Il faudra se réjouir le jour où nous ouvrirons enfin un débat public sur la formation d’une opinion publique européenne (sa nécessité, ses formes, ses objectifs, son espace) ou sur la part (de promotion, de résistance) d’une telle opinion dans la formation civique de l’Europe et dans la construction de son avenir. Un tel débat est non moins souhaitable dans l’espace d’une revue qui a fait de la raison un de ses motifs constitutifs, ne serait-ce qu’en référence aux échanges et réseaux “ européens ” tissés par les philosophes des Lumières (1). Il est de surcroît souhaitable à l’échelle des citoyennes et des citoyens européens qui ont tant de mal à penser l’effectivité d’un espace public européen même si la conscience diffuse d’une appartenance européenne existe. Et il est regrettable qu’après la consultation nationale portant sur l’Ecole et la consultation portant sur la place de la culture dans la France contemporaine, le débat sur la culture et l’opinion européennes, en parallèle avec celui qui porte sur la Constitution européenne, ne se poursuive pas au sein de la société civile, au sein des milieux culturels et finalement de tous les milieux. Car la formation d’une opinion et d’un espace publics européens, médiateurs entre l’Etat (l’abstraction des institutions centrales européennes) et la société civile et culturelle, si elle n’est pas du tout une préoccupation majeure des personnels politiques et administratifs, demeure une question essentielle pour notre avenir - même si elle n’est la solution définitive d’aucun problème - dans la mesure où une telle opinion doit pouvoir devenir une institution organique de l’esprit européen et doit nous aider à débattre du fait que la juxtaposition d’intérêts particuliers ne produit pas immédiatement du “ bien commun ”.
En évitant ou contournant une telle question, le pouvoir que nous pouvons acquérir sur l’élaboration de la perspective européenne est obéré par des vues complaisantes qui considèrent l’Europe non à partir d’une réalité à construire mais à partir d’un principe d’utilité ou à partir d’illusions confortables à entretenir. L’Europe, qui à certains égards peut contribuer à promouvoir une utopie ou un idéal politique momentané, s’y trouve ravalée au rang d’une composition réifiée. Cette dernière consiste à placer sous le mot “ Europe ” une entité collective déjà donnée (dans une géographie, une histoire, un marché ou une culture), dont on cherche ensuite à rapporter sans cesse le contenu à un hypothétique fondement ou une hypothétique origine plutôt qu’aux pratiques enthousiastes d’un avenir à produire. L’Europe n’y est donc pas affaire de pratique, mais de fondement, et en l’occurrence de stéréotype d’unité (2).
Or, il existe actuellement en Europe, des pratiques qui se déploient sur un autre modèle, en dessinant tendanciellement un espace public européen (en rectification et approfondissement permanent). Les pratiques, par exemple, de nombre d’intellectuels européens (artistes, savants, philosophes, etc.), sont loin de pouvoir être cantonnées au genre d’espace abstrait indiqué ci-dessus. Pensons en particulier aux pratiques de la traduction, de la coordination ou de la circulation des idées et des recherches. Il n’est déjà pas certain que les intellectuels ou les chercheurs, ou les citoyennes et citoyens qui s’attachent à forger l’Europe de demain (réseaux de citoyens, échanges culturels) aiment à se réclamer, pour eux-mêmes, d’un sol, d’un socle de rattachement, ou d’un lien culturel fondateur. A fortiori, s’agissant d’une cité à construire, il n’est pas souhaitable du tout qu’on se réclame d’une essence, d’une nature ou d’un sol, fut-il de culture et de pensée.
Et il nous semble que sur la question centrale de la culture européenne, ou du “ lien et lieu commun ” européen, d’autres discussions se profilent qui ont le mérite de ne pas se laisser intégrer à des visions simplistes ou réactives. Ce sont autant de résistances, qui pourraient bien aider à édifier un espace public européen, l’espace d’une opinion publique susceptible de s’opposer aux stéréotypes et aux discours bavards portant sur l’existence déjà donnée d’une culture européenne dans une quelconque origine.
Une opinion, mais quelle opinion ?
Pour devenir européen, en fin de compte, il faut vouloir que certaines choses nous arrivent (un futur, une histoire), et en particulier vouloir penser de nouvelles configurations politiques et culturelles. Que peuvent le marché ou l’Euro pour aider à s’orienter dans le rapport avec les autres et découvrir dans l’action le sens de ce que nous voulons produire ? Tels que nous nous laissons faire par eux, nous sommes certes capables de supporter longtemps la platitude de la finance, mais la fadeur de cette Europe économique n’échappe pas à ceux qui pensent en termes de solidarité et de dignité. Nul ne saura indéfiniment gré au marché de ses liens abstraits, sauf à mettre l’existence humaine au niveau de son formalisme. Et si nous préférons nous situer sur le plan du seul marché, c’est que nous laissons le marché avoir une opinion sur nous sans chercher à avoir une opinion sur lui.
En basculant sur le plan de la culture et de la politique, cependant, les questions changent, mais ne disparaissent pas. Au contraire. La question, en tout cas, se renouvelle de savoir si, afin de faire de l’Europe une figure privilégiée de l’avenir, il convient de l’ancrer dans le dessin d’une culture unique et homogène. Si on répond positivement à cette question, acceptera-t-on d’en faire une sorte d’exigence aveugle destinée uniquement à produire quelque chose (une conscience collective européenne) qui ne serait pas appelé profondément par les citoyennes et les citoyens eux-mêmes. Car, c’est déjà ce qui se produit dans les discours les plus courants (ceux de l’Etat administratif européen à l’échelle duquel on raisonne en termes d’imposition, non de discussion). C’est dire qu’on y est incapable de prendre au sérieux le dilemme devant lequel nous nous trouvons : Cette culture européenne, doit-elle promettre une forme de communauté et de co-existence identique à celle qui structurait les nations qui la composent encore (unité formelle sur la base du mythe exclusif de la nation et de son origine) ; ou doit-elle affirmer et déployer un “ nous ” inédit (ni manichéen ni exclusif) ? Or, justement, si l’Europe veut être une nouvelle cité, elle ne peut reposer sur un repli régressif ou sur la reformulation des principes de la nation à une échelle plus élevée. Voilà où une opinion publique européenne est requise, qui doit construire les arguments qui feront obstacle à la première solution et rendront la seconde viable.
Placé hors de toute discussion et de tout espace public de discussion, ce qui se répand actuellement décline une perspective réifiante. Les “ experts ” affirment sans discernement que, pour s’établir, l’Europe a besoin d’une référence à un un-identique, à une culture originaire (déclarée d’emblée “ commune ”) mais sans effectivité. Que, pour s’asseoir dans le monde, se rendre crédible aux yeux de ses citoyens, et se reconnaître elle-même, l’Europe doit disposer de biens communs puisés dans les corps nationaux constitués. Autant affirmer que l’Europe ne peut s’imposer à elle-même et aux autres sans passer par la reconstitution d’un mythe européen indiscutable, et par la fixation de biens culturels de référence déjà existants (et valorisés parce que passés). Sans doute est-ce ce qui arrive à la IX° Symphonie de Ludwig van Beethoven, lorsque, ainsi saisie, elle n’est plus entendue comme une protestation universelle mais comme l’objet d’un sens commun confortable pour l’oreille (3).
Ainsi va la fonction du mythe. Du mythe d’une téléologie culturelle qui, de miracle grec en chrétienté du Moyen Âge, de philosophie des Lumières en invention de la démocratie moderne, aboutirait par accumulation à l’unité définitivement instaurée d’une Europe en paix avec elle-même (et avec le monde ?).
