Op-Ed Commentary [1] : Dialogue à Paris avec un touriste japonais
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C'est une entreprise incertaine que de questionner un Japonais sur la façon dont il voit votre pays. Par peur de donner son avis, il risque peut-être de vous retourner la question. Voilà pourquoi ce dialogue à Paris avec un touriste japonais relève de la fiction improbable.
Yamagata – On m'a dit que sur cette terrasse déserte, à l'ombre de la tour Montparnasse, je rencontrerais de vrais parisiens en train de lire le journal du matin et de boire du café. Pardonnez-moi, mais avez-vous commandé un café ?[2]
Martin – Je peux être celui que vous cherchez. Qui vous a conseillé cette terrasse ?
Y. – Le personnel de l'hôtel, quand je leur ai dit que je voulais fuir le planning décidé par les organisateurs. Ce matin, le groupe va encore faire le Sacré-Cœur et Notre-Dame, et puis ils prendront l'avion pour Londres vers 15h.
M. – Vous ne les suivez pas.
Y. – En une semaine, j’ai vu l’Autriche, l’Allemagne et la Suisse, et j’ai déjà passé un an en Angleterre au moment de mes études, donc… je verrai. Le rythme du voyage est un peu étouffant. Les organisateurs nous demandent de les suivre à la trace, d’écouter le guide et de prendre une photo à l’endroit prévu à cet effet. Même si la plupart des Japonais n’ont pas de problème avec ça, j’ai fini par comprendre qu’il fallait plus de deux jours pour visiter un pays.
M. – Votre démarche est donc totalement originale.
Y. – Par rapport au touriste japonais, qui voyage couvert et resserré d’une prudence taciturne, ne parle pas l’anglais et refuse d’aller à la rencontre des locaux, oui sans doute.
M. – Couvert et resserré, comme les touristes de Montesquieu !
Y. – A cette différence près que les touristes japonais n’aiment pas non plus se rencontrer entre eux quand ils sont à l’étranger. Et puis tout de même, la culture européenne n’est pas considérée barbare, au contraire, elle est très appréciée. Elle se trouve dans l’imaginaire japonais une profondeur historique qui fait tout son prestige. La musique classique, les toiles néoclassiques et les architectures anciennes sont des arts unanimement admirés car ils n’existent pas de façon native au Japon. Les châteaux, les cathédrales, Big Ben, la tour Eiffel, le Louvre, sont comme les bâtiments d’un immense musée à ciel ouvert. Un musée d’antiquités. Heureusement, vous avez moins de séismes que nous !
M. – J’ai l’impression que le terme de “vieux continent” se dote d'une pertinence particulière sous le jour japonais. C'est l'exacte antithèse de l'accueil enthousiaste que les jeunes européens réservent à la culture japonaise. Vous savez, spécialement en France, ils lisent beaucoup de mangas, écoutent de la J-pop et jouent à vos jeux vidéos. De votre pays qui est probablement le plus moderne du monde, c’est la culture jeune qui a rayonné le plus en Europe. Au contraire, la BD franco-belge et les divers répertoires musicaux de l’Europe d’aujourd’hui demeurent totalement inconnus des Japonais.
Y. – Mais l’Europe n’a pas été ravalée au statut de vieille gloire pour autant, puisqu’elle reste le bastion mondial du luxe par excellence. Doués d’un matérialisme sans complexe, les japonais sont friands des accessoires importés d’Italie et de France. Beaucoup de jeunes femmes ne se séparent jamais de leur sac Dior quand elles doivent sortir. Certains articles qui en Europe sont d’abord l’apparat des élites fortunées, sont au Japon aussi bien prisés par les classes moyennes, qui sont prêtes à fournir un effort financier important pour accéder à l'élégance à l'européenne. Pour ceux qui ne peuvent plus se permettre ces achats depuis la crise, les grandes enseignes commencent même à proposer des offres de location. Et puis l’Europe, c’est aussi des gastronomies riches et variées. Au Japon, on aime le vin français, et spécialement le beaujolais nouveau dont on se sert parfois pour remplir des piscines. On aime aussi les croissants, qui pourtant ne ressemblent pas vraiment aux croissants auxquels j’ai goûté ce matin. Comme le pain en général, qui a été revu et corrigé à l’importation… Chez nous, il a le goût et la texture d’une éponge, et les pâtisseries sans crème fourrée sont très difficiles à trouver.
M. – Les Japonais aiment mettre les choses à leur propre sauce : regardez le sort qui a été fait au christianisme, pour des raisons sans doute plus profondes que des goûts culinaires. Et puis, l’approvisionnement en ingrédients n’est pas le même – je parle des croissants.
