Les projets in situ de Sylvie Blocher sont destinés à activer une situation, à inverser ou à infléchir le sens d’une histoire qui souvent pèse sur les êtres. Sensible à l’importance de la frontière réelle et symbolique, son projet pour le Jardin des deux rives prend sens dans un passé collectif et familial tout en renvoyant à la dimension contemporaine du rapport à l’autre : celui qui est de l’autre côté ou qui vient d’un autre pays. Ce jardin, inauguré en 2004, a été dessiné par l’agence du paysagiste allemand Rüdiger Brösk. Situé sur les deux berges du Rhin, une rive française et une rive allemande, il unit concrètement deux villes, Strasbourg et Kehl, avec la présence du fleuve. Ce jardin transfrontalier est issu de leur volonté politique pour modifier le vécu de la frontière. (Strasbourg est d’ailleurs le siège du Conseil de l’Europe).
Le projet de Sylvie Blocher intitulé “L’Autre côté” consiste en un ensemble de vastes corolles orangées dispersées près des berges pour que l’on s’y assoit seul ou à plusieurs et que l’on regarde l’autre rive de part et d’autre. Suffisamment hautes, les corolles ou plates-formes font, qu’une fois assis, nos pieds ne touchent plus le sol. Ainsi, nous nous trouvons comme en lévitation. Est-ce pour mieux soupeser le lien et la distance, le présent et l’histoire, soi et l’autre ? Dès le début son projet ne pouvait pas se réaliser sur une seule rive. Il est avec l’Autre. Le texte qu’elle a écrit en 2003 expliquant sa proposition éclaire son contenu.
“L’histoire est banale [écrit Sylvie Blocher dans la présentation de son projet en 2003]. J’aime les frontières. Pourtant je suis toujours suspecte. On me déshabille à Khel et l’on y démonte ma voiture. On m’interroge à Toronto et je dois acheter un permis de travail à Montréal. On me parque à New York, on m’évacue à Alexandrie et l’on m’interroge à Tel Aviv... Rien n’y fait. J’aime les frontières. Le passage est toujours ramené à l’inconnu, à l’autre, à moi, au désir du franchissement. J’aime le moment précis qui précède la séparation et les retrouvailles. La ligne imaginaire entre moi et les autres. La ligne de partage du passage, la fiction et l’imaginaire, cet endroit où l’on est trop près ou trop loin de l’autre. La distance tragique. Là où tout peut arriver, de l’amour au meurtre.
Je regarde l’autre qui est en face de moi, dans ma cuisine, dans ma rue, dans ma vie. L’Autre comme celui que je désire et que j’attends.
Tu viens ?
Je t’attends.
Rarement le même moment. Parfois, on traverse le désir. Enfin ça se croise et ça se touche. Mais l’on n’a pas besoin de passer la passerelle tout de suite. On s’éprouve, on s’observe, on fait durer indéfiniment. C’est un peu loin pour une vision nette, mais la silhouette est là et cela suffit pour s’émerveiller. Une silhouette en pointillé, à cause des péniches qui font l’oblique dans le fleuve. L’entrée et la sortie de l’horizon. Une belle toile de fond pour ce qui joint et sépare, comme une promesse. Toutes les frontières et tous les fleuves provoquent cela. De belles histoires banales.
Une frontière naturelle avec comme obstacle le Rhin, et le jardin des deux rives comme un geste de réconciliation de l’histoire avec elle-même, un apaisement. Quelques millimètres d’utopie face au réflexe inné de la peur de l’Autre.
Ce qui importe c’est qu’il reste le mot deux. Les deux rives. Deux pour un seul. L’altérité. Moi comme autre et lui, l’Autre. Cela fait déjà beaucoup de monde. Deux rives comme la carte d’une géographie poétique”.
Inaugurée en décembre 2005, L’Autre côté clôt l’ensemble des cinq commandes publiques de la ville de Strasbourg pour ce jardin. Elle est aussi le deuxième projet qui aura pu se trouver sur les deux rives. Le premier est celui d’Akio Suzuki qui, en dehors de sa sculpture Izanai (Espace d’incitation à l’écoute), a placé trois points d’écoute (oto-date) dans le jardin et deux dans le quartier du Port du Rhin. Ces deux projets ont un double rôle, à la fois ils localisent (ils sont bien situés en des points précis) et ils ouvrent à l’expérience de ce qui est autour, devant, de l’autre côté, inversant la perspective, échangeant les positions, appelant au passage, à l’écoute et à l’échange.
L’ouverture n’est pas contenue d’avance. On ne peut prédire que chaque personne va la ressentir. Néanmoins, la situation stricte du face-à-face et donc de l’opposition de deux termes est quelque peu déjouée dans l’oeuvre de Sylvie Blocher par le nombre de corolles qui se situent de part et d’autre, et dans celle d’Akio Suzuki par les directions indiquées des “points d’écoute” qui dessinent un triangle entre elles. Cette fois encore, rien ne permet d’assurer que cela soit perçu et ressenti, car il faut se placer sur les trois, c’est-à-dire prendre le temps de les trouver et d’y rester un petit peu pour écouter ce qui se passe, en particulier de percevoir les échos et leur cheminement d’un bord à l’autre.
Sylvie Blocher imagine que le fait de s’asseoir sur ses corolles, permet de faire durer la distance en tant qu’écart et lien avec l’autre (ou les autres) ; cette temporalité prend sens comme moment intermédiaire et non comme séparation infranchissable parce qu’il est possible de passer la frontière. C’est d’ailleurs chose facile aujourd’hui grâce à la passerelle construite par Marc Mimram. Une passerelle, à la différence d’un pont routier, met en correspondance l’échelle des piétons et celle du Rhin. Dessinée avec deux courbes qui se croisent, elle aussi a été conçue comme une mise en jeu et mise en vue de l’autre côté.
Catherine Grout