20070205

L’urbanité européenne

Cet article, dû à la plume du géographe Jacques Lévy, est republié ici avec l'accord de la revue Raison présente, qui vient de livrer un dossier complet sur la Politique des villes (N° : 151, Septembre 2005), à commander 14 rue de l'Ecole polytechnique, 75005 Paris.


Comment savons-nous que nous sommes en Europe ? D’abord en regardant et en parcourant ses villes. Cette connaissance intuitive est précieuse, mais d’usage délicat, car elle se nourrit d’informations analytiques portant sur la morphologie de l’espace construit mais aussi sur la sensation diffuse et globale d’un style, d’une ambiance, d’un “ timbre ”, au sens musical du terme. Nous sommes, bien sûr, aussi et peut-être d’abord frappés par la diversité des villes d’Europe, mais un voyage dans un autre continent nous convainc bientôt que les villes constituent un bon marqueur du continent, peut-être le plus spectaculaire. Au-delà de ce constat, les choses se compliquent : l’urbanité européenne se révèle aussi insaisissable que l’européanité elle-même.
La ville n’est pas seulement le résultat du développement du capitalisme, elle est aussi une configuration productive qui joue un rôle actif dans cette dynamique. Cette structuration est la conséquence, fortuite, pourrait-on dire, d’un héritage du féodalisme, dans son principe même. La présence permanente de la guerre, le poids encore écrasant des pratiques prédatrices contraignent à consacrer des ressources importantes à la protection des stocks. Les moyens d’une défense efficace (murs d’enceinte, ouvrages de fortification, systèmes d’armes) coûtent cher et sont fonction du périmètre à protéger. Dans ces conditions, le souci de concentration d’activités qui est à l’origine de la ville elle-même se double de la nécessité de la densité à l’intérieur de l’espace urbain. Cet “ intrant ” du système de la ville médiévale, tel que l’a étudié Yves Barel, au départ étranger et même antinomique à l’émergence de l’urbain, se révèle, au bout du compte, un paramètre essentiel du fonctionnement et de la dynamique de la ville européenne. C’est le premier critère de la ville européenne telle que Max Weber en définit l’Idealtype. Ces hautes maisons tassées les unes sur les autres, ces ruelles tortueuses, ces places improbables mais aussi cette promiscuité de groupes sociaux différents au sein d’une société pourtant lourdement hiérarchisée, ces rencontres imprévues entre professions pourtant strictement séparées par la logique corporative – telles sont les caractéristiques fondamentales et durables de la ville européenne. La ville n’est donc pas qu’un environnement, qu’un contexte. Comme l’avait déjà compris l’architecte florentin Leon Battista Albertí (1404-1472) et qu’a superbement exprimé, cinq siècles plus tard Italo Calvino dans ses Villes invisibles, la ville produit la société au moins autant qu’elle est produite par elle.
Les villes européennes ne sont pas les plus grandes du monde, mais elles sont les plus “ urbaines ”, les plus riches en urbanité. Ici, un détour s’impose, par l’exploration du concept d’urbanité. On peut espérer ensuite faire surgir la singularité européenne.