Pourtant, même s’il existe un héritage culturel en Europe – au demeurant des œuvres de toutes sortes qui permettent de combattre la confusion courante entre culture, information et communication -, l’héritage n’est pas une dette (4). Et la constitution puis l’extension d’un espace public aurait au moins le mérite de rappeler que tout est discutable, que le collectif n’est pas décretable, que le “ faire ” vaut mieux que l’“ avoir ” et que l’opinion n’est pas l’opinion publique. Du moins si on rappelle que dans “ opinion publique ”, nous distinguons trois significations (en contradiction les unes avec les autres) :
(1) L'opinion ou discours non réfléchi, ce qui est reçu de confiance et non discuté, croyance, puisque ce terme renvoie au grec doxa, et à un dérivé du verbe latin opinari, croire que ; au sens de doxa, remarque Hegel, le mot opinion en allemand, meinung, dérive de mein, et renvoie à une conception qui est “ mienne ” et n'a rien d'universel, soit une pensée contingente ; elle est souvent objet de mépris, dans la mesure où elle manifeste une réification. Cette opinion se contente d’une conscience diffuse de l’Europe (évocation du mot, référence publicitaire, plaisir du tourisme, cinéma).
(2) L'opinion publique (celle des sondages, des médias auxquels on peut opposer le principe de délibération) rapportable parfois à la moyenne statistique des opinions de tous les individus dans le cadre des moyens de communication de masse (sondages). Cette opinion n’existe qu’à l’état de calcul.
(3) L’opinion publique, au sens de la philosophie politique contemporaine, ou la fonction de contrôle exercée dans une société démocratique, une instance objective de discussion, une Oeffentlichkeit, c’est-à-dire un jugement public, produit d’un espace de discussion et de confrontation des opinions dans une perspective collective. Cette opinion peut valoir comme contre-pouvoir, sans pouvoir passer pour une conscience politique européenne.
Comment ne pas observer l’interaction de ces trois registres de signification dans les événements les plus récents. Il y a quelques mois, ne célébrait-on pas “ l’opinion publique européenne ” révélée par le refus de la guerre d’Irak ? Une “ opinion publique ” très opposée à la guerre. Juste avant qu’on ne découvre (4 novembre 2003), par sondage interposé, que “ l’opinion européenne ” repose sur une conception du monde sans doute un peu simplifiée (5). Enfin, sur la question européenne, il a longtemps été d’usage d’opposer “ l’enthousiasme ” des élites, convaincues que leur horizon ne pouvait plus se borner aux frontières nationales, à la frilosité des peuples, supposés attachés à leurs acquis identitaires. Alors que de nos jours, on voit s’affirmer un euroscepticisme dans les élites, tandis que la publicité cinématographique pour l’Europe est très ouverte.
Voilà qui pose encore de nouvelles questions.
Des réseaux contre un climat.
Pour éviter, par conséquent, que l’Europe ne soit identifiée à de tels lieux communs, revenons à l’essentiel. En commençant, pourquoi pas ?, par le malaise qui saisit cette identité politique de l’Europe contemporaine que l’on croit acquise : Quel type de démocrate voulons-nous devenir ? Se faire (ou se vouloir, mais pas “ être ”) européen, nous semble-t-il, c’est conférer une fonction centrale à l’invention d’une société politique européenne et au recommencement démocratique dont nous devons nous faire sans cesse responsables dans une histoire qui n’est pas achevée. Quelles peuvent être désormais les conditions du devenir citoyen européen ? Dépassant les définitions de l’identité politique par la nation souveraine, le territoire ou l’unité de la langue – les anciens principes de civilité, légalité, publicité (6) qui à certains égards ont eu leur histoire d’enthousiasme avant d’être mis en crise -, mais refusant aussi la définition par le seul critère du fait d’habiter sur le même lieu ou le critère du marché, il importe de s’obliger à repenser la question politique dans des termes inédits. Lesquels pourraient avoir pour objet un pouvoir de faire (et non pas d’être ou d’avoir). Par exemple : la formation à l’exercice de la reconnaissance réciproque, de la reconnaissance des différends, la mise au jour des zones de non-parole, la mise en œuvre d’un universel concret et l’intériorisation d’une conception du changement non réductible à celle que véhicule l’Etat (reconnaissance, solidarité, responsabilisation, transformation).
Car la perspective que nous défendons émerge à la croisée d’autres ressources que celles d’une recherche des origines indiscutables. Elle naît en premier lieu négativement : à l’encontre de ceux qui ne cessent, à propos de l’Europe, de se satisfaire d’un climat ou d’une incantation, à l’encontre de ceux qui veulent promouvoir un sentiment européen, ou une nouvelle conscience tribale, voire un simple désir de voyager. Elle naît en second lieu positivement : à partir de la saisie conceptuelle des nombreux réseaux qui tentent de se soustraire à ces tendances, et de regarder en face la tâche qui nous incombe : inventer et produire une histoire à l’échelle de nos désaccords réfléchis.
Depuis sa constitution (Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer, etc.), l’archipel européen a bien changé et le sens de l’histoire aussi. Dès lors, nous avons derechef à inventer, et en particulier, de nos jours, à re-faire encore l’Europe. Mais, entendons-nous bien sur ce plan, on ne peut re-faire que ce qui a déjà été fait. C’est même la vertu du préfixe “ re-”, qui indique un cheminement inachevé. La signification du préfixe “ re-” n’est ni de retour vers ce qui existait avant ni de réitération de ce qui est opposé. Elle ne soutient ni le côté du regret d’un passé national ni le côté d’un présent tourné en désespoir. Le “ re-” que nous défendons vise à nous pousser à passer d’une limite à une autre. C’est sans aucun doute notre utopie, mais elle est ancrée dans l’idée selon laquelle la démocratie vit sans références assurées. La démocratie vit sans cesse d’une crise des formes potentielles de l’unité et de l’universel (7).
De nombreux réseaux de pratiques et de recherches – qui se refusent donc à la cohabitation ou à la juxtaposition des femmes et des hommes, en se prêtant à l’exercice du dialogue et de sa sociabilité - assurent déjà à l’Europe des assises. Des réseaux dans lesquels les citoyennes et les citoyens sont susceptibles d’exercer leur discernement, peuvent s’efforcer de modifier quelque chose là où ils savent qu’ils ont quelques compétences (réseaux artistiques, culturels, scientifiques, etc.). Pensons à la présence publique des revues qui diffusent des textes et articles d’une langue dans une autre (Vocable et le regretté Liber), pensons aux artistes qui organisent des correspondances entre des chanteurs de langues différentes (Stephan Eicher, chanteur Suisse cependant, édite Taxi Europa, en chantant avec l’Italien Max Gazzé et l’Allemand Herbert Grönemeyer), pensons encore aux éditeurs qui font circuler des idées et des traductions d’un pays à un autre (et il est, sur ce plan, des éditeurs spécialisés), voire aux Universités (8). Nous allons y revenir.
Ce qui importe, face à ces faits, est de comprendre comment des lieux de circulation s’organisent qui, très largement, évitent de se figer, de se laisser enfermer, ou de tomber sous des modèles anciens. En ce point, revient même la question du “ lieu ” de l’Europe, telle que nous la posions ci-dessus. Si dans le cours ordinaire du langage, le lieu est un territoire, un morceau d’étendue, une partie, par exemple, de l’espace-monde distinguée des autres parties, cette Europe ne saurait être un tel lieu, puisqu’il s’agit de l’enfermer dans une localisation immuable. De tels lieux, d’ailleurs, il faudrait sans cesse refaire le contenu puisque la vacuité de leur contenu saute aux yeux. Et si, tenant au précédent, le lieu peut être aussi un point de visée qui se donne pour exemplaire, l’Europe ne saurait non plus être un tel lieu, alors que nous avons tant à attendre de ceux que nous avons soumis à notre ordre. Le lieu de l’Europe pourrait être encore un lieu géométrique réunissant, par des propriétés semblables, des points dispersés. Mais c’est déjà ce que le marché accomplit, par exemple, en instaurant un lieu de gestion abstraite, homogénéisante par la compétitivité et libérale dans l’organisation de ses flux.
