Beyoğlu est un quartier central d'Istanbul. Une ville dans la ville plutôt, qui regroupe plusieurs quartiers fameux: Galata, Taksim, Cihangir, Karaköy....
Il fut d'abord appelé Pera, qui signifie l'autre coté (grec), car situé sur la rive opposée de l'implantation historique d'Istanbul : Sultanhamet, Fatih où l'on trouve Sainte Sophie... Il fut occupé par les vénitiens et surtout les génois, qui acquirent ces terrains suite à un accord passé avec l'empire byzantin et ce jusqu'à la chute de celui-ci (1453). Malgré tout, l'implantation européenne persista, et connu une nouvelle heure de gloire au 19ème siècle, avec l'implantation des ambassades, des Banques (Bankalar Caddesi : la rue des banques). C'est aussi à cette période que le quartier s'étend, recouvrant les cimetières. Avec la chute de l'empire et l'avènement de la république, 1920, les riches européens désertent la zone, et le quartier sombre dans la pauvreté et le délabrement jusqu'aux années 90. Il reste pourtant cosmopolite, accueillant les populations arméniennes, grecs, kurdes, mais aussi les immigrant turques venus de la campagne d'Anatolie (partie asiatique de la Turquie). Dans les années 90, la ville lance une grande campagne de restauration, qui accompagne le retour des milieux « artistiques et intellectuels ». Le quartier contient deux emblèmes actuels de la ville : l'avenue Istiklal, et la Tour Galata, mais est parsemé partout de monuments en tout genres : églises, mosquées, vieilles bâtisses, hans, ambassades....
J'ai passé une année dans Istanbul, et quasi exclusivement dans ce quartier. Ma fenêtre, Ma rue, Mes commerçant, Mes amis, Mes bars, Mes lieux favoris, se trouvaient tous dans « le fils du gouverneur », traduction littérale de Beyoğlu.
J'ai retrouvé ce quartier dans deux livres : Murmures à Beyoğlu, de David Boratav et Bonbon Palace, de Elif Shafak.
Les deux auteurs sont d'origine turque, mais tout deux ont quitté ce pays. Boratav a vécu son enfance là-bas avant de s'exiler pour la France et l'Angleterre. Shafak née à Strasbourg, a vécu loin de la Turquie avant de s'installer à Istanbul.
Deux livres, deux facettes, deux visions de la ville. Boratav, en faisant appel à ses souvenirs, nous parle d'un Istanbul qui se regarde, se sent, s'écoute, tout en étant dedans. Dans le livre de Shafak, on perçoit la ville à travers les histoires des habitants d'un immeuble, de l'intérieur. La ville est pourtant sous-jacente à toutes ces vies. Elle se confond avec elles. Ma vision est par contre plus extérieure, celle d'un voyage plein d'émerveillement, mais qui se construit d'un point de vue de spectateur de cette ville. Ceci n'exclut pas une vision déformée de la réalité.
« La ville » signifie dans les précédentes lignes Istanbul et Beyoğlu à la fois. Parler de Beyoğlu en revient à parler d'Istanbul dans ce qu'elle représente Même si cela n'est pas total, même si nombres de quartiers de la ville ne lui ressemble pas du tout, ce qui fait l'âme de cette ville est omniprésent là, comme dans beaucoup d'autres, mais peut être plus ici et dans les autres quartiers historique que dans ces centaines de quartiers qui l'ont grossi durant ce siècle. Je parlerai donc d'Istanbul de manière générale, sans préciser si cela concerne particulièrement Beyoğlu ou sa globalité.
Comment parler d'Istanbul? Comment ces deux auteurs la perçoivent?
Il n'est pas possible de rester neutre en parlant de la ville, de celle-ci en particulier. La démesure, par sa taille, ses excès et ses contrastes, saute aux yeux de celui qui voyage, comme du lecteur des deux livres précédemment cités. Formes, mouvements, couleurs et sons foisonnent partout, changent d'un lieu à l'autre, perturbent notre perception. La description de la ville passe donc d'abord par un tableau qui inévitablement souligne la surenchère, mais aussi la complexité de sa forme.
Un extrait de Shafak introduit ce dernier point en disant qu'« Istanbul est une ville où ce sont les rues qui se sont adaptées à l'implantation des bâtiments et non les voies de circulation qui ont déterminé le plan de construction... ». Pour le dire d'une autre manière, là-bas le moyen le plus court pour aller d'un point à un autre n'est pas la ligne droite, car il n'y en a pas!