Évidente et insaisissable

On peut définir l’urbanité comme “ ce qui fait d’une ville une ville ”. Cette définition implique un élargissement par rapport à une vision étroitement sociologique (sociabilités urbaines) qui permet de mieux prendre en compte la diversité des expressions de l’urbain sans pour autant renoncer à un concept unifié. Lorsque nous cherchons à identifier les spécificités de l’urbanité européenne, nous nous trouvons immédiatement face à la nécessité de définir l’urbanité tout court. Cette démarche se dissocie des approches culturalistes consistant à ne retenir qu’une définition commune très faible de la ville et à insister sur l’incommensurabilité et l’incomparabilité des situations urbaines concrètes, variables dans le temps et l’espace. Inversement, dans la perspective universaliste à laquelle, par principe, je souscris, le risque est sérieux de prendre des traits particuliers pour des réalités générales et d’analyser les villes à l’aune d’un modèle implicite. Cela dit, à condition de s’imposer un champ empirique illimité (toutes les villes de tous les temps), la tentative de serrer au plus près ce qui fait la spécificité des configurations urbaines se révèle productive.
Cette démarche de condensation autour d’un concept aussi universel que possible fait d’abord apparaître l’importance de l’espace à toutes les échelles. Réduite à l’essentiel, la ville est un choix de nature spatiale visant l’utopie d’un passage de deux à zéro dimension. Ce choix s’oppose à la dispersion produite par d’autres options, telles que la diffusion aléatoire ou systématique des réalités sociales sur un territoire. D’où l’importance accordée aux classements les plus élémentaires, à la trame de fond de l’espace des villes, en préalable à toute prise en compte des “ fonctions urbaines ” ou des seuils de masse. Dans la mise en œuvre de ce principe, c’est par la géographie des densités et des diversités internes qu’on peut le mieux évaluer le niveau de co-présence de toutes les activités et de toutes les populations. Dans la finesse du tissu, enfin, l’espace public manifeste, sous forme à la fois métaphorique et métonymique, le degré de correspondance entre interaction et intégration, entre la société urbaine dans son ensemble et les composantes de cette société qui acceptent, au-delà de l’échange fonctionnel, le “ frottement ” réciproque.
Ensuite, on voit apparaître le caractère indissociable du matériel et de l’idéel, de la “ réalité ” et des représentations. La valorisation financière du sol ne peut être séparée des images positives ou négatives du lieu. De même, la visibilité à elle-même d’une société urbaine constitue une condition et une caractéristique de sa vie politique, y compris dans les actions les plus concrètes. Ce qui est vrai dans l’ensemble de la vie sociale se trouve renforcé dans le cas urbain. C’est dire que la densité et la diversité, qui manifestent l’option urbaine, doivent aussi, pour être effectives, être présentes dans la tête des citadins, qu’une ville sans idée de ville n’est plus tout à fait une ville.
Enfin, il faut insister sur l’idée de virtualité. La forme et la force d’une ville tiennent pour une grande part dans un potentiel non actualisé : des marchés de l’emploi et du logement suffisamment vastes pour limiter les risques de blocage mais aussi un réservoir d’événements imprévus, d’interactions aléatoires, de contacts entre réalités hétérogènes qui constituent le paramètre-clé d’un milieu innovateur. Des notions comme la mobilité ou l’attractivité se définissent comme potentialités, comme actes possibles mais non nécessairement réalisés.
En analysant ces différents aspects, on construit une grille continue, ouverte mais unique, des gradients d’urbanité. Or, tous les indicateurs, qu’ils se situent a priori (la trame spatiale, la “ forme urbaine ”) ou a posteriori (les répartitions, les fonctions) ou même qu’ils mesurent la production selon les critères habituels (PIB, par exemple), les villes européennes se situent dans l’ensemble en haut du tableau. Ce sont les villes européennes qui incarnent le mieux le projet urbain, inclus dans l’idée même de ville, telle qu’esquissée plus haut. L’Europe est rejointe ou dépassée par les villes de l’Asie “ hydraulique ”, en matière de densité ; celles-ci bénéficient aussi d’un niveau de ségrégation sociale et de zonage fonctionnel limités, mais montrent souvent, en revanche, un référentiel de diversité (cosmopolitisme) relativement étroit. Sur le continent américain, sauf exception, les indicateurs de l’urbanité affichent des valeurs faibles dans tous les domaines, en matière de densité comme de diversité. Le fort patrimoine d’origine européenne en Amérique Latine, la grande variété d’origine des citadins en Amérique du Nord ne suffisent pas à enrayer la tendance à faire vivre, sur la même étendue, plusieurs espaces urbains distincts et faiblement interactifs, soit par juxtaposition entre communautés ethniques (Los Angeles), soit par superposition étanche des territoires et des réseaux propres à chaque classe sociale (Mexico). Les villes européennes sont certes variées, mais elles se situent dans un paquet relativement compact. En matière de densité et de diversité, la moins européenne des métropoles européennes, Londres, est quand même mieux placée sur les indicateurs d’urbanité que New York ou San Francisco, les plus “ européennes ” des grandes villes étasuniennes. La capitale mondiale du cinéma, Los Angeles, n’offre à son public que moins de la moitié des films présentés à Paris, moins du tiers si on considère l’offre par habitant. La ville européenne se situe aux premiers rangs de l’efficacité urbaine du point de vue de la culture mais aussi, les chiffres sont très clairs et trop peu connus, de l’économie. C’est ce que montrent les études sur le RSP (ratio de surproductivité), qui compare le produit urbain brut par habitant de la ville au PIB par habitant du pays où se trouve cette ville.

