de Le Corbusier de ses travaux, nous y revenons ci-dessous, on saisit fort bien qu’il est l’auteur d’une configuration qui a produit de nombreuses villes désespérantes, toutes constructions qui ne relèvent pas d’une dérive ou d’un excès, mais qui correspondent bien à une vision du monde, propre au « maître », mais répandue ensuite largement par les courants architecturaux et urbanistiques les plus radicaux aujourd’hui. Le projet de Le Corbusier est ainsi décrit comme la visée d’une totalité unifiante, traversée par une idéologie du bonheur qui se satisfait pleinement de ne pas être humaniste, mais plutôt une idéologie froide de la rationalité technique, même si elle est parfois critique vis-à-vis des techniques industrielles. Pierre Francastel, rappelle Perelman, s’en inquiétait en son temps, en parlant d’univers concentrationnaire, et de ghetto, à propos des conceptions de Le Corbusier. Perelman insiste encore plus en donnant de la cohésion aux textes et à l’architecture du maître : une cohésion qui dévoile un architecte très partisane de l’ordre, de la famille et de la hiérarchie ! Thèmes, ajoute-t-il, qui l’auront vite conduit pendant la Seconde Guerre mondiale vers la capitale de la France collaborationniste : Vichy.
L’analyse de l’auteur se veut partiale, dialectique et engagée. Elle ne révèle pas pour autant des choses cachées, le dossier est abondant et documenté depuis longtemps. En revanche, elle redit tout haut, ce que l’on tait habituellement. « Mon souhait, écrit l’auteur, est d’analyser précisément comment Le Corbusier fut politique toute sa vie durant à travers ses projets architecturaux et urbains ». Néanmoins, l'auteur introduit une nuance importante. Il ne s'agit pas pour autant de parler de fascisme à tout propos, encore moins pour la Villa Savoye et pour Chandigarh (chaque réalisation réclamant une étude de son statut, de sa fonction et de son sens). Il se contente de dessiner le projet d'existence cher à Le Corbusier et d'observer comment il se traduit au milieu des contradictions générales de la société de l'époque.
A ce propos, la légende veut que Le Corbusier ait été apolitique. De nombreux articles entretiennent ce mythe. En réalité, montre l'auteur, et au demeurant ce n'est caché pour aucun chercheur, l'architecte n'a jamais été apolitique, ni dégagé des idéologies de son époque. Il existe un nombre important d'articles, de propos signés et tenus par lui dont on ne peut effacer la teneur que par mauvaise foi. L'auteur exhume des articles passablement marqués au sceau d'une extrême droite que Le Corbusier ne cessait de rencontrer, ne serait-ce qu'au travers de ses amitiés assez largement maréchalistes (P. Lamour, H. Lagardelle, P. Winter). Il avait d'ailleurs accepté la mission d'Alger confiée par le Maréchal. Au demeurant, si les propos changent après Guerre, en étant moins directement droitiers, il n'en reste pas moins que, euphémisés, ils restent tendanciellement fondés sur le même accent : la référence à une certaine manière de comprendre le sport, le rapport sport/hygiénisme, les références à la biologie des peuples, la formulation mécanique d'un corps unique, ... tout cet attirail, précise Perleman, se situe dans la continuité d'une thématique déjà présente avant la guerre.
Ce que réussit Perelman, c'est de montrer l'unité (parfois contradictoire) de l'œuvre de Le Corbusier, tant écrite que construire, tant dans ses projets que dans ses réalisations très politiques, en fin de compte, d'un développement de l'existence sociale et politique de chacun en société. L'ouvrage La ville radieuse (mai 1933) est ainsi analysé de près, pour montrer comment son auteur pense, anticipe et projette une vision totalitaire du monde, accompagnée d'un ordre disciplinaire des corps dans une architecture et un urbanisme d'un ordre implacable. Cette ville est conçue à partir du Modulor, affirmant un corps unique (et mâle) dégageant les grandes lignes de conduite d'un urbanisme et d'une architecture uniformisés et unidimensionnels.
Évidemment, après Guerre, on passe l'éponge sur Vichy. Et on n'entendra plus guère parler de certaines archives. Le mythe d'une architecture « neutre » vient recouvrir les consciences. Une série de distinctions vient compléter la perspective : on ne doit pas confondre l'avant et l'après-Guerre, ni les livres et les édifices, ni le pamphlétaire d'avant-Guerre et l'humaniste au grand cœur d'après-Guerre, etc. Or, précisément, Perleman affirme, à l'encontre de ces fantasmes, qu'il faut au contraire répondre par la compréhension et l'analyse dialectique de la profonde unité thématique générale de l'œuvre de Le Corbusier. Il examine donc cette œuvre entière comme une totalité concrète, englobant ses contradictions, mais refusant d'évacuer tel ou tel aspect. Les livres ne sont pas annexes au projet architectural. Ils n'en sont pas non plus une illustration. Mais toutes les productions, livres et bâtiments, se renvoient, se complètent, s'interpellent les uns les autres. Autrement dit, précise l'auteur, « toute l'œuvre système de Le Corbusier se déploie par les contradictions ». Quoi qu'on en pense d'ailleurs, l'architecte fut bien un agitateur d'idées, un leader international courant autour de la planète, un propagandiste acharné de ses idées. Il a voulu être le bienfaiteur de l'humanité, il se sentait inversti d'une mission historique.
D'après Perelman, le modèle de pensée de Le Corbusier pourrait alors ressembler à ceci : la société n'a pas de plan de développement, il faut sauver l'humanité de cette désorganisation. Il compte ainsi œuvrer à l'organisation du monde. Si l'on classe les choses, si l'on met de l'ordre, alors l'humanité jouira de la sérénité et de la liberté. L'objet de la croisade de Le Corbusier se résume à ceci : mettre le monde en ordre. Et qui le mettra en ordre ? Non les politiques, non les citoyens, mais l'architecte. L'architecture constitue le seul antidote au « délabrement » et au « croupissement » de la société. Et Perleman de mettre ainsi au jour le système idéologique de l'architecte.
Et qu'on ne croit pas que ce système soit purement machinique. L'affaire est plus complexe, puisque Le Corbusier condamne la civilisation machinique en voulant lui substituer un aménagement « naturel ». La référence à la nature est constante chez lui. L'architecture imite la nature et se constitue en paysage construit. C'est parce qu'on ne suit pas la nature que les villes sont anarchiques. L'homme n'a pas encore su retrouver un ordre issu de la nature, pourtant limpide et mathématique, dit Le Corbusier (la nature comme res extensa, à la manière de Descartes). Derrière cela, bientôt, le sport et la nature, mais aussi l'hygiénisme.
Le lecteur l'aura compris. L'auteur de cet ouvrage étudie pas à pas cette idéologie architecturale. De la ville radieuse au Modulor, de ce dernier à la place des stades dans la ville, de celle-ci au projet pour Paris, Il détaille les éléments constitutifs d'une pensée qui se heurte certes ensuite à des contradictions dans la ville réelle à construire, mais qui n'en reste pas moins au fondement des grands projets de Le Corbusier.