C'est une ville labyrinthe, dont le plan est mis en trois dimensions par le relief où les rues «s'échappent en ravines vers le Bosphore », et « se tortillaient et louvoyaient en fonction du tracé des bâtiments; toujours petites entrelacées, découpées elles ressemblaient vu de haut aux
circonvolutions du cerveau. À ce train là les bâtisses barrant le passage aux routes et les routes empiétant sur les bâtisse, tout le secteur grandit, enfla et se boursoufla comme un poisson ahuri, depuis longtemps repu mais toujours insatiable. ». L'image du cerveau parle d'elle même, et une simple photo aérienne suffit pour le vérifier encore aujourd'hui.
Au milieu de ces méandres, à travers les brèches qui s'ouvrent au hasard d'une rue et qui
offrent subitement une vue exceptionnelle, on découvre alors la gamme chromatique de la ville. « Istanbul, c'est comme un tableau abstrait. Soit tu sais à quoi les couleurs correspondent, soit tu l'ignores, et alors tu dois t'en remettre à l'Istanbullu. ». Je ne suis pas Istanbullu. Malheur à moi !
Mais j'ai perçu ces teintes changeantes. J'ai admiré des dizaines de fois « du rose et des reflets gris quand le soleil se couche »4, remarqué qu'« Istanbul, vue de Beyoğlu, est une ville bleue avec du vert ». Une rue peut sembler grise au premier coup d'œil, puis le regard se porte en détail sur celle-ci, des centaines de teintes apparaissent, acides ou passées, des constructions du bleu aux jaunes les plus lumineux. Ces couleurs changent au fil des journées, des saisons, de l'humeur de la ville comme le montre Shafak, lorsqu'Agripina découvre la ville pour la première fois : « les jours de brouillard, comme le savaient très bien tous les stambouliotes, la ville elle-même oubliait de qu'elle couleur elle était ».
Couleurs et formes, voici en quelque sorte, la partie carte postale de la ville, celle qui s'admire. Mais Istanbul est bien plus, ce sont des sons, un murmure comme l'annonce le titre du livre de Boratav, et « ...c'est l'odeur. Avant même de s'approcher de la ville, même de loin, les étrangers peuvent déjà la percevoir. ».
Dans ma rue l'odeur dominante l'hiver était celle du bois de chauffe, pas n'importe lequel, le bois de récupération, chargé de colle et de produits chimiques en tout genre, une odeur qui pique les yeux. L'été, c'était un mélange d'épices, de poubelles, de fritures et, par jour de chance, du Bosphore. Odeurs et sons viennent de partout, du plus prêt comme du lointain, et si on s'y habitue, on ne peut les éviter.
De même pour Boratav, « Sur les quai de Karaköy le mouvement est permanent. L'air est chargé de saveurs, l'anis, les cigarettes du père, un effluve de lait brulé, des charbons qui se consument sous les poêles des vendeurs de châtaignes. A l'oreille, ce sont des appels, des pas, des raclements des roues et de semelles, des frôlements d'étoffes, et contre le quai noir les clapotis, les sucements et éclaboussures d'un univers entier, le Bosphore. ». La liste variée, n'est pas exhaustive : Friture des vendeurs de Balik Etmek, relent de la Corne d'or, gazole des vapeurs, ou bruit de moteur, appel du Muezzin, d'un vendeur ambulant sont les premiers sons qui viennent s'ajouter à cette description des quais dans mes souvenirs.
Formes, sons, odeurs, couleurs... mais tous ensembles, et tous incroyablement présents. Voilà Istanbul. Et plus particulièrement Galata dans l'extrait de Murmures à Beyoğlu qui suit : « Rihtim Caddesi, rue des Quais. Cagettes, planches, bois pourri, toiles trouées, pierre et poutres qui pointent des maisons de bois aveugles, capharnaüm magnifique, quartier de Galata, entassement de fibres et métaux, particules de poussière, eau en suspension et émulsion, milliers de reflets dans la lumière. Le coing fait une bosse dans mon pantalon. Une rue remonte entre les ateliers de ferronnerie jusqu'à Tepebasi, pleine d'hommes occupés à tout et à rien. Les doigt des vieux jouent avec les billes de leurs chapelets, les bras des jeunes portent des plateaux chargés de verres et de croutes de friandises, des apprentis à demi nus portent des cargaisons, des contremaîtres donnent des ordres que personne n'entend; les bruits de la ferraille, le crissement des tours, les enclumes qui résonnent […] La faute (cf : le vol du coing) disparaît dans l'effréné bazar. La ville est mon royaume [...] la corne d'or qui flamboie dans la lumière matinale. » Il retranscrit l'ambiance par une agglutination de flashs, une énumération de détails qui remontent à la surface, comme ce « coing » dans sa poche faisant une bosse ou encore l'enchainement dans une même phrase de vision et de sons.