Vaincue et triomphante

On a souvent confondu trois types différents de dédensification dans la ville européenne. Le premier fait des cités européennes, après mille ans de clôture, des villes ouvertes et résulte de l’affaiblissement progressif de la contrainte de défense, qui poussait à réduire le périmètre de l’espace bâti. Dès les xviie et xviiie siècles, les villes européennes s’ouvrent. C’est une condition des travaux d’“ embellissement ”, portant surtout sur la trame viaire, caractéristiques des périodes tant “ classique ” qu’“ industrielle ”. Le deuxième correspond aux processus de décohabitation. Encore en cours, cette évolution rend compte de l’irruption de l’individu comme acteur urbain majeur. Circonscrit à son “ coin ”, le voici qui conquiert sa chambre, avant de vouloir son logement. Dans les métropoles européennes, le ménage d’une seule personne tend à devenir, sinon la “ normale ”, du moins la modale, la situation la plus répandue. Enfin, la sub- et péri-urbanisation, sur la base du complexe : pavillon + automobile, jouent à la fois sur la baisse de densité résidentielle et sur la production de voirie que ce phénomène engendre. Or seule la dernière des trois dynamiques s’oppose au modèle européen. Tandis que les deux premiers traduisent la prise de contrôle de la ville par le couple individu/société, au détriment de l’État et de la communauté traditionnelle, la troisième marque un repli sur la famille et, plus généralement, sur l’homogénéité sociale au détriment de la diversité sociétale. Elle tend à dénouer le “ pacte urbain ” proposé dès le Moyen Âge par les bourgeois à l’ensemble de la société urbaine : vous acceptez et vous appuyez (face aux pouvoirs féodaux ou royaux) notre exigence de souveraineté et, en échange, nous assurons à la ville un développement profitable à tous. Ce projet suppose une fluidité des localisations et des circulations (la ville appartient à tous les citadins), qui s’exprime notamment par les espaces publics.
Depuis les années 1950, l’explosion de la périurbanisation a atteint les villes européennes, par auréoles successives, en partant de l’Angleterre et en se développant vers le Nord-Est (Benelux, Scandinavie) et vers le Sud-Est (France) avec des succès moins marqués au centre, à l’est et au sud de l’Europe. Cette diffusion se poursuit au sein des sociétés européennes mais avec une caractéristique majeure : la montée en puissance d’une résistance qu’on peut qualifier de légitime à cette évolution. La conscience écologique, la patrimonialisation de l’espace urbain et, tout simplement, la valorisation de l’idée de ville sont les ressorts principaux de ce mouvement de réeuropéanisation de la ville européenne. Les espaces publics et les métriques pédestres (marche à pied + transports publics), avec la renaissance spectaculaire du tramway comme événement emblématique, en sont les points d’accroche principaux. Les groupes sociaux les plus scolarisés, les professionnels de l’urbanisme et les dirigeants politiques européens sont désormais, y compris en France et en Grande-Bretagne, massivement convertis à la relance de l’urbanité à l’européenne. De même que dans d’autres enjeux politiques à forte composante spatiale (régionalisation, construction européenne, mondialisation), un clivage de type nouveau s’installe à propos de la ville, qui modifie le cadre habituel du débat et du compromis des scènes politiques nationales. Compte tenu de l’antinomie profonde des deux attitudes face à l’urbanité, le problème à résoudre est davantage celui d’une cohabitation dynamique que d’une synthèse stable.
Un second aspect de la situation présente est que le concept européen de ville s’exporte. Si la ville américaine, zonée et diffuse, a fait des émules dans les banlieues européennes, les villes européennes sont regardées comme un exemple à suivre un peu partout, y compris à Los Angeles, où les transports publics sont redevenus un enjeu politique, et à Las Vegas, où Rome et Paris sont présentées, dans les hôtels-casinos, comme les parangons de la ville réussie. À Sydney, on a cherché à tirer les enseignements des difficultés d’Atlanta et à relancer, à l’occasion des Jeux Olympiques, l’offre de transports publics. En Amérique du Nord, on assiste, à travers le “ retour au centre ” d’une partie des “ classes moyennes ”, à une réurbanisation spectaculaire des inner cities, tombées naguère dans la déréliction et la taudification. Dans la contradiction et souvent la confusion, de nombreuses villes d’Amérique latine, d’Asie et du Proche-Orient s’orientent, chaque fois que les budgets publics le permettent, vers un urbanisme de la compacité et de la mixité. Dans les pays en développement, les politiques urbaines expriment un défi plus général : si la société refuse de mutualiser les coûts, ce sont finalement les plus pauvres qui vont supporter les effets ravageurs d’une gestion égoïste et parcellisée du service urbain ; si, au contraire, un investissement minimum peut-être réalisé ou encouragé par les pouvoirs publics, à travers les transports, le logement ou la valorisation du patrimoine, c’est toute la société urbaine qui en tire bénéfice. Le débat sur le modèle européen nous dit au fond surtout ceci : la ville refusée coûte plus cher et rapporte moins que la ville acceptée.

