L’Europe a l’échange pour culture
Christian Ruby
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Une brève histoire culturelle de l’Europe,
Emmanuelle Loyer,
Paris, Flammarion,
Champs Histoire,
2017
Que nous, citoyennes et citoyens européens, peinions à construire l’Europe de nos voeux, cela va sans dire. D’autant que nous ne pouvons plus nous contenter de ce que l’Europe crut être longtemps : le sol de l’universel et le méridien du beau, du bien et du vrai, des Lumières et du progrès, des droits de l’homme. Mais que nous ne pouvons pas non plus céder à l’air du temps, peu favorable, c’est le moins qu’on puisse dire, à l’idée même d’Europe. Alors, comment penser l’Europe (et non seulement l’UE) ? Suffira-t-il, comme beaucoup le croient encore, de scander des références soi-disant communes pour forger un esprit européen ? Et quelles références ? Certes, une tradition se construit, mais devons-nous construire n’importe quoi afin de donner aux uns et aux autres des motifs d’adhérer à cette idée. Un ouvrage synthétique, accompagné de notes, d’une abondante bibliographie et d’une iconographie ciblée, nous est ici proposé par une historienne, et que nous soumettons à une lecture cependant plus philosophique qu’historienne.
Une histoire culturelle
Alors, plutôt que de s’enfermer dans une idéologie du commun que l’on se forcerait à rendre crédible par des références empilées – la culture européenne serait la somme de l’héritage des Grecs, des Romains, de la chrétienté, des lumières, de l’athéisme, etc., en somme de tout, un peu ! -, ou plutôt que de s’enquérir d’une identité toujours pensée comme essence, uniformité et homogénéité, mieux valait sans aucun doute affronter le problème autrement. L’historien Christophe Charle a indiqué jadis des pistes à suivre. Entre autre, une orientation centrale : l’idée même d’Europe a varié en extension comme en compréhension, au moins durant les deux derniers siècles.
Mais cela ne suffit pas. Une telle histoire doit être culturelle, ce qui ne signifie pas qu’elle ne s’intéresse qu’à la culture. Elle ne peut se contenter d’un récit des successions royales ou des guerres, sur le mode de l’histoire antérieure (celle des pouvoirs officiels). Elle doit thématiser les événements en fonction de paramètres culturels : la ville, les spectacles, les mœurs, les sensibilités, les échanges, les traductions, etc. Elle doit mettre en scène, sans les négliger, les tensions, contradictions, décalages, discordances entre les cultures en Europe. Elle doit encore se confronter à des modernités différentielles. Elle doit enfin inscrire désormais l’Europe dans la mondialisation.
C’est peu dire que le chantier est à la fois délicat à aborder et tentant. Professeure à Sciences Po, l’historienne qu’est Emmanuelle Loyer en assume les objectifs et enjeux. Elle ne néglige pas de justifier aussi une posture décisive à partir de trois éléments : s’intéresser à cette question de 1914 à nos jours ; accepter l’idée d’une histoire écrite depuis la France (sans constituer un point de vue français) ; ne pas négliger pour autant le « moment français de la culture européenne ».
Un itinéraire cartographié
L’auteure renvoie, pour ouvrir le propos, à quelques références théoriques tout à fait éclairantes quant à sa propre démarche. Elle s’appuie, implicitement, sur des interrogations qu’elle puise, entre autres, chez Erich Auerbach, Walter Benjamin et Virginia Woolf. Cette trilogie, qu’elle amplifie en cours de réflexion par la référence à d’autres auteurs, induit toutefois une manière de tabler sur les peines et les difficultés à entrer dans le régime de la modernité, de la part de nombre d’européens. Une poétique profonde serait-elle la flèche de l’idée européenne ? Mais alors une poétique de naufrages dont le Titanic fut éventuellement le modèle ?
Plus largement, la cartographie dessinée par l’auteure – de Paris à Londres, de Berlin à Rome, de Prague à Copenhague... - respecte l’axe choisi : relever les traits qui, traduits dans des contextes historiques différents, identifient un fil conducteur susceptible d’être appelé « Europe ». Par exemple, le montage ou la fabrication des identités nationales au XIXe siècle. L’auteure profite pleinement des travaux récents selon lesquels l’idée de tradition renvoie à des élaborations toujours récentes (Eric Hobsbawm). Cette idée est soutenue par de nombreuses productions d’un matériau « national » inventé à chaque fois, mais dont la démarche est commune aux différents pays européens. Ainsi élites savantes, artistes, érudits, écrivains, archéologues se lancent sur la piste d’un ancrage local susceptible de servir de lien national (dont le romantisme a été le fil conducteur, ouvrant sur le Nord de l’Europe). Évidemment la langue y est une pièce essentielle, philologues et grammairiens forgeant des langues nationales. Mais cela vaut aussi pour les arts de la scène : Schiller, Verdi et Wagner ne sont pas les derniers à citer dans cet ordre, notamment en ce qui concerne l’opéra (et sa contribution au sentiment national). Les médias identitaires sont nombreux à se mettre en place : École, journaux, pratiques sportives, romans se mêlent dans cette expansion du sentiment national, appuyé sur des considérations historiques, géographiques, patriotiques et morales.