Y. – C’est une tendance de fond : le Japon a pour coutume de s’approprier les cultures étrangères sans s'en imprégner. Si la foi catholique, introduite par les jésuites portugais dans le XVIe siècle tardif, a eu des moments de diffusion relativement importants, elle est aujourd’hui noyée dans la masse des 404 cultes de toute sorte. Il faut comprendre que les Japonais n’accordent pas une grande importance au fait de croire. C’est d’abord les actes qui comptent, c’est-à-dire se rendre régulièrement au temple (bouddhiste) ou au sanctuaire (shinto). Généralement, on décide de sa foi selon le lieu de culte le plus proche de la maison, et parfois même on est à la fois bouddhiste et shinto. Dans ce contexte de pure superstition, la foi chrétienne est changée en un gri-gri de plus, qui devrait permettre d’augmenter les chances de réussite à un examen ou à un entretien.
M. – On a déjà vu cette situation sur d’autres longitudes, au sein de l’empire romain.
Y. – Si ce n’est que le Japon contemporain, par la force de son consumérisme, s’est également approprié des célébrations de la chrétienté, pour le fun qu’elles procurent. Et en l’absence des fondations morales véhiculées par les écrits saints dès la haute Antiquité en Europe, ces fêtes ont perdu tout leur sens. Noël, dans un pays ou la cellule familiale est de moindre importance, a été perverti en la « fête des amoureux ».
M. – Cette capacité à absorber les autres cultures, d’une certaine façon, c’est un trait que le Japon partage avec l’Inde.
Y. – Je ne sais pas s’il convient de parler d’absorption ou de pur dévoiement. Car en définitive, les Japonais ne connaissent pas grand-chose aux cultures européennes, quand bien même ils les trouveraient fascinantes. Dans les rues de Tokyo, il m’arrive souvent de passer devant des devantures de magasins sur lesquelles on a importé de la langue anglaise à la va-vite. Ainsi est apparu un nouveau dialecte, l’engrish, que les responsables marketing emploient à chaque coin de phrase pour séduire le public japonais. Sans même compter les déformations de prononciation, c’est la syntaxe qui est totalement corrompue. Le sens en ressort perverti, mais personne ne semble y prêter attention. Et le phénomène est encore plus flagrant lorsque les Japonais fabriquent du franponais à partir du français, qui est devenu une marque de bon goût là où l’emploi de l’anglais a fini par lasser. L’élégance à la française, dont les Japonais se font une haute opinion, est sévèrement atteinte lorsqu’un coiffeur de Shimbashi décide de baptiser son échoppe « Belle Lecheveu ». Un autre exemple : le mois dernier, j'ai été invité à une Oktoberfest organisée en face du palais impérial, sous le soleil printanier… D’ailleurs, la plupart des Japonais ne font pas vraiment la différence entre les cultures française et allemande. Quant à l’Europe de l’Est, elle est pratiquement transparente.
M. – Les devantures de Tokyo ne sont pas sans rappeler les tatouages asiatiques que plusieurs générations d’européens se sont fait poser sans être certains de leur signification. En France aussi, peu de personnes distinguent très bien la culture japonaise de la culture chinoise. La culture coréenne quant à elle, à défaut d’être transparente, souffre d’un déficit de visibilité qui fait qu’on la confond généralement avec celle du Japon ou de la Chine.
Y. – Mais je pense qu'au Japon, on en est déjà à un stade supérieur d’ignorance, et la télé y a sa part de responsabilité. La jeunesse y a accès 24h/24 sur ses téléphones portables, depuis lesquels elle visionne une variété de programmes terrifiants d'inanité. Par exemple, ces shows où une starlette est envoyée en Afrique ou ailleurs, dans un pays en voie de développement, dans le seul but de la montrer dans des situations gênantes. Vous ne buvez pas votre chocolat chaud ?
M. – Non, je préfère touiller et attendre.
Y. – Vous avez remarqué la tête du serveur quand je lui ai répondu que j’avais déjà déjeuné ?
M. – C’est parce qu’il aurait préféré que vous consommiez.
Y. – Il n’a pas été très poli avec vous non plus !
M. – Dans les cafés parisiens, les serveurs ne sont pas obligés de souhaiter la bienvenue en cœur ou de dire merci, ni de faire une petite courbette. C’est vrai qu’ils sont particulièrement malpolis par rapport à ceux de Berlin, mais c’est sans doute pour les Japonais que ça doit être le plus choquant.
Y. – Vous dites cela parce que les services au Japon sont notoirement dévoués au client. C’est vrai qu’une fois que l’on y est habitué, c’est difficile de croire que le reste du monde ne fonctionne pas sur le même mode.
