Albrecht Sonntag
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Reconnu tardivement par les sciences sociales comme objet d’étude, le football se révèle aujourd’hui être un thème de recherche riche en significations pour les études européennes. Il permet de susciter une analyse pertinente non seulement sur le plan des politiques publiques, en raison de l’intérêt accru que lui portent les institutions communautaires, mais aussi, en tant que pratique sociale largement partagée, sur le plan des liens affectifs et horizontaux entre Européens.
Mesut Özil lebt seinen Traum. Seit August gehört der Ex-Werder-Star zum Kader des spanischen Rekordmeisters Real Madrid, des bekanntesten Klubs der Welt. Im Stadium, das Publikum grölt, die Canetten klirren und die Trumpeten tröten. Was zieht Europeaner im Footstadium an ?
Extrait de : Une passion partagée, des identités ambiguës, Enjeux européens du football contemporain. Politique européenne, 2008/3, n° 26, p. 191sq. Distribution électronique Cairn pour L’Harmattan, Paris.
Reconnu tardivement par les sciences sociales comme objet d’étude, le football se révèle aujourd’hui être un thème de recherche riche en significations pour les études européennes. Il permet de susciter une analyse pertinente non seulement sur le plan des politiques publiques, en raison de l’intérêt accru que lui portent les institutions communautaires, mais aussi, en tant que pratique sociale largement partagée, sur le plan des liens affectifs et horizontaux entre Européens. Si les manifestations massives d’appartenance collective que déclenchent ses grandes compétitions semblent à première vue renvoyer vers une propension du football à donner expression à un nationalisme fermé, voire agressif, le comportement des individus qui forment les foules du football est plus ambigu et permet de formuler un certain nombre d’hypothèses de recherche. Le football peut ainsi être comparé à une « béquille identitaire » qui permet de rendre compréhensible et humainement pensable la dissociation très abstraite entre appartenance culturelle (nationalité) et allégeance politique (citoyenneté) réclamée par les tenants de la « constellation postnationale » (Habermas). Il permet aussi de vivre son appartenance nationale et le besoin social d’exprimer celle-ci sur un mode distancié, ironique. Il constitue, enfin, une illustration surprenante de la théorie de la « réflexivité postmoderne » (Giddens), dans la mesure où il permet aux acteurs sociaux de procéder à une révision permanente de leurs propres pratiques en s’appropriant et intériorisant de nouvelles connaissances sur ces mêmes pratiques produites par les sciences sociales.
Le football, cette passion partagée par un très grand nombre d’individus, montre ce que la culture populaire au sens le plus large pourrait apporter à une meilleure connaissance des rapports affectifs entre Européens, ouvrant ainsi des pistes intéressantes pour la recherche.
Intégration économique et politiques publiques.
Rares sont les chercheurs qui proposent une approche explicitement européenne, et leurs analyses restent focalisées sur des aspects très partiels. Les parallèles que dresse par exemple Pascal Boniface entre la construction de l’Europe communautaire et la création des compétitions européennes de football relèvent davantage de la coïncidence curieuse que d’un lien pertinent entre les deux processus (voir, à titre d’exemple, Boniface, 2002, 77-91). Ce genre d’analogie peu convaincante est repris par Anthony King qui, de manière un peu forcée, distingue différentes phases dans la construction de l’Europe du football : des débuts purement « inter- gouvernementaux », suivis par l’« Eurosclérose » des années 70/80, avant que le dynamisme d’intégration économique transnational ne l’emporte à partir de la dernière décennie du siècle (King, 2003).