Un espace public.
On y a sans doute tellement référé qu’il ne reste plus de l’idée d’espace public que ce que donnent à lire son nom et des usages banals. Parmi les thèses précises qui constituent par contre sa promotion (9), il en est qui nous permettent de développer une imagination politique dont il importe de profiter. Pourquoi la formation d’une opinion publique européenne ne contribuerait pas à définir des canaux dans lesquels se diffuseraient des idées et des concepts susceptibles d’aider à conduire des débats contradictoires sur nos perspectives communes et nos différends, et l’image à donner à la société future ? Un tel espace public forgerait, dans la distance réciproque et l’émergence de ces différends, un support de reconnaissances, un lieu de repérage des compétences, un espace de discussion. Il ouvrirait des facilités diverses d’association, en offrant un modus vivendi de civilité (10), d’échange et de liaison.
De la possibilité d’un tel espace, on s’avise vite, lorsqu’on entend les philosophes refuser la simple coexistence de leurs travaux, et chercher à relier les structures qu’ils élaborent. À l’évidence, la question de l’Europe ne laisse guère que quelques philosophes indifférents. Les autres ne le sont ni quant à sa formulation, ni quant au jour sous lequel cette formulation fait paraître les affaires de la cité. N’en prendrait-on pour témoin que les nombreux discours publiés par des philosophes contemporains, lesquels ont pour objet la mémoire européenne (Paul Ricoeur), l’espace public européen (Jürgen Habermas), l’héritage européen (Hans Georg Gadamer), les déclinaisons de l’Europe (Massimo Cacciari), les diverses explorations autour du mythe de son origine voire la déconstruction de sa prétendue exemplarité (Jacques Derrida), ou les précautions à prendre (Peter Sloterdijk), on ne balancerait pas à l’affirmer. Mais on le comprend avec plus d’acuité encore à écouter leurs vives polémiques autour de la teneur de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la citoyenneté européenne, voire la réélaboration des concepts de solidarité et de dignité à destination de la définition d’une politique philosophique européenne.
Pourrait-il, d’ailleurs, en être autrement ? Ni oracles, ni devins, ni prophètes, ni dépositaires d’un trésor sacré, les philosophes ont en revanche des raisons philosophiques de s’y intéresser. C’est-à-dire des raisons promotrices, à l’heure même où il faut penser l’Europe en même temps qu’elle se refait. Et en matière de projets d’interactions culturelles, ils peuvent emprunter des leçons – la première : la traduction - aux réseaux, certes plus ou moins confidentiels, que la philosophie tisse sur le territoire européen depuis des lustres (11) (d’autant plus fondés à être étendus qu’ils font la démonstration d’un paradoxe essentiel : les philosophes travaillent à partir de leur langue natale et en la développant se séparent le plus nettement les uns des autres, mais, plus ils travaillent à fortifier une pensée, plus ils ont besoin d’élargir le cercle de leur confrontation aux autres philosophes des autres langues ; l’apparente réserve de leur langue de référence se mue en appel à la traduction). De surcroît, au coeur des systèmes d’écho auxquels se prêtent les différentes œuvres humaines, ils peuvent puiser des arguments susceptibles de convaincre de la possibilité de réaliser un universel concret ancré dans le concept d’un héritage sans testament. Où l’on voit que, si les philosophes ne se risquent pas ou peu à parler des règlements à édicter et de directives à prendre immédiatement, ils ont en tout cas, concernant la forme de l’Europe, des propositions à rendre publiques.
Revenons alors sur les éléments cités en tête de cette brève enquête. Tous les thèmes cités ci-dessus doivent être discutés. Les commentateurs ont généralement trop impliqué l’idée européenne dans des notions de repères, d’origine, d’identité. Et si on refusait de poser les problèmes en termes narcissiques d’origine, en les posant en termes de pluriel qui se donne les moyens de s’unir ? L’Europe, une culture sans foyer originel ferme et sacré ? Mais qui puiserait à tous les possibles en les choisissant comme autant d’amers pour nourrir son avenir (12). Est-on obligé de croire que l’Europe est le résultat d’une merveilleuse téléologie engendrée jadis sur le sol de la Grèce ? Au vrai, il n’est même pas certain que les hagiographes ou les détracteurs de l’Europe croient vraiment à l’un ou l’autre de ces discours, qui ne reposent que sur une inversion d’accent.
À nos yeux, l’Europe est plus précisément le lieu d’une tâche infinie, une manière d’explorer sans cesse les règles envisageables de l’existence afin de doter de formes légitimes les rapports entre les humains, et sans doute, aujourd’hui encore, l’un des lieux d’expérience privilégié des réponses aux questions concernant les modalités de l’unité sociale et politique.
Mais nous avons du mal à reconnaître la tâche qui nous incombe dans le processus-Europe. Encore, tout le monde consent-il que nous ayons une histoire. Mais celle-ci est trop souvent jugée selon les critères du progrès moderne ou du dégoût postmoderne. Nous pâtissons de telles appréciations confuses, débouchant sur deux formules politiques abstraites concernant ce qu’il est convenu d’appeler la transmission : accumulons ou répétons ! (13). Pourtant, l’Europe a sa principale signification dans l’intelligence d’une histoire qui est, en réalité, une histoire des différends et des ruptures qui l’ont amenée à déployer, au cours de multiples circonstances, des polémiques autour de concepts et d’œuvres, des propositions d’existence divergentes, des aventures de destruction sur lesquelles nous avons à nous interroger encore, mais aussi des figures de l’altérité très ethnocentrées et des pratiques de la servitude gravement offensantes.
Quoi de plus remarquable alors que de cesser de se prendre à des illusions plaisantes d’exemplarité, de centralité, de vertu et de prospérité ! Redonnons-nous plutôt les moyens de nous remettre à l’épreuve de nous-mêmes, de nous penser sans valider exclusivement des liens d’intérêt et de profit. Nul n’est héritier s’il n’est capable d’être initiateur !
C’est l’exercice du désaccord qui a amené l’Europe contemporaine, institutionnelle, à inventer une situation nouvelle, à son commencement. Non pour nous faire croire que tout allait s’arrêter d’un coup ou pour figer toutes choses dans une paix abstraite. Mais pour nous apprendre que cet exercice est sans fin, puisque c’est celui de transformer des obstacles en actions propices à des accords et des solidarités, sans jamais perdre l’enthousiasme de nouveaux commencements toujours envisageables.
Se déprendre de soi.
Il existe aussi des débats qui ne se laissent ranger sous aucune des disciplines représentées par les experts européens. Ils relèvent non moins directement d’un espace de discussion européen et des réseaux de discussion dont nous traitons ici. Songez, par exemple, aux problèmes des décalages entre les opinions publiques et les décisions du gouvernement et des experts, aux problèmes des frontières de l’Europe (fermeture, autarcie, mondialisation et immigration), aux problèmes posés par la laïcité en Europe, par le droit sur l’avortement, sur le divorce, la solidarité, aux problèmes enfin posés par la définition de la citoyenneté et par l’émergence d’une conscience politique européenne. Sur tous ces plans, nous manquons d’instances culturelles européennes (et aussi d’instances artistiques critiques européennes). Nous devrions nous battre pour imposer l’existence d’un espace européen de la culture et des arts, pour qu’émerge vraiment cette opinion publique européenne qui devrait être alors à la hauteur des enjeux de l’époque, et susceptible de multiplier les interférences entre les citoyens (sans hégémonie).
Un immense développement est possible qui s’ancrerait dans des dynamiques de déprise de soi opérées par chaque corps culturel puis politique. Car cet espace européen doit s’appuyer sur des manières inédites de défaire un héritage de caractères nationaux qui enferment, d’identifications nationales, de primauté de langue unique identifiée à la culture, de classifications qui cloisonnent les cultures et organisent des concurrences (14).
