Christian Ruby
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La scène est bien connue. Elle est abondamment diffusée dans les médias de l’image, sans doute aussi parce qu’elle sollicite la compassion. Au milieu d’une géographie bien typée – autour des îles de Lampedusa et de Kos, en Méditerranée –, elle donne à voir des barques de migrantes et de migrants errants sur la mer, emportées parfois par la colère des flots ou prises en charge par des gardes-côtes dont la fonction première est de garder des frontières. Des femmes, des enfants, des hommes, entre effarement et inquiétude, ayant l’air de sortir de l’inconnu, cherchent à aborder des côtes dangereuses et des écueils en décombres, entassés dans des barques peu sécurisées. Ne sont-ce que des successions d’images construites afin que les téléspectateurs se perdent en lamentations sur le sort des migrants ? Pas nécessairement. D’ailleurs qui pourrait se refuser à un excès de peine ?
Pour autant, rien d’autre n’est porté à son comble que le spectacle de la migration. Or, les images de « migration » soulevant, désormais, un imaginaire et des réactions fonctionnant comme des verdicts, la/le téléspectatrice/eur doit creuser un écart avec elles. Elle/il doit faire l’effort de problématiser l’existence des migrations dans le monde contemporain, d’élaborer un regard prenant en charge les dimensions de l’histoire, de l’économie, de la sociologie et de la politique des migrations.
Qu’appelons-nous « migration » ? Que signifie migrer ? Qui migre et pourquoi ? Et migre vers quoi ? Ce sont tout de même des interrogations qu’il convient de formuler. Et si l’on se saisit du terme « migration » en fonction des images citées ci-dessus, quelle(s) rectification(s) s’imposer ? Le même sort est-il réservé à la migrante et au migrant ? Quels sont les repères des changements ? Quel accueil reçoit le migrant ? Comment réagissent les États, est-ce en cohérence avec l’opinion ou avec la société civile ?
Ces questions, qu’il faudra sans aucun doute multiplier, ont du moins l’avantage, pour l’heure, d’obliger à prendre des distances avec les émotions, le pathos entourant les migrations. Elles incitent aussi à observer que « migration » est une notion qui ne prend une valeur que dans une association avec d’autres termes auxquels elle est confrontée. Tels sont, par exemple ici, les corrélats : « réfugié », « sans-papier », « exilé »,... Ce ne sont pourtant pas les seules combinaisons envisageables. « Migration » ne renvoie pas uniquement aux transmigrations. Le terme peut évoquer la transplantation de mots ou de traits culturels d’une langue dans une autre – pour la langue française, « aubergine » vient du Turc, une grande partie des termes commençant par « Al » (algèbre, algorithme,...) est d’origine arabe –, le transfert d’un concept d’un champ de recherche dans un autre (nous le prouvons par ces phrases même), les âmes des mortels s’élevant vers le Ciel,... C’est même cette confrontation à des objets différents qui peut conduire à forger des questions inédites, là où on se contente habituellement de réponses ou de solutions à des questions jamais révisées, parce qu’on présuppose que migration n’est qu’une circulation dans l’espace.
En cela, afin d’éclairer le terme « migration », rappelons qu’un concept ne devient productif que si l’on apprend à le faire varier en compréhension (les significations qu’il peut englober) et en extension (les objets auxquels il réfère). Ainsi le précise un épistémologue, Georges Canguilhem (1904–1995) :
« Travailler un concept, c'est en faire varier l'extension et la compréhension, le généraliser par l'incorporation des traits d'exception, l'exporter hors de sa région d’origine, le prendre comme un modèle ou inversement lui chercher un modèle, bref lui conférer progressivement, par des transformations réglées, la fonction d'une forme. » (Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, 1968, Paris, Vrin, 1994, p. 206)
Cela étant, même en ce qui concerne la seule transmigration – l’ancien terme pour notre moderne « migration » spatiale –, les questions posées sont généralement peu approfondies. Nous contenterons-nous de considérer l’aspect économique des migrations ? Une migration désigne-t-elle uniquement la circulation des êtres humains d’un pays à un autre, émigration d’un côté et immigration de l’autre ? Qu’en est-il des migrants ruraux ? Une colonisation n’appartient-elle pas au registre des migrations, les États ne détestant pas encourager la migration de population alors qu’ils s’inquiètent d’avoir à recevoir des populations sur leur territoire, au point de dresser des murs de séparation (Mexique-États-Unis, Hongrie-Serbie,…) ? Qu’est-ce qu’un flux migratoire ? Flux et migration sont-ils identifiables ? Toute migration vise-t-elle une fin ?
Si nous étendons encore le champ des questions, cette notion nous renvoie aussi au droit. On se souviendra, en première approche et pour le contexte français, de l’article 4 de l’Acte constitutionnel de 1793 :
« Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt et un ans accomplis ; tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année y vit de son travail ou acquiert une propriété ou épouse une Française ou adopte un enfant ou nourrit un vieillard ; tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l’humanité ; est admis à l’exercice des Droits de citoyen français. »
Quant à l’article 13, alinéa 2, de la Déclaration Universelle des Droit des humains, il dispose :
« Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. »
En somme, dans une réflexion portant sur les migrations, celui ou celle qui veut comprendre les phénomènes attachés à ce mot doit regarder d’abord à dépouiller son propos des réactions psychologiques devant des images qui résument toutes choses actuelles en un point d’inquiétude unique ; il/elle doit de surcroît différer les phrases toutes faites ; il/elle doit enfin flairer la possibilité d’une pluralité de signification du terme à prendre en charge.
Dès lors s’ouvrent de nouveaux horizons dont on peut cerner les contours, en première approche, autour d’un couplage à réexaminer ensuite : migration dans une pensée du stock ou dans une pensée du flux ? Ce couplage qui engage fort clairement les questions signalées du sujet, de l’objet, de la finalité des migrations doit aussi puiser son efficacité ou ses limites dans le cadre de sociétés que d’aucuns dénomment désormais « liquides », selon les termes du sociologue Zygmunt Bauman, voire des « sociétés en réseaux » pour reprendre l’expression de Manuel Castells, qui se caractérisent, au cœur de ce qu’il est convenu d’appeler « la mondialisation », par des flux de population provoqués par la délocalisation des processus de production, des structures sociales réticulaires, les innovations imposées par les technologies de l’information, la restructuration des capitalismes et des postcommunismes.
Cf. Migration, Christian Ruby, Paris, Ellipses, 2015.