M. – C’est sans doute aussi pour ça que les touristes japonais sont aussi frileux.
Y. – Dans le métro parisien hier, quelqu’un a tenté de voler quelque chose dans le sac à main d’une mère de famille de mon groupe. Le visage de cette dame était simplement incompréhensif. C’est parce qu’à Tokyo, le civisme est tellement avancé que les gens ne voudraient même pas boire en marchant dans la rue. Discuter au téléphone dans le métro est jugé très grossier. Alors des pickpockets, impensable ! Ce contraste des cultures, à défaut d’être vraiment compris, est toutefois bien connu : les Japonais ont pleinement conscience d’être sur une île à part, qui n’est ni une simple partie de l’Asie, ni un territoire intégré à l’Occident, qu’elle fixe pourtant du regard intensément. Cela induit que si les Japonais partent volontiers en Europe en année d’études et pour le tourisme, ils sont rares à s’y installer durablement pour y travailler. Je passe sur les spécificités de l’entrée sur le marché du travail, qui se prépare deux ans avant la sortie d’université. Le fait est que la vie au Japon est jugée plus pratique que dans les autres pays, et cela tient beaucoup au fait que les Japonais apprennent rarement une langue étrangère sérieusement, y compris l’anglais international. Même les femmes, qui forment une catégorie de travailleurs défavorisée par le sexisme sans complexes du marché japonais, ne songent pas vraiment à partir s’installer en Occident, encore moins en Europe.
M. – L’Europe ne serait donc pas un lieu d’enjeux économiques ? La Tokyo Tower, symbole du miracle japonais, n’est-elle pas une copie améliorée de la tour Eiffel ?
Y. – La tour de Tokyo a été ouverte en 1958. De plus, dans la même décennie, un académicien influant déclarait déjà : « Même si elle reste un lieu de villégiature agréable, l'Europe n'est plus un modèle de développement intéressant. » Alors oui, les Japonais de l’époque ont beaucoup repris et amélioré les modèles occidentaux, comme le font les chinois aujourd’hui, mais c’est essentiellement du côté des Etats-Unis qu’ils ont puisé leur inspiration au long des décennies de croissance miraculeuse.
M. – Il me semble justement que cette tendance est en train de s’altérer avec la remise en cause des règles de la mondialisation. Alors que le code civil de 1947 a été calqué sur le code civil américain, les législateurs ont aujourd’hui tendance à le faire muer vers les exemples européens, jugés plus adaptés à l’époque.
Y. – Cela est vrai, cependant la recherche du modèle le plus efficace ne fait pas tout. Le poids de l’histoire est ici colossal. Les Etats-Unis ont forcé l’ouverture de l’ère Meiji, au temps de la SDN, ils ont agit pour contenir le Japon au rang de puissance régionale, avant de se mettre à ingérer dans sa politique étrangère, de le bombarder à l’arme atomique et de l’envahir durablement. Ensuite de quoi, ils lui ont donné une Constitution qui a servie de matrice au développement dans tous les domaines, financier, économique, législatif. Le Japon post-guerre mondiale s’est modernisé en se calquant sur les Etats-Unis, qui avaient fait forte impression. Dans les années 50, 60, 70, alors que Tokyo n’était encore qu’un domaine industriel tentaculaire, les rues de New York ont frappé par leur propreté impeccable. Aujourd’hui, Tokyo est devenu une des capitales à l’urbanisme le plus avancé. Le Japon a entretenu une communication dense avec les deux Amériques, et je pense également au Brésil, vers lequel des populations japonaises ont migré en masse au début du XXe siècle. En contraste, le pays n’a eu que peu d’interactions avec l’Europe, et elles sont d’ordre militaire. Au cours du XXe siècle, listons la guerre russo-japonaise de 1905, l’alliance avec le IIIe Reich au début de l’ère Showa, et la conquête de pays d’Asie continentale ainsi libérés du joug du colonialisme de l’homme blanc.
M. – En résumé : l’Europe fascine, mais c’est les Etats-Unis qui sont pris en modèle ?
Y. – C’est cela, même s’il faut préciser que la différence n’est pas si claire dans la perception de tout un chacun. Pour les Japonais, l’Europe et l’Amérique du Nord forment une même civilisation. Cette idée se pose comme une évidence à l'esprit japonais, qui est attentif aux origines. Sur leur territoire, des chercheurs japonais en viennent parfois à falsifier des preuves archéologiques en espérant prendre l’avantage dans la course aux origines avec le rival coréen. Ce Japon-là n'oublie jamais que les Etats-Unis ont été fondés par des colons européens. L’Occident blanc est donc vu comme un bloc.