À cet égard, le choix d’une citoyenneté supranationale, actuellement proposé à chacun, se contente de déplacer à un échelon supérieur des caractères déjà en vigueur dans les corps nationaux. La supranationalité envisagée reproduit la même définition normative de la concitoyenneté que celle des nations, sauf extension dans l’espace géographique. L’équation nation = citoyens = souveraineté et homogénéité est remplacée par l’équation Europe = citoyens européens = souveraineté et homogénéité. On ne propose rien d’autre que de faire correspondre à chaque citoyen un nouveau domaine de référence de son existence et de son pouvoir. Mais ce transfert d’échelon n’offre pas plus de moyen d’action, de prise sur les décisions, de disposition réelle à l’échange. Parfois même il suscite la peur qui alimente les populismes.
Or, l’échange ne doit pas être seulement possible, il doit être effectif pour que l’Europe devienne l’utopie d’une cité autrement constituée. Il en est de même pour les répercussions culturelles. Le décloisonnement, l’échange, la traduction, ne consiste pas à inventer du nouveau à tout prix, si ce nouveau est un effet du commerce culturel. Toute traduction peut consister d’abord à regarder d’abord les mêmes cultures mais autrement, à imposer une compréhension de la culture européenne qui ne regarde plus les références habituelles comme des cultures nationales, fortement cloisonnées, mais comme complémentaires, en discussion, et dans l’unité de leur mouvement de dépassement.
Voilà qui devrait conduire, par des interrogations, à une réflexion critique sur nous-mêmes, à faire le projet d’une relance des questions culturelles dans une autre direction, et en particulier dans la direction de leur dépassement dans un espace politique effectif. L’Europe (son idée, sa pratique) n’a nulle autorité à suspendre les interrogations, en croyant tout résoudre par des procédures. Elle doit au contraire – si elle est autre chose qu’un principe d’utilité - multiplier les interrogations. Elle doit surtout rendre hommage à ce qui, en elle, demeure minoritaire : les orientations éthiques (la récente réunion des abolitionnistes à Strasbourg en donne l’exemple, comme la question du “ devoir d’ingérence ”), la culture, les arts et les sciences, c’est-à-dire autant de pratiques au sein desquelles s’explorent sans fin la capacité des hommes à échanger pour mettre à l’épreuve du collectif, à se déprendre de leurs habitudes afin d’élever toujours plus haut leur humanité, à re-faire sans cesse les règles qui donnent une forme à leur existence et à leur pensée. L’Europe doit devenir le milieu d’exercice de règles infiniment discutables.
Notes :
* L’auteur : Philosophe, Docteur en philosophie, Paris.
(1) Signaler cela ne signifie pas qu’il faille sacraliser, comme l’accomplit toute une cléricature européenne, un modèle plus ou moins idéalisé de l’Europe des Lumières. Nous en tirerons moins l’idée d’une tradition, que l’idée d’une confrontation.
(2) L’“ Europe chrétienne ”, dans la version des actuels dirigeants polonais (heureusement battue en brèche par Adam Michnik), et dont on sait qu’elle néglige les guerres sur lesquelles cette Europe repose : cf. John V. Tolan, Les Sarrasins, L’Islam dans l’imagination européenne au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2003, et Jean Dujardin, L’Eglise catholique et le peuple juif, un autre regard, Paris, Calmann-Lévy, 2003. Sur tous ces débats, lire la revue Regards sur l’Actualité, “ Constitution de l’Europe, le projet ”, Paris, La Documentation française, N° 294, Octobre 2003.
(3) Commandée à Beethoven en 1817 par la Royal Philarmonic Society de Londres, cette partition que l’auteur mettra six ans à écrire était aussi le morceau préféré de Hitler, qui le faisait jouer à chacun de ses anniversaires. Elle a été choisie comme hymne par la Rhodésie blanche (actuel Zimbabwe), a été jouée lors de la cérémonie d’investiture de François Mitterrand, et est depuis 1972 l’hymne officiel de l’Union européenne. La partition originale est classée par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité. Mais qui a lu le poème source de Friedrich von Schiller, An die Freude (cf. Anthologie bilingue de la poésie Allemande, Paris, Pléïade, Gallimard, 1965, p. 430) ?
(4) Marc Crépon, Les Géographies de l’esprit, Paris, Payot, 1996.
(5) Les sondages eux-mêmes se réalisent désormais à l’échelle européenne. Sources : Pew Global Attitudes Project, Worldviews, CSA, ainsi que la Commission européenne. Cf. Le commentaire de Eddy Fougier, dans Libération, Vendredi 28 Novembre 2003, p. 36.
(6) Jean-Marc Ferry, De la civilisation, Paris, Cerf, 2001.
(7) Louise Bénat Tachot et Serge Gruzinski (dir.), Passeurs culturels, Mécanismes de métissage, Paris, Presses universitaires de Marne-La-Vallée, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2001. Le festival Etonnants Voyageurs (Saint-Malo), cette année, s’est consacré aux espaces interstitiels entre les cultures européennes avec des écrivains comme J.M. Le Clézio, Giles Foden, Atik Rahimi, etc.
(8) L’Université de Nanterre a organisé une Encyclopédie Sonore, accessible à tous, sur Internet, diffusée dans toute l’Europe, et dans laquelle se trouvent disponibles plus de 5000 heures de cours : www. e-sonore.org
(9) Jürgen Habermas, L’Espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1986. Et des notations critiques, dans Jacques Lévy et Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003. Voir aussi : Collectif, Des “ nous ” et des “ Je ” qui inventent la cité, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2003.
(10) Si au XVIII° siècle (note Daniel Roche, dans La République des lettres, Paris, Fayard, 1996), la sociabilité culturelle (Académies, correspondances, etc.) a peu à peu permis la constitution d’une opinion publique comblant petit à petit le vide existant entre l’Etat et les citoyens, qu’en est-il de nos jours ?
(11) La ville de Sélestat (successivement française et allemande), par exemple, conserve la Bibliothèque Humaniste, qui est la plus ancienne bibliothèque publique de France et recèle plus de 2000 ouvrages exceptionnels, cf. Fondée par Jean de Westhuss en 1452. Elle réunit la bibliothèque privée de Beatus Rhenanus (1485-1547), un philologue et ses contemporains Hans Wimpfeling (1450-1528), Jakob Spiegel (1483-1547) et Martin Bucer (1491-1551).
(12) John McGahern, Pour qu’ils soient face au soleil levant, Paris, Albin Michel, 2003 : “ Savoir d’où nous venons n’a aucune importance. Un bon écrivain parle de la condition humaine. Flaubert aurait fait un très bon écrivain irlandais… ”. On pourrait citer aussi Italo Calvino ou Odön von Horvath.
(13) À cette Europe, il faudra alors un panthéon. Pour susciter de la foi, pour célébrer les fondateurs, pour arranger sa mémoire. Mais soit son panthéon sera construit de la somme des anciens panthéons, soit il sera constitué par des références communes, soit il sera construit avec de nouvelles références. Il y a cependant d’autres solutions, soit aucun panthéon, soit les noms des femmes et des hommes qui ne relèvent d’aucune culture nationale parce que leur œuvre a dépassé ces frontières : par exemple, ceux qui en Europe se sont attachés à casser le moule des appartenances nationales.