Singulière et universelle

Le rôle de la ville dans l’émergence d’une société marquée par le développement du capitalisme, de la société civile et de l’individu, a été essentiel. C’est une histoire particulière d’une espèce particulière de ville. L’Europe n’a pas inventé la ville, mais elle a inventé un type de ville fondé sur l’acceptation et la valorisation du projet urbain. Il s’agit d’une urbanité qui s’assume, qui approuve les conséquences sociologiques et politiques de la concentration spatiale. Inversement, dans le modèle nord-américain, dont la Johannesburg de l’apartheid constituait la caricature, on tente de fabriquer une urbanité minimale, fondé sur la simple juxtaposition des groupes ou sur des interactions strictement contingentés, conception compatible avec le refus viscéral de l’altérité comme matériau d’une citadinité commune. En Asie ou au Proche-Orient, la densité demeure souvent une contrainte héritée de réalités extérieures (structure du parcellaire rural) ou archaïques (organisation communautaire). La densité choisie de la ville européenne revisitée repose, au contraire, sur des individus autonomes, condition d’une perception positive du contact avec autrui. Elle n’est efficace que si les services publics, notamment de transports, permettent une bonne interaccessibilité des lieux urbains. C’est alors vers le modèle européen qu’on se tourne, comme on le voit, après le Japon, dans les nouveaux pays industriels d’Asie, Singapour représentant le point le plus avancé dans cette voie.
Le concept de “ ville européenne ”, ce que j’ai appelé modèle d’Amsterdam par opposition au modèle de Johannesburg, échappe donc en partie à ses conditions de naissance et à son lieu d’origine. Les enceintes médiévales disparues, la démocratisation de l’accès à l’habitat multipliant les acteurs de la ville, l’urbanité européenne est à la fois contestée et relancée en Europe tandis qu’elle intéresse, partout dans le monde. Elle devient le référent d’un débat universel sur la modernité urbaine.