Mais ce qui caractérise non moins une surface d’échange européenne est la culture urbaine, que l’auteure décrit fort justement à partir de l’esprit de Georg Simmel et de Benjamin. Cafés, journaux, spectacles, foules, etc. dessinent un écosystème urbain européen. Le nouveau régime culturel de la ville est fait de ces échanges dans lesquels le café est à la fois populaire et élitiste, la littérature est à la fois elle-même et journalisme, etc. On se souviendra du fait que George Steiner soulignait autrefois que : « Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l’un des jalons essentiels de la « notion d’Europe » ».
Une société du spectacle ?
La centralité du théâtre est un des éléments depuis longtemps commentés, dès lors que l’on cherche des traits communs aux pays qui se réclament de l’Europe. Sociétés urbaines et arts du spectacle ne se séparent pas. D’ailleurs, le cinéma n’est pas la dernière pratique artistique à produire des effets européens, selon cette échelle. L’auteure reprend ici les travaux de Christophe Charle déjà cité plus haut. Elle souligne la progressive transformation de la géographie théâtrale dans les grandes villes de ce territoire.
Les œuvres mises en public méritent qu’on s’y arrête. L’auteure tente alors de saisir l’être-ensemble du spectacle vivant, dans la confrontation entre le monde de la salle et le monde représenté sur la scène. Au demeurant, elle ne s’en tient pas à un répertoire historique. Il est effectivement facile de dresser une taxinomie des thèmes de spectacles, dans leur relation à la question de l’identité nationale des pays concernés. Elle tente, mais cela devrait être prolongé, de rendre compte des circulations avant-gardistes (pour chaque époque) dans les différents contextes. Mais l’analyse porte plutôt à renseigner les transferts d’un pays à l’autre qu’à analyser les déplacements des répertoires. En l’occurrence, il aurait été intéressant d’observer si le thème de l’Europe opère (ou non) une véritable greffe dans les spectacles, disons jusqu’à nos jours (We are l’Europe, par exemple).
En revanche, l’auteure a l’habileté d’articuler en permanence urbanisme, mœurs, architectures et effets sensibles.
Mais elle n’oublie pas que cette question du spectacle traverse aussi, dans toute l’Europe, la dimension coloniale, avec sa cohorte de spectacles « sauvages » et autres « zoos humains ». C’est aussi cela, l’Europe, avant même que se déploie un devenir postcolonial. Car, on a trop tendance à l’oublier, en marge de l’histoire des faits de colonisation et de décolonisation se conduisent des révoltes intellectuelles, culturelles, et plus encore, épistémologiques, contre notamment les catégories coloniales choisies pour penser l’autre et soi-même.
Une originalité
L’un des chapitres les plus originaux de l’ouvrage est celui qui traverse l’espace européen à partir de la question du genre. Cette dernière devient ici un outil heuristique qui permet de relire et de renouveler de nombreux secteurs de l’histoire. Certes pour en suivre les données, il faut rappeler que, par « genre », on entend le discours sur la différence des sexes, discours qui n’est pas absent de références aux institutions, structures, rituels, symboles qui organisent la société européenne. C’est bien sûr, la construction sociale qui distribue les identités féminines et masculines, à telle ou telle pratique, à tels ou tels sentiment ou valeur.
Cette perspective rejoint l’historiographie indispensable, de nos jours, visant à tirer de l’oubli les femmes, ordinaires ou non, que l’on enfermait dans la dimension privée et dans les seules activités domestiques. Nul ne peut plus négliger le fait que cette perspective renouvèle l’histoire des femmes, mais non moins l’histoire des hommes. L’auteure alors parcours trois dimensions : l’histoire politique et l’exclusion des femmes de la politique démocratique ; l’ordre socio-politique d’un monde en guerre, engageant les femmes dans un ordre sexué qu’elles vont transformer ; l’examen des troubles apportés dans les identités sexuelles par l’émergence de l’homosexualité et les redéfinitions de la virilité.
Le temps présent
L’ouvrage ne se borne pas au passé. La reconstruction entreprise se fait source de réflexion sur le présent. Mais de surcroît, il est nécessaire de prendre en compte l’état des affaires sociales, culturelles et politiques de notre temps. Certains chapitres de l’ouvrage contiennent des données plus largement diffusées que d’autres, aussi passons-nous sur eux. Mais on peut s’arrêter sur deux éléments proposés dont l’intérêt est qu’ils réveillent encore la question de l’Europe en lui conférant des traits trop souvent écartés.