(14) Quelques travaux sur ce plan : l’artiste Jochen Gerz, Le monument vivant de Biron, Arles, Actes Sud, 1996, ou l’artiste Stephan Weitzel, Res publica (œuvre exposée récemment à Paris, une œuvre qui met en perspective notre conception euro-continentale), et quelques-uns des travaux exposés à Lille, à l’occasion de la nomination de cette ville comme Capitale européenne de la Culture, 2004. Mais aussi : L’exposition du Palais de Tokyo, GNS, Global Navigation Sytem. Occasion nous est ainsi donnée de réfuter l’affirmation un peu simple selon laquelle l’art contemporain est inexistant ou inconsistant du fait de la disparition même des avant-gardes qui, elles-mêmes, ont disparu sous le coup du dépérissement des significations émancipatrices. Or, si l’art contemporain a cessé de croire à l’émancipation politique, il n’a pas cessé de croire que les hommes peuvent quelque chose à la situation qui est la leur. Il prouve même que nous pouvons encore faire quelque chose. Jean-Luc Nancy précise à juste titre que : “ Nous sommes devenus plus sobres, plus retenus : en apparence, moins prêts à un projet libérateur, mais en profondeur, beaucoup plus attentifs et exigeants sur ce que peut être “ la liberté ” ” (in Le Philosophoir, N° 7, Hiver 1999, Paris).
En évitant ou contournant une telle question, le pouvoir que nous pouvons acquérir sur l’élaboration de la perspective européenne est obéré par des vues complaisantes qui considèrent l’Europe non à partir d’une réalité à construire mais à partir d’un principe d’utilité ou à partir d’illusions confortables à entretenir. L’Europe, qui à certains égards peut contribuer à promouvoir une utopie ou un idéal politique momentané, s’y trouve ravalée au rang d’une composition réifiée. Cette dernière consiste à placer sous le mot “ Europe ” une entité collective déjà donnée (dans une géographie, une histoire, un marché ou une culture), dont on cherche ensuite à rapporter sans cesse le contenu à un hypothétique fondement ou une hypothétique origine plutôt qu’aux pratiques enthousiastes d’un avenir à produire. L’Europe n’y est donc pas affaire de pratique, mais de fondement, et en l’occurrence de stéréotype d’unité (2).
Or, il existe actuellement en Europe, des pratiques qui se déploient sur un autre modèle, en dessinant tendanciellement un espace public européen (en rectification et approfondissement permanent). Les pratiques, par exemple, de nombre d’intellectuels européens (artistes, savants, philosophes, etc.), sont loin de pouvoir être cantonnées au genre d’espace abstrait indiqué ci-dessus. Pensons en particulier aux pratiques de la traduction, de la coordination ou de la circulation des idées et des recherches. Il n’est déjà pas certain que les intellectuels ou les chercheurs, ou les citoyennes et citoyens qui s’attachent à forger l’Europe de demain (réseaux de citoyens, échanges culturels) aiment à se réclamer, pour eux-mêmes, d’un sol, d’un socle de rattachement, ou d’un lien culturel fondateur. A fortiori, s’agissant d’une cité à construire, il n’est pas souhaitable du tout qu’on se réclame d’une essence, d’une nature ou d’un sol, fut-il de culture et de pensée.
Et il nous semble que sur la question centrale de la culture européenne, ou du “ lien et lieu commun ” européen, d’autres discussions se profilent qui ont le mérite de ne pas se laisser intégrer à des visions simplistes ou réactives. Ce sont autant de résistances, qui pourraient bien aider à édifier un espace public européen, l’espace d’une opinion publique susceptible de s’opposer aux stéréotypes et aux discours bavards portant sur l’existence déjà donnée d’une culture européenne dans une quelconque origine.
Une opinion, mais quelle opinion ?
Pour devenir européen, en fin de compte, il faut vouloir que certaines choses nous arrivent (un futur, une histoire), et en particulier vouloir penser de nouvelles configurations politiques et culturelles. Que peuvent le marché ou l’Euro pour aider à s’orienter dans le rapport avec les autres et découvrir dans l’action le sens de ce que nous voulons produire ? Tels que nous nous laissons faire par eux, nous sommes certes capables de supporter longtemps la platitude de la finance, mais la fadeur de cette Europe économique n’échappe pas à ceux qui pensent en termes de solidarité et de dignité. Nul ne saura indéfiniment gré au marché de ses liens abstraits, sauf à mettre l’existence humaine au niveau de son formalisme. Et si nous préférons nous situer sur le plan du seul marché, c’est que nous laissons le marché avoir une opinion sur nous sans chercher à avoir une opinion sur lui.
En basculant sur le plan de la culture et de la politique, cependant, les questions changent, mais ne disparaissent pas. Au contraire. La question, en tout cas, se renouvelle de savoir si, afin de faire de l’Europe une figure privilégiée de l’avenir, il convient de l’ancrer dans le dessin d’une culture unique et homogène. Si on répond positivement à cette question, acceptera-t-on d’en faire une sorte d’exigence aveugle destinée uniquement à produire quelque chose (une conscience collective européenne) qui ne serait pas appelé profondément par les citoyennes et les citoyens eux-mêmes. Car, c’est déjà ce qui se produit dans les discours les plus courants (ceux de l’Etat administratif européen à l’échelle duquel on raisonne en termes d’imposition, non de discussion). C’est dire qu’on y est incapable de prendre au sérieux le dilemme devant lequel nous nous trouvons : Cette culture européenne, doit-elle promettre une forme de communauté et de co-existence identique à celle qui structurait les nations qui la composent encore (unité formelle sur la base du mythe exclusif de la nation et de son origine) ; ou doit-elle affirmer et déployer un “ nous ” inédit (ni manichéen ni exclusif) ? Or, justement, si l’Europe veut être une nouvelle cité, elle ne peut reposer sur un repli régressif ou sur la reformulation des principes de la nation à une échelle plus élevée. Voilà où une opinion publique européenne est requise, qui doit construire les arguments qui feront obstacle à la première solution et rendront la seconde viable.
Placé hors de toute discussion et de tout espace public de discussion, ce qui se répand actuellement décline une perspective réifiante. Les “ experts ” affirment sans discernement que, pour s’établir, l’Europe a besoin d’une référence à un un-identique, à une culture originaire (déclarée d’emblée “ commune ”) mais sans effectivité. Que, pour s’asseoir dans le monde, se rendre crédible aux yeux de ses citoyens, et se reconnaître elle-même, l’Europe doit disposer de biens communs puisés dans les corps nationaux constitués. Autant affirmer que l’Europe ne peut s’imposer à elle-même et aux autres sans passer par la reconstitution d’un mythe européen indiscutable, et par la fixation de biens culturels de référence déjà existants (et valorisés parce que passés). Sans doute est-ce ce qui arrive à la IX° Symphonie de Ludwig van Beethoven, lorsque, ainsi saisie, elle n’est plus entendue comme une protestation universelle mais comme l’objet d’un sens commun confortable pour l’oreille (3).
Ainsi va la fonction du mythe. Du mythe d’une téléologie culturelle qui, de miracle grec en chrétienté du Moyen Âge, de philosophie des Lumières en invention de la démocratie moderne, aboutirait par accumulation à l’unité définitivement instaurée d’une Europe en paix avec elle-même (et avec le monde ?).
Pourtant, même s’il existe un héritage culturel en Europe – au demeurant des œuvres de toutes sortes qui permettent de combattre la confusion courante entre culture, information et communication -, l’héritage n’est pas une dette (4). Et la constitution puis l’extension d’un espace public aurait au moins le mérite de rappeler que tout est discutable, que le collectif n’est pas décretable, que le “ faire ” vaut mieux que l’“ avoir ” et que l’opinion n’est pas l’opinion publique. Du moins si on rappelle que dans “ opinion publique ”, nous distinguons trois significations (en contradiction les unes avec les autres) :
(1) L'opinion ou discours non réfléchi, ce qui est reçu de confiance et non discuté, croyance, puisque ce terme renvoie au grec doxa, et à un dérivé du verbe latin opinari, croire que ; au sens de doxa, remarque Hegel, le mot opinion en allemand, meinung, dérive de mein, et renvoie à une conception qui est “ mienne ” et n'a rien d'universel, soit une pensée contingente ; elle est souvent objet de mépris, dans la mesure où elle manifeste une réification. Cette opinion se contente d’une conscience diffuse de l’Europe (évocation du mot, référence publicitaire, plaisir du tourisme, cinéma).