M. – Est-ce que ça signifie que si j’allais visiter Tokyo, les habitants ne feraient aucune différence entre moi et un touriste américain ?
Y. – Un gaijin est un gaijin : il est blanc, il a de l’argent, il parle mal le japonais mais bien l’anglais, et c’est suffisant pour prendre sa commande. Tous ces étrangers occidentaux sont perçus comme sympathiquement exotiques, au contraire des touristes venus d’autres pays d’Asie, qui ont simplement l’air attardé quand ils essaient de baragouiner le japonais. Mais si les occidentaux sont traités avec bienveillance, ce n’est pas pour autant que l’on s’intéresse beaucoup à eux. La culture locale, lorsqu’on la visite, est admirée : un Japonais en Italie s’enthousiasmera au sujet de la nourriture où qu’il aille. A contrario, si un chef italien renommé ouvre un restaurant à Tokyo, ses premiers clients risquent de juger les plats trop salés.
M. – Je vois. Les gaijins au Japon sont comme des pièces de musée sorties de leur contexte. Est-ce que cela ne mène pas parfois à des manifestations de racisme envers ces intrus ?
Y. – Non, parce que les Japonais sont des racistes polis. Le ressentiment historique latent, entretenu par la puissante droite nationaliste, est dirigé essentiellement à l’encontre des camps de GI américains qui subsistent depuis la défaite de 1945. Le sentiment à l’égard de l’Europe et des européens est plus complexe et ne relève pas du racisme. En premier lieu, il y a cette idée que les blancs demeurent supérieurs de part leurs accomplissements historiques. A ce titre, les Japonais ont une certaine admiration pour les accomplissements de l’Union Européenne. En second lieu, il y a ce sentiment latent d’être eux-mêmes les sujets de la discrimination des blancs racistes. Ces thèmes peuvent sembler vieillis depuis au moins les années 50, cependant ils voguent sur les antiennes de la droite nationaliste aujourd’hui encore. La bombe atomique, par exemple, aurait été larguée sur Nagasaki et Hiroshima plutôt que sur Berlin et Dresde parce que les Occidentaux détestent les Japonais. Pour reprendre la sortie d’Ishihara Shintarô, gouverneur de Tokyo et révisionniste célèbre : « You, bloody racist war criminals! ». Les officiels japonais se sont déjà excusés plus de 300 fois pour les horreurs de la Seconde Guerre Mondiale, mais ça n’a toujours pas l’air de suffire aux Etats-Unis et à l’Europe, qui compte pourtant des pays qui ont fait pire au temps de la colonisation.
M. – Le nationalisme japonais se représente donc un Occident belliqueux ?
Y. – Belliqueux, voire barbare au vu de certaines thèses très actuelles sur les européens, assimilés aux Juifs… Dans son ouvrage « Les Japonais et les Juifs » publié récemment, un universitaire influant faisait état de l’opposition entre les Juifs, qui se constituent à la base de peuples de pasteurs nomades, et les Japonais, qui sont des paysans vivant près de la terre. Quand les Japonais respectent la nature, les pasteurs Juifs, et par extension européens, promènent leurs troupeaux de sol en sol en stérilisant la terre, jusqu’à se faire la guerre entre eux quand l’herbe vient à manquer. Dans une logique inverse, une autre thèse plus populaire pointe du doigt l’impudeur des européens, qui se rendent cette fois coupables par leur sédentarisme. Les vieux châteaux, que les Japonais admirent, sont la preuve éclatante du conflit que les européens mènent contre la nature, en détruisant les forêts, en creusant des tunnels, en modifiant les paysages par des constructions censées tenir debout plusieurs siècles. En contraste, jusqu’à l’ère Meiji, les Japonais n’ont jamais utilisé que du bois en matière de construction. Aujourd’hui encore, dans certains temples de Kyoto, il est de coutume de détruire un bâtiment du domaine intégralement tous les 20 ans pour le reconstruire à l’identique. Evidemment, ces théories se sont beaucoup éloignées de la réalité contemporaine, si elles ont jamais été pertinentes. Dans les faits de la vie de tous les jours, les Japonais entretiennent eux-mêmes un rapport à l’écologie complexe et mitigé.
M. – Je vous écoute attentivement depuis votre arrivée mais… vraiment, voulez-vous me faire croire que vous détestez votre pays ?
Y. – Au contraire. Le Japon est le plus beau pays au monde, seulement les relations qu’il entretient avec le reste de la planète ne le présentent guère sous son meilleur jour. Le Japon mérite d’être, et doit d’abord être observé pour lui-même. C’est un pays assez intéressant pour cela.