Il faut reconnaître que le lien entre le processus d’intégrationéconomique et politique sur le plan communautaire et le développement du marché du football à l’échelle européenne est devenu plus apparent depuis que le football a pris une telle ampleur en tant qu’activité économique transnationale, et qu’il est directement concerné par l’application du droit européen de la concurrence en vigueur. Le célèbre « arrêt Bosman » du 15 décembre 1995, qui a imposé au football professionnel le principe de la libre circulation des travailleurs, mettant ainsi fin au système traditionnel des transferts, est sans doute la manifestation la plus médiatisée de cet intérêt accru des instances communautaires pour le football (Cour de Justice, 1995). Plus récemment, cet intérêt s’est porté sur la « sauvegarde des structures sportives actuelles » (Commission, 1999), structures associées à un « modèle européen du sport » (Commission, 1998) et qui ont fait l’objet d’un rapport intitulé « Independent European Sport Review 2006 » (Arnaut, 2006), d’une résolution du Parlement Européen sur « l’évolution du football professionnel en Europe » (Parlement, 2007), et enfin d’un livre blanc (Commission, 2007). En raison de ces initiatives récentes, les questions relatives à la gouvernance du football et à l’application du droit communautaire à la sphère sportive prennent une place plus importante dans les préoccupations des chercheurs en sciences politiques (De Waele et Husting, 2001 ; Boniface, 2001 ; Parrish, 2003).
Il reste cependant à voir si le débat autour de la réglementation de l’activité sportive en Europe en vue de la sauvegarde d’un présumé « modèle européen » aura un impact réel sur l’attitude des Européens à l’égard des institutions. Certes, on ne peut pas exclure que, dans le cas où l’Union européenne prendrait des mesures concrètes visant à défendre les structures traditionnelles de l’organisation du football contre les tendances de marchandisation et de commercialisation excessives déplorées par un grand nombre d’amateurs de ce sport, ces derniers ne soient amenés à avoir une opinion plus positive envers des institutions qui « sauvent » leur sport préféré de l’emprise de « la coalition des partisans du marché unique » (Parrish, 2003, 246). S’il est vrai que le football constitue ainsi un terrain sur lequel l’Union européenne pourrait effectivement se montrer plus proche des préoccupations des citoyens comme le réclame plus d’un acteur politique depuis des années, une telle hypothèse relève à l’heure actuelle de la spéculation (Sonntag, 2008, 269-271).
Le football comme lien entre Européens.
L’approche la plus pertinente du football en tant que phénomène social européen qui exerce une influence sur les liens affectifs et horizontaux entre Européens semble être celle d’Andy Smith qui a tenté d’appréhender le jeu complexe des appartenances territoriales en Europe à travers leur expression dans la pratique sociale largement partagée qu’est celle de « suivre » un sport comme le football ou le rugby (Smith, 2002). En intégrant des concepts de la sociologie interculturelle, l’auteur s’interroge sur la manière dont l’importance grandissante des compétitions européennes et la mobilité accrue des joueurs déplacent les notions d’identité et d’altérité en modifiant l’acception de termes comme « Européen » ou « étranger » auprès des amateurs de sport dans trois régions différentes en France et en Angleterre. L’ouvrage d’Andy Smith explore des pistes très intéressantes pour l’étude des liens horizontaux entre Européens, mais son analyse et ses conclusions restent inabouties, notamment pour deux raisons. L’une d’elles tient aux limites inhérentes à une enquête qualitative menée par un seul chercheur sur un sujet aussi vaste. L’autre est davantage liée au moment de l’enquête. Menée vers la fin des années 1990, elle n’a eu lieu qu’au début de la transformation profonde que subit le football européen depuis une quinzaine d’années. Il s’agit de trois évolutions simultanées : sur le plan de l’intérêt sportif et économique d’abord, que ce soit pour les clubs les plus importants ou pour les spectateurs, le poids écrasant de la Ligue des Champions est en train d’éclipser les championnats nationaux. Sur le plan des repères identitaires locaux et régionaux ensuite, la législation européenne, depuis l’arrêt Bosman qui a accéléré et intensifié la fluctuation sur le marché des joueurs, confère aux effectifs des clubs des caractères résolument multiculturels. Sur le plan du développement économique enfin, les intérêts transnationaux des grandes entreprises de communication qui distribuent « le produit » football à travers le continent tendent vers la création et le renforcement d’un marché authentiquement européen.