(2) L'opinion publique (celle des sondages, des médias auxquels on peut opposer le principe de délibération) rapportable parfois à la moyenne statistique des opinions de tous les individus dans le cadre des moyens de communication de masse (sondages). Cette opinion n’existe qu’à l’état de calcul.
(3) L’opinion publique, au sens de la philosophie politique contemporaine, ou la fonction de contrôle exercée dans une société démocratique, une instance objective de discussion, une Oeffentlichkeit, c’est-à-dire un jugement public, produit d’un espace de discussion et de confrontation des opinions dans une perspective collective. Cette opinion peut valoir comme contre-pouvoir, sans pouvoir passer pour une conscience politique européenne.
Comment ne pas observer l’interaction de ces trois registres de signification dans les événements les plus récents. Il y a quelques mois, ne célébrait-on pas “ l’opinion publique européenne ” révélée par le refus de la guerre d’Irak ? Une “ opinion publique ” très opposée à la guerre. Juste avant qu’on ne découvre (4 novembre 2003), par sondage interposé, que “ l’opinion européenne ” repose sur une conception du monde sans doute un peu simplifiée (5). Enfin, sur la question européenne, il a longtemps été d’usage d’opposer “ l’enthousiasme ” des élites, convaincues que leur horizon ne pouvait plus se borner aux frontières nationales, à la frilosité des peuples, supposés attachés à leurs acquis identitaires. Alors que de nos jours, on voit s’affirmer un euroscepticisme dans les élites, tandis que la publicité cinématographique pour l’Europe est très ouverte.
Voilà qui pose encore de nouvelles questions.
Des réseaux contre un climat.
Pour éviter, par conséquent, que l’Europe ne soit identifiée à de tels lieux communs, revenons à l’essentiel. En commençant, pourquoi pas ?, par le malaise qui saisit cette identité politique de l’Europe contemporaine que l’on croit acquise : Quel type de démocrate voulons-nous devenir ? Se faire (ou se vouloir, mais pas “ être ”) européen, nous semble-t-il, c’est conférer une fonction centrale à l’invention d’une société politique européenne et au recommencement démocratique dont nous devons nous faire sans cesse responsables dans une histoire qui n’est pas achevée. Quelles peuvent être désormais les conditions du devenir citoyen européen ? Dépassant les définitions de l’identité politique par la nation souveraine, le territoire ou l’unité de la langue – les anciens principes de civilité, légalité, publicité (6) qui à certains égards ont eu leur histoire d’enthousiasme avant d’être mis en crise -, mais refusant aussi la définition par le seul critère du fait d’habiter sur le même lieu ou le critère du marché, il importe de s’obliger à repenser la question politique dans des termes inédits. Lesquels pourraient avoir pour objet un pouvoir de faire (et non pas d’être ou d’avoir). Par exemple : la formation à l’exercice de la reconnaissance réciproque, de la reconnaissance des différends, la mise au jour des zones de non-parole, la mise en œuvre d’un universel concret et l’intériorisation d’une conception du changement non réductible à celle que véhicule l’Etat (reconnaissance, solidarité, responsabilisation, transformation).
Car la perspective que nous défendons émerge à la croisée d’autres ressources que celles d’une recherche des origines indiscutables. Elle naît en premier lieu négativement : à l’encontre de ceux qui ne cessent, à propos de l’Europe, de se satisfaire d’un climat ou d’une incantation, à l’encontre de ceux qui veulent promouvoir un sentiment européen, ou une nouvelle conscience tribale, voire un simple désir de voyager. Elle naît en second lieu positivement : à partir de la saisie conceptuelle des nombreux réseaux qui tentent de se soustraire à ces tendances, et de regarder en face la tâche qui nous incombe : inventer et produire une histoire à l’échelle de nos désaccords réfléchis.
Depuis sa constitution (Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer, etc.), l’archipel européen a bien changé et le sens de l’histoire aussi. Dès lors, nous avons derechef à inventer, et en particulier, de nos jours, à re-faire encore l’Europe. Mais, entendons-nous bien sur ce plan, on ne peut re-faire que ce qui a déjà été fait. C’est même la vertu du préfixe “ re-”, qui indique un cheminement inachevé. La signification du préfixe “ re-” n’est ni de retour vers ce qui existait avant ni de réitération de ce qui est opposé. Elle ne soutient ni le côté du regret d’un passé national ni le côté d’un présent tourné en désespoir. Le “ re-” que nous défendons vise à nous pousser à passer d’une limite à une autre. C’est sans aucun doute notre utopie, mais elle est ancrée dans l’idée selon laquelle la démocratie vit sans références assurées. La démocratie vit sans cesse d’une crise des formes potentielles de l’unité et de l’universel (7).
De nombreux réseaux de pratiques et de recherches – qui se refusent donc à la cohabitation ou à la juxtaposition des femmes et des hommes, en se prêtant à l’exercice du dialogue et de sa sociabilité - assurent déjà à l’Europe des assises. Des réseaux dans lesquels les citoyennes et les citoyens sont susceptibles d’exercer leur discernement, peuvent s’efforcer de modifier quelque chose là où ils savent qu’ils ont quelques compétences (réseaux artistiques, culturels, scientifiques, etc.). Pensons à la présence publique des revues qui diffusent des textes et articles d’une langue dans une autre (Vocable et le regretté Liber), pensons aux artistes qui organisent des correspondances entre des chanteurs de langues différentes (Stephan Eicher, chanteur Suisse cependant, édite Taxi Europa, en chantant avec l’Italien Max Gazzé et l’Allemand Herbert Grönemeyer), pensons encore aux éditeurs qui font circuler des idées et des traductions d’un pays à un autre (et il est, sur ce plan, des éditeurs spécialisés), voire aux Universités (8). Nous allons y revenir.
Ce qui importe, face à ces faits, est de comprendre comment des lieux de circulation s’organisent qui, très largement, évitent de se figer, de se laisser enfermer, ou de tomber sous des modèles anciens. En ce point, revient même la question du “ lieu ” de l’Europe, telle que nous la posions ci-dessus. Si dans le cours ordinaire du langage, le lieu est un territoire, un morceau d’étendue, une partie, par exemple, de l’espace-monde distinguée des autres parties, cette Europe ne saurait être un tel lieu, puisqu’il s’agit de l’enfermer dans une localisation immuable. De tels lieux, d’ailleurs, il faudrait sans cesse refaire le contenu puisque la vacuité de leur contenu saute aux yeux. Et si, tenant au précédent, le lieu peut être aussi un point de visée qui se donne pour exemplaire, l’Europe ne saurait non plus être un tel lieu, alors que nous avons tant à attendre de ceux que nous avons soumis à notre ordre. Le lieu de l’Europe pourrait être encore un lieu géométrique réunissant, par des propriétés semblables, des points dispersés. Mais c’est déjà ce que le marché accomplit, par exemple, en instaurant un lieu de gestion abstraite, homogénéisante par la compétitivité et libérale dans l’organisation de ses flux.
Un espace public.
On y a sans doute tellement référé qu’il ne reste plus de l’idée d’espace public que ce que donnent à lire son nom et des usages banals. Parmi les thèses précises qui constituent par contre sa promotion (9), il en est qui nous permettent de développer une imagination politique dont il importe de profiter. Pourquoi la formation d’une opinion publique européenne ne contribuerait pas à définir des canaux dans lesquels se diffuseraient des idées et des concepts susceptibles d’aider à conduire des débats contradictoires sur nos perspectives communes et nos différends, et l’image à donner à la société future ? Un tel espace public forgerait, dans la distance réciproque et l’émergence de ces différends, un support de reconnaissances, un lieu de repérage des compétences, un espace de discussion. Il ouvrirait des facilités diverses d’association, en offrant un modus vivendi de civilité (10), d’échange et de liaison.