Yamagata – On m'a dit que sur cette terrasse déserte, à l'ombre de la tour Montparnasse, je rencontrerais de vrais parisiens en train de lire le journal du matin et de boire du café. Pardonnez-moi, mais avez-vous commandé un café ?[2]
Martin – Je peux être celui que vous cherchez. Qui vous a conseillé cette terrasse ?
Y. – Le personnel de l'hôtel, quand je leur ai dit que je voulais fuir le planning décidé par les organisateurs. Ce matin, le groupe va encore faire le Sacré-Cœur et Notre-Dame, et puis ils prendront l'avion pour Londres vers 15h.
M. – Vous ne les suivez pas.
Y. – En une semaine, j’ai vu l’Autriche, l’Allemagne et la Suisse, et j’ai déjà passé un an en Angleterre au moment de mes études, donc… je verrai. Le rythme du voyage est un peu étouffant. Les organisateurs nous demandent de les suivre à la trace, d’écouter le guide et de prendre une photo à l’endroit prévu à cet effet. Même si la plupart des Japonais n’ont pas de problème avec ça, j’ai fini par comprendre qu’il fallait plus de deux jours pour visiter un pays.
M. – Votre démarche est donc totalement originale.
Y. – Par rapport au touriste japonais, qui voyage couvert et resserré d’une prudence taciturne, ne parle pas l’anglais et refuse d’aller à la rencontre des locaux, oui sans doute.
M. – Couvert et resserré, comme les touristes de Montesquieu !
Y. – A cette différence près que les touristes japonais n’aiment pas non plus se rencontrer entre eux quand ils sont à l’étranger. Et puis tout de même, la culture européenne n’est pas considérée barbare, au contraire, elle est très appréciée. Elle se trouve dans l’imaginaire japonais une profondeur historique qui fait tout son prestige. La musique classique, les toiles néoclassiques et les architectures anciennes sont des arts unanimement admirés car ils n’existent pas de façon native au Japon. Les châteaux, les cathédrales, Big Ben, la tour Eiffel, le Louvre, sont comme les bâtiments d’un immense musée à ciel ouvert. Un musée d’antiquités. Heureusement, vous avez moins de séismes que nous !
M. – J’ai l’impression que le terme de “vieux continent” se dote d'une pertinence particulière sous le jour japonais. C'est l'exacte antithèse de l'accueil enthousiaste que les jeunes européens réservent à la culture japonaise. Vous savez, spécialement en France, ils lisent beaucoup de mangas, écoutent de la J-pop et jouent à vos jeux vidéos. De votre pays qui est probablement le plus moderne du monde, c’est la culture jeune qui a rayonné le plus en Europe. Au contraire, la BD franco-belge et les divers répertoires musicaux de l’Europe d’aujourd’hui demeurent totalement inconnus des Japonais.
Y. – Mais l’Europe n’a pas été ravalée au statut de vieille gloire pour autant, puisqu’elle reste le bastion mondial du luxe par excellence. Doués d’un matérialisme sans complexe, les japonais sont friands des accessoires importés d’Italie et de France. Beaucoup de jeunes femmes ne se séparent jamais de leur sac Dior quand elles doivent sortir. Certains articles qui en Europe sont d’abord l’apparat des élites fortunées, sont au Japon aussi bien prisés par les classes moyennes, qui sont prêtes à fournir un effort financier important pour accéder à l'élégance à l'européenne. Pour ceux qui ne peuvent plus se permettre ces achats depuis la crise, les grandes enseignes commencent même à proposer des offres de location. Et puis l’Europe, c’est aussi des gastronomies riches et variées. Au Japon, on aime le vin français, et spécialement le beaujolais nouveau dont on se sert parfois pour remplir des piscines. On aime aussi les croissants, qui pourtant ne ressemblent pas vraiment aux croissants auxquels j’ai goûté ce matin. Comme le pain en général, qui a été revu et corrigé à l’importation… Chez nous, il a le goût et la texture d’une éponge, et les pâtisseries sans crème fourrée sont très difficiles à trouver.
M. – Les Japonais aiment mettre les choses à leur propre sauce : regardez le sort qui a été fait au christianisme, pour des raisons sans doute plus profondes que des goûts culinaires. Et puis, l’approvisionnement en ingrédients n’est pas le même – je parle des croissants.