Cette longue description traversant les échelles, du coing à la corne d'or, révèle le trop plein de sensations, de perceptions et l'incapacité de tous noter, de tout discerner: voilà la ville, un trop de tout en mouvement qui plus est: « Devant l'embarcadère, les formes grises des passagers s'élancent, passent les tourniquets, la mer se soulèvent, l'hélice du ferry fait tourner l'eau du Bosphore, qui d'un bleu sombre passe au vert fluorescent. Un autre vapeur arrive et déverse sur le quai une foule compacte de visages effacés par la multitude, sauf pour ce vieux en turban [...]. ».
Ce vieux en turban fait parti de ces détails qui marquent, qui ressortent de ces scènes car il n'y ont pas leur place. Il est perdu, cherche sont chemin, pendant que la foule déterminée avance.
Pour lui comme pour le voyageur, la ville nous assaille, nous déstabilise. De cette manière, l'auteur exprime l'hyper-sollicitation des sens, le tourbillon qui nous entoure et par lequel on se laisse porter parfois, mais que l'on tente de fuir aussi, car trop c'est trop. Pour Sidar, personnage de Shafak, la ville est devenue insupportable. Il ne trouve le repos que dans le sous-sol qui lui sert de chambre. « Ici, il pouvait se tenir loin du chaos qui déchiquetait chaque recoin d'Istanbul, demeurer parfaitement serein au milieu de l'agitation effrénée » « C'est surtout en fin d'après-midi que la quiétude insulaire de l'appartement numéro 2 atteignait la force de l'évidence. À cette heure de la journée, un tumulte insupportable ne faisait qu'une bouchée de Bonbon Palace... »
La description passe d'expression tel que « jouent avec les billes », « capharnaüm géant», « mon royaume », « flamboie » chez Boratav, à des terme comme « chaos », « déchiquetait », « tumulte insupportable » pour Sidar. Même Boratav, de retour sur dans sa ville ressent cette oppression : « Moins de trois jours après mon arrivée à Istanbul, j'avais mon lot - plus que mon lot en vérité d'expériences fortes à la sauce turque. »
Perpétuellement sollicité, perturbé ou encore déstabilisé par une multitude de sons, d'odeurs, de matières et de couleurs, de méandres, comment alors ne pas perdre la tête dans cette ville. Ou plutôt comment résister à la folie qui nous y entoure. Istanbul est folle: psychotique, et même schizophrène. Schizophrène car cette ville est l'un et son autre à la fois, son opposé.
Et si cette cité peut être folle, c'est qu'elle est vivante. « Istanbul'da », à Istanbul, mais littéralement « dans » Istanbul, en elle. Tout d'abord, on ne peut penser et parler de la ville sans percevoir ses battements, sa respiration. Elif Shafak dit de Muhammet, petit garçon de l'immeuble Bonbon palace, qu' « Istanbul lui infligerait une claque bien plus cinglante que celles qu'il se prenait aujourd'hui par ses petits camarades ». La référence à un geste typiquement humain, la claque qu'elle inflige, mais aussi la comparaison direct à des enfants montre bien cette personnification de la ville. De même, l'auteur voit une ressemblance entre la ville et « une femme enceinte ayant pris plus de poids qu'elle ne pouvait en supporter les derniers mois[...] Elle dévorait sans cesse, mais elle n'aurait su dire qu'elle quantité de ce qu'elle avalait lui profitait en propre et ce qui était absorbé par cette foule d'âmes minuscules […] Son souhait le plus ardent, [...]était de se libérer au plus vite de cette pesante servitude.. » Là, la ville est clairement une entité indépendante, un être qui nous héberge, et non pas un « objet » que nous aurions formé.
La ville à sa propre volonté. « Les âmes minuscules » doivent s'y adapter. Durant mon voyage je m'imaginais souvent Istanbul tel une pieuvre ensorcelante, aux yeux de diamant. Sa grandeur, physique et historique attire par sa démesure. Ses diamants ont des noms : Ste Sophie, Topkapi (qui d'ailleurs en abrite des milliers), le Bosphore, Dolmabahçe, Sulemaniye ou bien les tours de Dört Levent, les ports, Istiklal... Des centaines de milliers de gens affluent chaque année de la campagne, comme envoutés, et viennent y déverser leur vie, bien plus pauvre et sombre qu'avant. Ils transforment comme le dit Boratav la ville en village par endroits: « Quand vous sortez de la maison, il vous arrive parfois de vous demander si cette rue est bien à Istanbul. », « on se croirait dans un village d'Anatolie ». Dans les banlieues éloignées comme dans les interstices oubliés, parmi les gecekondus (maisons « construites en une nuit ») qui apparaissent jusque dans le cœur de Beyoğlu ; des poules, des moutons, des vignes transforment ponctuellement la ville en microcosme très loin de la ville.
BORATAV David, « Murmures à Beyoğlu », Paris, Gallimard, 2009.
SHAFAK Elif, « Bonbon Palace » (« Bit Palas », 2002), Paris, Phébus, 2008.