De la possibilité d’un tel espace, on s’avise vite, lorsqu’on entend les philosophes refuser la simple coexistence de leurs travaux, et chercher à relier les structures qu’ils élaborent. À l’évidence, la question de l’Europe ne laisse guère que quelques philosophes indifférents. Les autres ne le sont ni quant à sa formulation, ni quant au jour sous lequel cette formulation fait paraître les affaires de la cité. N’en prendrait-on pour témoin que les nombreux discours publiés par des philosophes contemporains, lesquels ont pour objet la mémoire européenne (Paul Ricoeur), l’espace public européen (Jürgen Habermas), l’héritage européen (Hans Georg Gadamer), les déclinaisons de l’Europe (Massimo Cacciari), les diverses explorations autour du mythe de son origine voire la déconstruction de sa prétendue exemplarité (Jacques Derrida), ou les précautions à prendre (Peter Sloterdijk), on ne balancerait pas à l’affirmer. Mais on le comprend avec plus d’acuité encore à écouter leurs vives polémiques autour de la teneur de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la citoyenneté européenne, voire la réélaboration des concepts de solidarité et de dignité à destination de la définition d’une politique philosophique européenne.
Pourrait-il, d’ailleurs, en être autrement ? Ni oracles, ni devins, ni prophètes, ni dépositaires d’un trésor sacré, les philosophes ont en revanche des raisons philosophiques de s’y intéresser. C’est-à-dire des raisons promotrices, à l’heure même où il faut penser l’Europe en même temps qu’elle se refait. Et en matière de projets d’interactions culturelles, ils peuvent emprunter des leçons – la première : la traduction - aux réseaux, certes plus ou moins confidentiels, que la philosophie tisse sur le territoire européen depuis des lustres (11) (d’autant plus fondés à être étendus qu’ils font la démonstration d’un paradoxe essentiel : les philosophes travaillent à partir de leur langue natale et en la développant se séparent le plus nettement les uns des autres, mais, plus ils travaillent à fortifier une pensée, plus ils ont besoin d’élargir le cercle de leur confrontation aux autres philosophes des autres langues ; l’apparente réserve de leur langue de référence se mue en appel à la traduction). De surcroît, au coeur des systèmes d’écho auxquels se prêtent les différentes œuvres humaines, ils peuvent puiser des arguments susceptibles de convaincre de la possibilité de réaliser un universel concret ancré dans le concept d’un héritage sans testament. Où l’on voit que, si les philosophes ne se risquent pas ou peu à parler des règlements à édicter et de directives à prendre immédiatement, ils ont en tout cas, concernant la forme de l’Europe, des propositions à rendre publiques.
Revenons alors sur les éléments cités en tête de cette brève enquête. Tous les thèmes cités ci-dessus doivent être discutés. Les commentateurs ont généralement trop impliqué l’idée européenne dans des notions de repères, d’origine, d’identité. Et si on refusait de poser les problèmes en termes narcissiques d’origine, en les posant en termes de pluriel qui se donne les moyens de s’unir ? L’Europe, une culture sans foyer originel ferme et sacré ? Mais qui puiserait à tous les possibles en les choisissant comme autant d’amers pour nourrir son avenir (12). Est-on obligé de croire que l’Europe est le résultat d’une merveilleuse téléologie engendrée jadis sur le sol de la Grèce ? Au vrai, il n’est même pas certain que les hagiographes ou les détracteurs de l’Europe croient vraiment à l’un ou l’autre de ces discours, qui ne reposent que sur une inversion d’accent.
À nos yeux, l’Europe est plus précisément le lieu d’une tâche infinie, une manière d’explorer sans cesse les règles envisageables de l’existence afin de doter de formes légitimes les rapports entre les humains, et sans doute, aujourd’hui encore, l’un des lieux d’expérience privilégié des réponses aux questions concernant les modalités de l’unité sociale et politique.
Mais nous avons du mal à reconnaître la tâche qui nous incombe dans le processus-Europe. Encore, tout le monde consent-il que nous ayons une histoire. Mais celle-ci est trop souvent jugée selon les critères du progrès moderne ou du dégoût postmoderne. Nous pâtissons de telles appréciations confuses, débouchant sur deux formules politiques abstraites concernant ce qu’il est convenu d’appeler la transmission : accumulons ou répétons ! (13). Pourtant, l’Europe a sa principale signification dans l’intelligence d’une histoire qui est, en réalité, une histoire des différends et des ruptures qui l’ont amenée à déployer, au cours de multiples circonstances, des polémiques autour de concepts et d’œuvres, des propositions d’existence divergentes, des aventures de destruction sur lesquelles nous avons à nous interroger encore, mais aussi des figures de l’altérité très ethnocentrées et des pratiques de la servitude gravement offensantes.
Quoi de plus remarquable alors que de cesser de se prendre à des illusions plaisantes d’exemplarité, de centralité, de vertu et de prospérité ! Redonnons-nous plutôt les moyens de nous remettre à l’épreuve de nous-mêmes, de nous penser sans valider exclusivement des liens d’intérêt et de profit. Nul n’est héritier s’il n’est capable d’être initiateur !
C’est l’exercice du désaccord qui a amené l’Europe contemporaine, institutionnelle, à inventer une situation nouvelle, à son commencement. Non pour nous faire croire que tout allait s’arrêter d’un coup ou pour figer toutes choses dans une paix abstraite. Mais pour nous apprendre que cet exercice est sans fin, puisque c’est celui de transformer des obstacles en actions propices à des accords et des solidarités, sans jamais perdre l’enthousiasme de nouveaux commencements toujours envisageables.
Se déprendre de soi.
Il existe aussi des débats qui ne se laissent ranger sous aucune des disciplines représentées par les experts européens. Ils relèvent non moins directement d’un espace de discussion européen et des réseaux de discussion dont nous traitons ici. Songez, par exemple, aux problèmes des décalages entre les opinions publiques et les décisions du gouvernement et des experts, aux problèmes des frontières de l’Europe (fermeture, autarcie, mondialisation et immigration), aux problèmes posés par la laïcité en Europe, par le droit sur l’avortement, sur le divorce, la solidarité, aux problèmes enfin posés par la définition de la citoyenneté et par l’émergence d’une conscience politique européenne. Sur tous ces plans, nous manquons d’instances culturelles européennes (et aussi d’instances artistiques critiques européennes). Nous devrions nous battre pour imposer l’existence d’un espace européen de la culture et des arts, pour qu’émerge vraiment cette opinion publique européenne qui devrait être alors à la hauteur des enjeux de l’époque, et susceptible de multiplier les interférences entre les citoyens (sans hégémonie).
Un immense développement est possible qui s’ancrerait dans des dynamiques de déprise de soi opérées par chaque corps culturel puis politique. Car cet espace européen doit s’appuyer sur des manières inédites de défaire un héritage de caractères nationaux qui enferment, d’identifications nationales, de primauté de langue unique identifiée à la culture, de classifications qui cloisonnent les cultures et organisent des concurrences (14).
À cet égard, le choix d’une citoyenneté supranationale, actuellement proposé à chacun, se contente de déplacer à un échelon supérieur des caractères déjà en vigueur dans les corps nationaux. La supranationalité envisagée reproduit la même définition normative de la concitoyenneté que celle des nations, sauf extension dans l’espace géographique. L’équation nation = citoyens = souveraineté et homogénéité est remplacée par l’équation Europe = citoyens européens = souveraineté et homogénéité. On ne propose rien d’autre que de faire correspondre à chaque citoyen un nouveau domaine de référence de son existence et de son pouvoir. Mais ce transfert d’échelon n’offre pas plus de moyen d’action, de prise sur les décisions, de disposition réelle à l’échange. Parfois même il suscite la peur qui alimente les populismes.