Crise et renouveau de la ville européenne

La ville européenne connaît, depuis cinquante ans, une crise d’orientation de plus en plus visible. L’automobile et le périurbain remettent à vrai dire son existence en question. Ce qu’on a appelé “ ville émergente ” peut être considéré comme une version européenne de l’edge city, cette ville éclatée et diffuse, aux polarités aléatoires, hantée par le fantasme du ghetto prolétaire, qui constitue une composante de l’urbanité nord-américaine. Du moins c’est dans ce sens qu’allait l’Europe urbaine de la fin des années 1960 (avec des prémisses durant l’entre-deux-guerres) jusqu’à la fin des années 1980. Les choses se sont compliquées depuis.
En effet, la prise de conscience du risque de déseuropéanisation de l’Europe urbaine a été d’autant plus nette que l’on avait beaucoup à perdre. Plus positivement, le modèle européen frappe par sa modernité. Il exprime dans l’espace le dialogue enfin direct entre l’individu et la société, quand les filtres communautaires et l’écran étatique perdent de leur emprise. Les Européens ne soutiennent pas – ou plus seulement – leur ville comme un chef-d’œuvre en péril mais aussi comme une utopie réaliste. Ce changement de ton a été tout particulièrement visible dans la France des années 1990, mais il a été plus précoce dans les villes les plus européennes de l’Europe, au milieu de la Dorsale (Randstad Holland, Allemagne occidentale, Suisse) et dans certains autres points forts de l’urbanité européenne (Barcelone, Madrid, Hambourg, Berlin, Stockholm, Vienne), où convergent la volonté et les moyens de faire vivre le modèle de la ville compacte. La volonté est moins claire en Grande-Bretagne, malgré un certain nombre de dispositifs administratifs récents très fermes, les moyens font encore largement défaut en Italie. Dans ces villes, on a pratiqué un back to the basics sans ambiguïté : valorisation de la densité, du mélange des fonctions et des populations, mesures vigoureuses pour tenir en respect l’automobile (notamment par une action sur le stationnement) et promotion des métriques pédestres. Le tramway, qui avait été un dernier îlot de résistance dans les années 1970, fait aujourd’hui figure d’avant-garde de la reconquête qui, clairement, fait école en France, où presque toutes les agglomérations de plus de 250 000 habitants se sont lancées dans la reconstruction d’un réseau.
Ensuite, la construction européenne pousse à la comparaison et à la convergence des modèles. Même si les politiques publiques de l’Union européenne ne concernent que marginalement la ville (par exemple avec le Programme intégré communautaire Urban), les grands débats sur les actions régionales et l’aménagement menés dans le cadre de la Direction générale “ Politique régionale ”, à propos de l’usage des “ fonds structurels ”, ou encore dans la préparation d’un “ schéma de développement de l’espace communautaire ” (SDEC), aboutissent à mettre en avant les logiques les plus claires et les plus cohérentes. Le modèle européen en sort renforcé et reçoit le soutien des courants écologiques qui, partis de l’Europe du Nord, risquent moins qu’aux États-Unis d’être satellisées par des idéologies anti-urbaines. Les effets de ce nouveau type de relation à la nature commencent à se faire sentir. C’est par la conjonction inédite entre préoccupation de la protection de l’environnement et souci de l’aménagement urbain qu’un nouveau rapport de force favorable aux villes en général et au modèle urbain européen en particulier se met en place. Ce déplacement du point d’équilibre se traduit par de nouvelles réglementations favorables à la densité et aux transports publics.
Enfin, l’affirmation d’un lieu-Europe, au sein d’un monde qui émerge comme espace commun, pousse les Européens à définir leur spécificité, condition d’existence d’avantages comparatifs mais aussi d’identité. Les Français eux-mêmes, prompts à défendre toutes les “ exceptions ” qui leur paraissent, à tort ou à raison, partie intégrante de leur personnalité collective face au monde extérieur, mais longtemps les plus tentés par le modèle urbain américain, évoquent de plus en plus la ville comme composante de cette singularité. L’usage, facile, des violences urbaines états-uniennes comme repoussoir conduit, moins facilement, à réfléchir aux moyens de l’intégration des groupes sociaux, aux nécessités du gouvernement urbain, aux vertus d’un projet collectif.

On se trouve, aujourd’hui, dans une configuration contradictoire : la tentation pavillonnaire continue d’attirer les couches populaires, particulièrement lasses de la cohabitation avec plus pauvre que soi dans les “ grands ensembles ”, tandis que l’attrait pour le mode de vie dans les centres anciens se traduit, même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’un retour massif au centre, par une bonne tenue du foncier d’habitat et un maintien des densités, tandis que l’on assiste à une urbanisation des banlieues proches sur le modèle du centre-ville. Dans l’ensemble, le basculement des élites professionnelles puis politiques vers l’idéal de la ville compacte, simultanément à la poursuite, dans une grande partie des pratiques individuelles, des tendances à l’étalement engagées précédemment dessinent un paysage contrasté. Le modèle d’Amsterdam, celui d’une ville non nostalgique, patrimoniale avec discernement, innovante avec précaution, fière de ses états de service, circonspecte dans ses chantiers, hospitalière par construction, cosmopolite par tradition, retrouve une modernité qui avait été davantage occultée qu’effacée. Cette ville, dont les citadins jugent que, tout compte fait, la place et la rue étaient des inventions trop géniales pour n’être point défendues, c’est la ville européenne, pionnière, fondatrice, dominée, troublée, désunie, martyrisée, réanimée, revigorée, régénérée, réinventée. Les villes européennes ont encore des forces à tirer de sa singularité.
Jacques Lévy


(Jacques Lévy est géographe. Il a notamment publié L’espace légitime (1994), Europe : une géographie (1997), Le tournant géographique (1999), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (dir., avec Michel Lussault, 2003).)