Y. – C’est une tendance de fond : le Japon a pour coutume de s’approprier les cultures étrangères sans s'en imprégner. Si la foi catholique, introduite par les jésuites portugais dans le XVIe siècle tardif, a eu des moments de diffusion relativement importants, elle est aujourd’hui noyée dans la masse des 404 cultes de toute sorte. Il faut comprendre que les Japonais n’accordent pas une grande importance au fait de croire. C’est d’abord les actes qui comptent, c’est-à-dire se rendre régulièrement au temple (bouddhiste) ou au sanctuaire (shinto). Généralement, on décide de sa foi selon le lieu de culte le plus proche de la maison, et parfois même on est à la fois bouddhiste et shinto. Dans ce contexte de pure superstition, la foi chrétienne est changée en un gri-gri de plus, qui devrait permettre d’augmenter les chances de réussite à un examen ou à un entretien.
M. – On a déjà vu cette situation sur d’autres longitudes, au sein de l’empire romain.
Y. – Si ce n’est que le Japon contemporain, par la force de son consumérisme, s’est également approprié des célébrations de la chrétienté, pour le fun qu’elles procurent. Et en l’absence des fondations morales véhiculées par les écrits saints dès la haute Antiquité en Europe, ces fêtes ont perdu tout leur sens. Noël, dans un pays ou la cellule familiale est de moindre importance, a été perverti en la « fête des amoureux ».
M. – Cette capacité à absorber les autres cultures, d’une certaine façon, c’est un trait que le Japon partage avec l’Inde.
Y. – Je ne sais pas s’il convient de parler d’absorption ou de pur dévoiement. Car en définitive, les Japonais ne connaissent pas grand-chose aux cultures européennes, quand bien même ils les trouveraient fascinantes. Dans les rues de Tokyo, il m’arrive souvent de passer devant des devantures de magasins sur lesquelles on a importé de la langue anglaise à la va-vite. Ainsi est apparu un nouveau dialecte, l’engrish, que les responsables marketing emploient à chaque coin de phrase pour séduire le public japonais. Sans même compter les déformations de prononciation, c’est la syntaxe qui est totalement corrompue. Le sens en ressort perverti, mais personne ne semble y prêter attention. Et le phénomène est encore plus flagrant lorsque les Japonais fabriquent du franponais à partir du français, qui est devenu une marque de bon goût là où l’emploi de l’anglais a fini par lasser. L’élégance à la française, dont les Japonais se font une haute opinion, est sévèrement atteinte lorsqu’un coiffeur de Shimbashi décide de baptiser son échoppe « Belle Lecheveu ». Un autre exemple : le mois dernier, j'ai été invité à une Oktoberfest organisée en face du palais impérial, sous le soleil printanier… D’ailleurs, la plupart des Japonais ne font pas vraiment la différence entre les cultures française et allemande. Quant à l’Europe de l’Est, elle est pratiquement transparente.
M. – Les devantures de Tokyo ne sont pas sans rappeler les tatouages asiatiques que plusieurs générations d’européens se sont fait poser sans être certains de leur signification. En France aussi, peu de personnes distinguent très bien la culture japonaise de la culture chinoise. La culture coréenne quant à elle, à défaut d’être transparente, souffre d’un déficit de visibilité qui fait qu’on la confond généralement avec celle du Japon ou de la Chine.
Y. – Mais je pense qu'au Japon, on en est déjà à un stade supérieur d’ignorance, et la télé y a sa part de responsabilité. La jeunesse y a accès 24h/24 sur ses téléphones portables, depuis lesquels elle visionne une variété de programmes terrifiants d'inanité. Par exemple, ces shows où une starlette est envoyée en Afrique ou ailleurs, dans un pays en voie de développement, dans le seul but de la montrer dans des situations gênantes. Vous ne buvez pas votre chocolat chaud ?
M. – Non, je préfère touiller et attendre.
Y. – Vous avez remarqué la tête du serveur quand je lui ai répondu que j’avais déjà déjeuné ?
M. – C’est parce qu’il aurait préféré que vous consommiez.
Y. – Il n’a pas été très poli avec vous non plus !
M. – Dans les cafés parisiens, les serveurs ne sont pas obligés de souhaiter la bienvenue en cœur ou de dire merci, ni de faire une petite courbette. C’est vrai qu’ils sont particulièrement malpolis par rapport à ceux de Berlin, mais c’est sans doute pour les Japonais que ça doit être le plus choquant.
Y. – Vous dites cela parce que les services au Japon sont notoirement dévoués au client. C’est vrai qu’une fois que l’on y est habitué, c’est difficile de croire que le reste du monde ne fonctionne pas sur le même mode.