Or, l’échange ne doit pas être seulement possible, il doit être effectif pour que l’Europe devienne l’utopie d’une cité autrement constituée. Il en est de même pour les répercussions culturelles. Le décloisonnement, l’échange, la traduction, ne consiste pas à inventer du nouveau à tout prix, si ce nouveau est un effet du commerce culturel. Toute traduction peut consister d’abord à regarder d’abord les mêmes cultures mais autrement, à imposer une compréhension de la culture européenne qui ne regarde plus les références habituelles comme des cultures nationales, fortement cloisonnées, mais comme complémentaires, en discussion, et dans l’unité de leur mouvement de dépassement.
Voilà qui devrait conduire, par des interrogations, à une réflexion critique sur nous-mêmes, à faire le projet d’une relance des questions culturelles dans une autre direction, et en particulier dans la direction de leur dépassement dans un espace politique effectif. L’Europe (son idée, sa pratique) n’a nulle autorité à suspendre les interrogations, en croyant tout résoudre par des procédures. Elle doit au contraire – si elle est autre chose qu’un principe d’utilité - multiplier les interrogations. Elle doit surtout rendre hommage à ce qui, en elle, demeure minoritaire : les orientations éthiques (la récente réunion des abolitionnistes à Strasbourg en donne l’exemple, comme la question du “ devoir d’ingérence ”), la culture, les arts et les sciences, c’est-à-dire autant de pratiques au sein desquelles s’explorent sans fin la capacité des hommes à échanger pour mettre à l’épreuve du collectif, à se déprendre de leurs habitudes afin d’élever toujours plus haut leur humanité, à re-faire sans cesse les règles qui donnent une forme à leur existence et à leur pensée. L’Europe doit devenir le milieu d’exercice de règles infiniment discutables.
Notes :
* L’auteur : Philosophe, Docteur en philosophie, Paris.
(1) Signaler cela ne signifie pas qu’il faille sacraliser, comme l’accomplit toute une cléricature européenne, un modèle plus ou moins idéalisé de l’Europe des Lumières. Nous en tirerons moins l’idée d’une tradition, que l’idée d’une confrontation.
(2) L’“ Europe chrétienne ”, dans la version des actuels dirigeants polonais (heureusement battue en brèche par Adam Michnik), et dont on sait qu’elle néglige les guerres sur lesquelles cette Europe repose : cf. John V. Tolan, Les Sarrasins, L’Islam dans l’imagination européenne au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2003, et Jean Dujardin, L’Eglise catholique et le peuple juif, un autre regard, Paris, Calmann-Lévy, 2003. Sur tous ces débats, lire la revue Regards sur l’Actualité, “ Constitution de l’Europe, le projet ”, Paris, La Documentation française, N° 294, Octobre 2003.
(3) Commandée à Beethoven en 1817 par la Royal Philarmonic Society de Londres, cette partition que l’auteur mettra six ans à écrire était aussi le morceau préféré de Hitler, qui le faisait jouer à chacun de ses anniversaires. Elle a été choisie comme hymne par la Rhodésie blanche (actuel Zimbabwe), a été jouée lors de la cérémonie d’investiture de François Mitterrand, et est depuis 1972 l’hymne officiel de l’Union européenne. La partition originale est classée par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité. Mais qui a lu le poème source de Friedrich von Schiller, An die Freude (cf. Anthologie bilingue de la poésie Allemande, Paris, Pléïade, Gallimard, 1965, p. 430) ?
(4) Marc Crépon, Les Géographies de l’esprit, Paris, Payot, 1996.
(5) Les sondages eux-mêmes se réalisent désormais à l’échelle européenne. Sources : Pew Global Attitudes Project, Worldviews, CSA, ainsi que la Commission européenne. Cf. Le commentaire de Eddy Fougier, dans Libération, Vendredi 28 Novembre 2003, p. 36.
(6) Jean-Marc Ferry, De la civilisation, Paris, Cerf, 2001.
(7) Louise Bénat Tachot et Serge Gruzinski (dir.), Passeurs culturels, Mécanismes de métissage, Paris, Presses universitaires de Marne-La-Vallée, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2001. Le festival Etonnants Voyageurs (Saint-Malo), cette année, s’est consacré aux espaces interstitiels entre les cultures européennes avec des écrivains comme J.M. Le Clézio, Giles Foden, Atik Rahimi, etc.
(8) L’Université de Nanterre a organisé une Encyclopédie Sonore, accessible à tous, sur Internet, diffusée dans toute l’Europe, et dans laquelle se trouvent disponibles plus de 5000 heures de cours : www. e-sonore.org
(9) Jürgen Habermas, L’Espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1986. Et des notations critiques, dans Jacques Lévy et Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003. Voir aussi : Collectif, Des “ nous ” et des “ Je ” qui inventent la cité, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2003.
(10) Si au XVIII° siècle (note Daniel Roche, dans La République des lettres, Paris, Fayard, 1996), la sociabilité culturelle (Académies, correspondances, etc.) a peu à peu permis la constitution d’une opinion publique comblant petit à petit le vide existant entre l’Etat et les citoyens, qu’en est-il de nos jours ?
(11) La ville de Sélestat (successivement française et allemande), par exemple, conserve la Bibliothèque Humaniste, qui est la plus ancienne bibliothèque publique de France et recèle plus de 2000 ouvrages exceptionnels, cf. Fondée par Jean de Westhuss en 1452. Elle réunit la bibliothèque privée de Beatus Rhenanus (1485-1547), un philologue et ses contemporains Hans Wimpfeling (1450-1528), Jakob Spiegel (1483-1547) et Martin Bucer (1491-1551).
(12) John McGahern, Pour qu’ils soient face au soleil levant, Paris, Albin Michel, 2003 : “ Savoir d’où nous venons n’a aucune importance. Un bon écrivain parle de la condition humaine. Flaubert aurait fait un très bon écrivain irlandais… ”. On pourrait citer aussi Italo Calvino ou Odön von Horvath.
(13) À cette Europe, il faudra alors un panthéon. Pour susciter de la foi, pour célébrer les fondateurs, pour arranger sa mémoire. Mais soit son panthéon sera construit de la somme des anciens panthéons, soit il sera constitué par des références communes, soit il sera construit avec de nouvelles références. Il y a cependant d’autres solutions, soit aucun panthéon, soit les noms des femmes et des hommes qui ne relèvent d’aucune culture nationale parce que leur œuvre a dépassé ces frontières : par exemple, ceux qui en Europe se sont attachés à casser le moule des appartenances nationales.
(14) Quelques travaux sur ce plan : l’artiste Jochen Gerz, Le monument vivant de Biron, Arles, Actes Sud, 1996, ou l’artiste Stephan Weitzel, Res publica (œuvre exposée récemment à Paris, une œuvre qui met en perspective notre conception euro-continentale), et quelques-uns des travaux exposés à Lille, à l’occasion de la nomination de cette ville comme Capitale européenne de la Culture, 2004. Mais aussi : L’exposition du Palais de Tokyo, GNS, Global Navigation Sytem. Occasion nous est ainsi donnée de réfuter l’affirmation un peu simple selon laquelle l’art contemporain est inexistant ou inconsistant du fait de la disparition même des avant-gardes qui, elles-mêmes, ont disparu sous le coup du dépérissement des significations émancipatrices. Or, si l’art contemporain a cessé de croire à l’émancipation politique, il n’a pas cessé de croire que les hommes peuvent quelque chose à la situation qui est la leur. Il prouve même que nous pouvons encore faire quelque chose. Jean-Luc Nancy précise à juste titre que : “ Nous sommes devenus plus sobres, plus retenus : en apparence, moins prêts à un projet libérateur, mais en profondeur, beaucoup plus attentifs et exigeants sur ce que peut être “ la liberté ” ” (in Le Philosophoir, N° 7, Hiver 1999, Paris).
Christian Ruby