Sous l’effet cumulé de ces trois tendances fortes, la perception des enjeux dont traitait l’enquête d’Andy Smith a été sensiblement modifiée, tout comme le ressenti des appartenances à travers le sport a été modifié par le clivage toujours plus prononcé entre le football des clubs, synonyme d’un brassage postnational sans limites et d’une marchandisation à outrance, et celui des équipes nationales, dotées par opposition d’une aura de « pureté », de « désintéressement », voire de « sacré » (Sonntag, 2008, 113-147). Ceci dit, si le contexte et les discours ont évolué de manière significative durant la dernière décennie, la question centrale posée par Andy Smith reste pertinente, notamment pour une étude des « amours et désamours entre Européens » : la question du regard sur l’Autre et sur soi-même au sein de l’Europe.
On peut s’interroger sur l’impact réel qu’ont les rapports affectifs et horizontaux entre Européens sur la construction d’un projet politique supranational. Il serait peut-être même souhaitable qu’ils n’y en ait aucun et que ce projet ne soit porté que par la raison. Or, les liens affectifs et les perceptions qui existent entre les membres d’une communauté ne sont pas sans répercussions sur leur acceptation de principe d’une « union toujours plus étroite » entre les nations européennes, car cet objectif est implicitement basé sur la présomption d’une communauté de solidarité qui partage un socle de valeurs communes. L’histoire de la création des Etats-nations modernes nous montre que les perceptions et auto-perceptions des nations ne se forgent pas que dans l’arène politique, mais aussi au travers de pratiques sociales largement partagées en dehors de tout contexte politico-institutionnel. Et peu de pratiques sont aussi répandues à travers le continent que le football.
Un terrain d’affirmation identitaire.
Comme le prouvent les manifestations d’affirmation identitaire qui accompagnent chaque grande compétition, le football est une formidable caisse de résonance pour des sentiments d’appartenance particulière. « Sport où le phénomène d’identification est le mieux dimensionné, le plus palpable, le plus constant, le plus organisé » (Yonnet, 1998, 85), le football semble effectivement avoir une propension à déclencher le processus de construction de l’identité sociale qui se fonde sur la constitution et dénonciation d’uno ut -gro up afin de mieux définir, de conforter et de pérenniser l’in-group (Tajfel 1972 et 1978 ; Sherif 1969). Dans un contexte chargé d’émotion, il suggère auprès du spectateur que les deux collectifs qu’il oppose sont emblématiques des groupes sociaux qu’ils représentent, et suscite ainsi une identification partisane forte. L’intensité des émotions psychosociales que le football provoque est telle qu’il a, depuis George Orwell (1945), souvent été comparé à un simulacre de guerre possédant une fonction cathartique (Elias, 1987). Qu’on veuille ou non faire sienne cette analogie un brin superficielle, il n’en reste pas moins que le football est un producteur très fiable de stimuli émotionnels, dont l’attractivité dépend pour une large part de la construction préalable de « l’Autre » dans un espace discursif et délibératif particulièrement dense, qui va des médias internationaux aux conversations de rue.
Il est intéressant de noter que le football ne connaît aucunement le relâchement des appartenances traditionnelles auquel on aurait pu s’attendre suite à l’émergence d’un marché de plus en plus transnational tant pour les joueurs que pour les compétitions et les images. Suivant le rythme de son calendrier pluriannuel, il déclenche des manifestations de masse qui sont autant des auto-célébrations joyeuses que des revendications de reconnaissance collective, et on est en droit de conclure que ce sport reste un agent puissant en faveur de l’ordre national.