Et si l’Europe devait quelque chose aux « masses » ? Entendons par là, au concept de « masse », mais aussi à ses applications : la notion de « culture de masse », par exemple. Comme si l’Europe pouvait donc se définir à partir des échanges conceptuels autour de questions finalement communes : le gouvernement à l’ère démocratique, la participation des masses en marge de la culture savante des élites... Cette attention portée par l’auteure aux échanges autour de cette question permet d’ailleurs de relier ce qui fut dit ci-dessus, l’émergence de la foule, et ce qui en est concevable plus tard, en particulier après la Deuxième Guerre mondiale. Il est vrai que la culture de masse représente un basculement historique qui se manifeste autour de l’image et du son, plutôt qu’autour des cultures écrites. L’européen contemporain est même moins familier de la radio désormais – par différence avec ce que traduit Woody Allen dans Radio Days -, que de la télévision et bientôt des ordinateurs. La couverture mondiale des événements donne à l’européen une capacité de réception inédite, quoique formatée par un type de rapport à la réalité.
Il fallait donc aussi s’arrêter sur ces échanges conceptuels qui traversent l’Europe et fortifient des réseaux de pensée qui ne sont pas concentrés seulement sur les élites intellectuelles. De nos jours, les réseaux Internet permettent d’ailleurs des échanges facilités par les européens qui ont appris plusieurs langues. On sait que l’École de Francfort, dans les années 1930, a proposé des concepts (culture de masse, industries culturelles, aliénation), ensuite repris et retravaillés, et parfois déclassés. Il n’empêche, au niveau d’appréhension proposé d’une histoire culturelle de l’Europe, nous sommes bien mis au défi de penser ces dynamiques de traduction et d’efforts de pensée, au sein de ladite « civilisation des loisirs ».
Au cœur même de la réflexion, la notion de « politique culturelle » prend une place décisive. De nombreux États européens ont mis en place de véritables politiques de ce type. Le modèle initial, justement par différence avec la culture de masse, voue un culte quasi religieux aux arts et aux vertus morales et nationales. C’est le signe d’une inscription de la culture dans l’agenda des États-providence et des contradictions culturelles qui les structurent. L’auteure en raconte l’aventure pour la France. Mais elle n’oublie ni les autres États, ni le fait que ces politiques se voient exposées à des contradictions et des déplacements. Les politiques de la mémoire post-Chute du Mur de Berlin – appuyées sur la gestion de l’héritage controversé des transferts de population après Guerre s’avère une difficulté, mais aussi une chance pour constituer une mémoire européenne commune, l’élargissement de l’Union européenne à l’Est dans les années 2000 est encore vue par certains comme l’occasion de remettre en question les transferts imposés en 1945, mais aussi de réfléchir à une mémoire de ces épisodes qui ne soit pas uniquement nationale -, comme les politiques patrimoniales pour temps de crise, font converger aussi des directives en Europe. Il semble bien, d’ailleurs, à ce propos, que l’auteure ne donne pas toute sa place à la construction de l’Europe, version UE et Commission de Bruxelles, dans ces considérations (avec effets induits des directives). Disons, ne tienne pas assez compte non plus de la culture des personnels européens dans les orientations de certains domaines (subsidiarité mise à part, car on peut la contourner).
Culture d’Europe, culture européenne
On l’entend bien, cet ouvrage constitue une excellente synthèse non seulement de mouvements internes à l’espace européen mais encore d’une manière nouvelle de penser l’histoire de notre époque : changement de paramètres, changement de niveau d’analyse, regard plus transversal, émergence de questions auparavant mal formulées, etc. L’histoire, peut-on lire au travers du propos tenu, ne se conçoit (heureusement) plus comme histoire des gloires du temps et des héros de l’époque. Ou du moins, les héros ne sont plus les mêmes : ce sont les institutions, les questions, les échanges, les structures qui parcourent des territoires sans s’arrêter aux frontières politiques.
L’auteure revient peu sur sa conception de l’histoire culturelle de l’Europe. Sans doute une conclusion autour de cette conception eut-elle été utile aux lecteurs qui s’apprêtent à ne plus confondre la culture européenne (dont certains cherchent les racines) et l’histoire culturelle de l’Europe (qui est encore à prolonger, à partir de telles tentatives), au centre de laquelle il conviendrait de placer aussi une histoire culturelle des migrations et des modifications de l’idée d’Europe à partir des cadres (territoriaux et mentaux) des États bouleversés.