M. – C’est sans doute aussi pour ça que les touristes japonais sont aussi frileux.
Y. – Dans le métro parisien hier, quelqu’un a tenté de voler quelque chose dans le sac à main d’une mère de famille de mon groupe. Le visage de cette dame était simplement incompréhensif. C’est parce qu’à Tokyo, le civisme est tellement avancé que les gens ne voudraient même pas boire en marchant dans la rue. Discuter au téléphone dans le métro est jugé très grossier. Alors des pickpockets, impensable ! Ce contraste des cultures, à défaut d’être vraiment compris, est toutefois bien connu : les Japonais ont pleinement conscience d’être sur une île à part, qui n’est ni une simple partie de l’Asie, ni un territoire intégré à l’Occident, qu’elle fixe pourtant du regard intensément. Cela induit que si les Japonais partent volontiers en Europe en année d’études et pour le tourisme, ils sont rares à s’y installer durablement pour y travailler. Je passe sur les spécificités de l’entrée sur le marché du travail, qui se prépare deux ans avant la sortie d’université. Le fait est que la vie au Japon est jugée plus pratique que dans les autres pays, et cela tient beaucoup au fait que les Japonais apprennent rarement une langue étrangère sérieusement, y compris l’anglais international. Même les femmes, qui forment une catégorie de travailleurs défavorisée par le sexisme sans complexes du marché japonais, ne songent pas vraiment à partir s’installer en Occident, encore moins en Europe.
M. – L’Europe ne serait donc pas un lieu d’enjeux économiques ? La Tokyo Tower, symbole du miracle japonais, n’est-elle pas une copie améliorée de la tour Eiffel ?
Y. – La tour de Tokyo a été ouverte en 1958. De plus, dans la même décennie, un académicien influant déclarait déjà : « Même si elle reste un lieu de villégiature agréable, l'Europe n'est plus un modèle de développement intéressant. » Alors oui, les Japonais de l’époque ont beaucoup repris et amélioré les modèles occidentaux, comme le font les chinois aujourd’hui, mais c’est essentiellement du côté des Etats-Unis qu’ils ont puisé leur inspiration au long des décennies de croissance miraculeuse.
M. – Il me semble justement que cette tendance est en train de s’altérer avec la remise en cause des règles de la mondialisation. Alors que le code civil de 1947 a été calqué sur le code civil américain, les législateurs ont aujourd’hui tendance à le faire muer vers les exemples européens, jugés plus adaptés à l’époque.
Y. – Cela est vrai, cependant la recherche du modèle le plus efficace ne fait pas tout. Le poids de l’histoire est ici colossal. Les Etats-Unis ont forcé l’ouverture de l’ère Meiji, au temps de la SDN, ils ont agit pour contenir le Japon au rang de puissance régionale, avant de se mettre à ingérer dans sa politique étrangère, de le bombarder à l’arme atomique et de l’envahir durablement. Ensuite de quoi, ils lui ont donné une Constitution qui a servie de matrice au développement dans tous les domaines, financier, économique, législatif. Le Japon post-guerre mondiale s’est modernisé en se calquant sur les Etats-Unis, qui avaient fait forte impression. Dans les années 50, 60, 70, alors que Tokyo n’était encore qu’un domaine industriel tentaculaire, les rues de New York ont frappé par leur propreté impeccable. Aujourd’hui, Tokyo est devenu une des capitales à l’urbanisme le plus avancé. Le Japon a entretenu une communication dense avec les deux Amériques, et je pense également au Brésil, vers lequel des populations japonaises ont migré en masse au début du XXe siècle. En contraste, le pays n’a eu que peu d’interactions avec l’Europe, et elles sont d’ordre militaire. Au cours du XXe siècle, listons la guerre russo-japonaise de 1905, l’alliance avec le IIIe Reich au début de l’ère Showa, et la conquête de pays d’Asie continentale ainsi libérés du joug du colonialisme de l’homme blanc.
M. – En résumé : l’Europe fascine, mais c’est les Etats-Unis qui sont pris en modèle ?
Y. – C’est cela, même s’il faut préciser que la différence n’est pas si claire dans la perception de tout un chacun. Pour les Japonais, l’Europe et l’Amérique du Nord forment une même civilisation. Cette idée se pose comme une évidence à l'esprit japonais, qui est attentif aux origines. Sur leur territoire, des chercheurs japonais en viennent parfois à falsifier des preuves archéologiques en espérant prendre l’avantage dans la course aux origines avec le rival coréen. Ce Japon-là n'oublie jamais que les Etats-Unis ont été fondés par des colons européens. L’Occident blanc est donc vu comme un bloc.
M. – Est-ce que ça signifie que si j’allais visiter Tokyo, les habitants ne feraient aucune différence entre moi et un touriste américain ?