On voit mal en tout cas comment il pourrait être utilisé par les institutions communautaires comme « un instrument amplifiant le sentiment d’appartenance à une communauté européenne », comme le souhaitait, naïvement, le Conseil Européen de Fontainebleau en 1984 (Andreu Romeo, 2001, 59). Et il n’est guère surprenant que le rapport Adonnino, commandité par le Conseil avec l’objectif de proposer des pistes pour une « Europe des citoyens » et comprenant une série de propositions pour une instrumentalisation du sport afin de créer une identité européenne par le haut, n’ait jamais été appliqué. Si, dans le contexte du milieu des années 1980, le rapport Adonnino et ses suggestions, comme la création de compétitions ou d’équipes sportives communautaires, ne paraissaient pas dépourvus de sens, aujourd’hui, « les institutions communautaires sont conscientes des risques que ferait courir pareille initiative à l’image déjà fort dégradée de l’Union européenne » (Husting, 2006, 140). A l’ère d’un processus de globalisation culturelle ressenti par beaucoup comme déstabilisant, voire angoissant, le sport – notamment le football – fournit des occasions de manifester collectivement sa résistance aux tendances d’uniformisation ou de convergence, et de célébrer, au vu de tous, sa singularité locale ou nationale. C’est là une expression visible du caractère dialectique de ce processus que mettent en relief les travaux internationaux sur la globalisation culturelle (Barber, 1996 ; Mattelart, 1996 ; Appadurai, 1997 ; Warnier, 1999).
On aurait cependant tort de tirer des conclusions hâtives sur la propension du football à susciter des sentiments d’un nationalisme fermé, voire agressif. Les observations faites sur le terrain lors des grandes compétitions de ces dernières années et à partir de nombreux entretiens menés dans le cadre d’une enquête empirique depuis 2001 (Sonntag, 2008) suggèrent au contraire que le comportement des individus qui forment les foules du football est plus ambigu et mériterait, dans les années qui viennent, des recherches approfondies que la présente contribution doit se contenter d’esquisser.
Et l’auteur de conclure :
La première hypothèse qu’il serait intéressant de vérifier dans une enquête plus large concerne le football vu comme « béquille identitaire ». Ce néologisme peut certes prêter à sourire, mais il nous semble approprié pour exprimer le besoin de réassurance face à la perte de repères identitaires traditionnels inhérente à l’époque actuelle. Il fournit surtout une métaphore parlante pour illustrer les concepts abstraits formulés par les théoriciens de « la constellation postnationale » (Habermas, 1998).
Selon ces derniers, il ne s’agit pas, pour l’Europe, de superposer une identité européenne sur les identités nationales existantes. Au contraire, la légitimité à long terme de l’Union européenne – nécessaire en raison du déclin en puissance des Etats-nations traditionnels – dépendrait de la capacité à opérer un « découplage de l’exercice de l’autonomie démocratique et de son ancrage national historique » (Lacroix, 2004, 19).
Une deuxième hypothèse qui mériterait d’être approfondie repose sur une affirmation très simple : le football n’est qu’un jeu. Aussi galvaudée que soit cette expression, elle n’en permet pas moins de comprendre comment le football s’insère dans les structures identitaires de l’individu européen en ce début de XXIe siècle. Afin que le jeu procure du plaisir, c’est-à-dire fonctionne, il faut à la fois être capable de le prendre totalement au sérieux et, aussitôt la partie terminée, de prendre du recul. C’est avant tout vrai pour les jeux d’où sortent généralement un gagnant et un perdant (ou plusieurs), et chaque enfant doit faire l’apprentissage de cet aller-retour entre l’investissement émotionnel et le recul relativisant.
Comme il a été souligné ci-dessus, le football produit des émotions d’une grande intensité, notamment dans l’expression collective des sentiments d’appartenance. Mais comme il n’est malgré tout qu’un jeu, il rend aussi possible et faisable une certaine distanciation ironique, une prise de recul de l’individu par rapport à son propre besoin de communauté culturelle.