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C’est tout à fait légitimement que nous avons du mal à supporter ceux qui aiment à se répandre en plaintes et griefs sur leur/notre époque. Et qui tiennent tous les phénomènes observables pour une évolution désastreuse attribuée unilatéralement à la prépondérance de passions et d’intérêts égoïstes. L’attitude qui consiste à incriminer en toutes choses la détresse des temps présents et à lui opposer symétriquement des fins supérieures tout aussi abstraites, ne fait pas autre chose que se mettre au service d’une réaction qui n’a d’ailleurs pas d’autre choix que de s’exiler de cette société, c’est-à-dire laisser faire ce qui se fait et qui n’est pas l’intérêt des individus mais des marchés.
Nous ne croyons pas qu’il y ait quelque chose de pourri dans le domaine de la culture, en Europe, ce qui ne signifie pas que nous n’ayons pas des interrogations relatives à notre époque. Jalal Toufic constatant, comme beaucoup, que la tradition s’est retirée pour de bon (on pourrait réviser ses expressions), en tire au moins la conclusion qu’il n’est pas de nostalgie à avoir. Au demeurant, les longues litanies de fidélité ne nous semblent pas, heureusement, épuiser les variations possibles de la succession. Certes, elles rassemblent les variations les plus en vue. Celles de ceux qui cultivent la haine de soi, de ce qu’ils peuvent faire, et qui se réfugient dans un absolu, ou dans une transcendance pourtant impossible à étayer par un modèle (le plus vieux, l’ancien, l’avant ?). Celles de ceux qui trahissent leurs auditeurs en leur faisant croire qu’il n’y a plus rien à faire. Celles de ceux qui sacralisent le patrimonial au lieu de se demander ce que l’on peut en faire. Il nous font croire que la conscience qu’une culture a d’elle-même doit être liée au sens qu’elle a de sa situation par rapport à son passé, et d’ailleurs en ne considérant qu’elle-même.
Mais ne serait-il pas bon que cette conscience corresponde plutôt à ce qu’une culture sait de sa capacité à exercer les hommes et les femmes, les spectateurs et les regardeurs, à se tenir debout en toutes circonstances, à lutter contre les assignations et à reconfigurer sans cesse leurs compétences et donc leur monde ? Autrement dit, en matière de culture, à la mise en exercice constante de la spectatrice ou du spectateur (du regardeur ou de l’activateur, comme du spectacteur), quitte à réviser sans cesse les liens avec la « mémoire » et l’héritage. D’autant que la mémoire n’est pas un réservoir du passé (c’en est le contraire) et que l’héritage est à faire et à refaire.
Dans cette autre perspective, la question est de savoir si nous pouvons nous donner une chance de ne pas nous enfermer sur nous-mêmes et le passé ( !), les classiques, si on ne veut plus non plus de la rupture. La question centrale reste celle-ci : comment provoquer dans la chaîne (toute chaîne, n’importe laquelle) un hiatus qui ne désintègrerait pas, mais propulserait ?
Nous nous permettons à ce propos de signaler à nos lecteur la sortie de notre ouvrage :
Christian Ruby, Spectateur et politique, D’une conception crépusculaire à une conception affirmative de la culture, Bruxelles, La Lettre volée, 2014 (disponible en France, à partir du 15 janvier).