Y. – Un gaijin est un gaijin : il est blanc, il a de l’argent, il parle mal le japonais mais bien l’anglais, et c’est suffisant pour prendre sa commande. Tous ces étrangers occidentaux sont perçus comme sympathiquement exotiques, au contraire des touristes venus d’autres pays d’Asie, qui ont simplement l’air attardé quand ils essaient de baragouiner le japonais. Mais si les occidentaux sont traités avec bienveillance, ce n’est pas pour autant que l’on s’intéresse beaucoup à eux. La culture locale, lorsqu’on la visite, est admirée : un Japonais en Italie s’enthousiasmera au sujet de la nourriture où qu’il aille. A contrario, si un chef italien renommé ouvre un restaurant à Tokyo, ses premiers clients risquent de juger les plats trop salés.
M. – Je vois. Les gaijins au Japon sont comme des pièces de musée sorties de leur contexte. Est-ce que cela ne mène pas parfois à des manifestations de racisme envers ces intrus ?
Y. – Non, parce que les Japonais sont des racistes polis. Le ressentiment historique latent, entretenu par la puissante droite nationaliste, est dirigé essentiellement à l’encontre des camps de GI américains qui subsistent depuis la défaite de 1945. Le sentiment à l’égard de l’Europe et des européens est plus complexe et ne relève pas du racisme. En premier lieu, il y a cette idée que les blancs demeurent supérieurs de part leurs accomplissements historiques. A ce titre, les Japonais ont une certaine admiration pour les accomplissements de l’Union Européenne. En second lieu, il y a ce sentiment latent d’être eux-mêmes les sujets de la discrimination des blancs racistes. Ces thèmes peuvent sembler vieillis depuis au moins les années 50, cependant ils voguent sur les antiennes de la droite nationaliste aujourd’hui encore. La bombe atomique, par exemple, aurait été larguée sur Nagasaki et Hiroshima plutôt que sur Berlin et Dresde parce que les Occidentaux détestent les Japonais. Pour reprendre la sortie d’Ishihara Shintarô, gouverneur de Tokyo et révisionniste célèbre : « You, bloody racist war criminals! ». Les officiels japonais se sont déjà excusés plus de 300 fois pour les horreurs de la Seconde Guerre Mondiale, mais ça n’a toujours pas l’air de suffire aux Etats-Unis et à l’Europe, qui compte pourtant des pays qui ont fait pire au temps de la colonisation.
M. – Le nationalisme japonais se représente donc un Occident belliqueux ?
Y. – Belliqueux, voire barbare au vu de certaines thèses très actuelles sur les européens, assimilés aux Juifs… Dans son ouvrage « Les Japonais et les Juifs » publié récemment, un universitaire influant faisait état de l’opposition entre les Juifs, qui se constituent à la base de peuples de pasteurs nomades, et les Japonais, qui sont des paysans vivant près de la terre. Quand les Japonais respectent la nature, les pasteurs Juifs, et par extension européens, promènent leurs troupeaux de sol en sol en stérilisant la terre, jusqu’à se faire la guerre entre eux quand l’herbe vient à manquer. Dans une logique inverse, une autre thèse plus populaire pointe du doigt l’impudeur des européens, qui se rendent cette fois coupables par leur sédentarisme. Les vieux châteaux, que les Japonais admirent, sont la preuve éclatante du conflit que les européens mènent contre la nature, en détruisant les forêts, en creusant des tunnels, en modifiant les paysages par des constructions censées tenir debout plusieurs siècles. En contraste, jusqu’à l’ère Meiji, les Japonais n’ont jamais utilisé que du bois en matière de construction. Aujourd’hui encore, dans certains temples de Kyoto, il est de coutume de détruire un bâtiment du domaine intégralement tous les 20 ans pour le reconstruire à l’identique. Evidemment, ces théories se sont beaucoup éloignées de la réalité contemporaine, si elles ont jamais été pertinentes. Dans les faits de la vie de tous les jours, les Japonais entretiennent eux-mêmes un rapport à l’écologie complexe et mitigé.
M. – Je vous écoute attentivement depuis votre arrivée mais… vraiment, voulez-vous me faire croire que vous détestez votre pays ?
Y. – Au contraire. Le Japon est le plus beau pays au monde, seulement les relations qu’il entretient avec le reste de la planète ne le présentent guère sous son meilleur jour. Le Japon mérite d’être, et doit d’abord être observé pour lui-même. C’est un pays assez intéressant pour cela.
Nicolaï d’Ornano, Etudiant (Keio University, Tokyo – Sciences Po Paris)