20110209

Tunisie Europe : le discours de l'avenir, le langage du passé.


Josette Delluc
----------------------------------------------------------------------------------


Speech by Guido Westerwelle, Federal Minister for Foreign Affairs, in the German Bundestag on 27 January 2010. Mr President, ladies and gentlemen, colleagues : The strength inherent in the concept of liberty is currently plain for all to see. We are seeing it not only in Tunisia but now also in Egypt. When this debate was planned, we all had events in Tunisia in mind. Now, we are seeing similar demonstrations or at least discussion of the same issues in the societies of other countries too. That is the often forgotten other side of globalization: values becoming globalized, democratic principles becoming globalized. At issue here is respect for human and civil rights. On this point, we share but one position across party lines. This Government – and, I have no doubt, this House – is emphatically on the side of democracy – whether in Tunisia or in Egypt. I have five things to say, because the process we are seeing will undoubtedly occupy us for some time, and not only here in the Bundestag or in the work of the Government but also in Europe and throughout the West, which is after all rightly called a community of shared values. Firstly – what we are experiencing disproves the claim that democracy and civil liberties make countries unstable. We are seeing exactly the opposite here. It is not civil liberties that make countries unstable, and it is not granting freedom that destabilizes them; stability is being shaken in these countries by the refusal to grant civil liberties. This fact also presents us with the clear duty to advance democracy wherever we can. The road to stability is through democracy. That is why we in Europe are particularly committed to this cause.

 ----------------------------------------------------------------------------------
 
Die Hoffnungen, die die tunesische Bevölkerung in die Entwicklung ihres Landes setzt, dürfen nicht enttäuscht werden. Deutschland unterstützt Tunesien auf seinem Weg in eine bessere Zukunft. Mit dem Aufbegehren gegen das autokratische Regime und dem Sturz Ben Alis hat Tunesien den Grundstein für einen Entwicklungsprozess gelegt, der inzwischen neben Ägypten auch auf andere Staaten der Region übergegriffen hat. Auf ihrem Weg in eine pluralistische und demokratische Gesellschaft, die eine kontinuierliche Verbesserung der sozialen und wirtschaften Lebensumstände der tunesischen Bevölkerung gewährleistet, bedarf Tunesien der Unterstützung der internationalen Gemeinschaft. Die Bundesregierung unterstützt Tunesien und seine Bevölkerung auf diesem Weg.

 
----------------------------------------------------------------------------------

La Tunisie vit un moment exceptionnel depuis le 17 décembre 2010, la « Révolution du jasmin » met fin à l'oppression sur le pays et à l'immobilisme dans la région. A cette occasion, nous avons pu observer, en direct, la force de la volonté populaire obtenir pacifiquement le changement.
La soudaineté des faits semble priver les observateurs de repères. Comment exprimer l'évènement ? L'historien ne bénéficie pas du recul du temps, l'analyste politique n'est plus guidé par la bipolarisation de la période de la Guerre Froide, et comprend que notre vision du monde arabe, construite depuis l'établissement d'une république islamique en Iran, est périmée. Les Européens convoquent leur passé et la Tunisie pour l'instant ne nous transmet pas de données spécifiques qui permettraient de dire cette situation inédite. Personne ne semble vraiment détenir le langage qui convient, sauf, sans doute, la nouvelle génération pour laquelle les mots accompagnent l'action.
De Tunisie, le récit des évènements est construit par des témoignages qui se réfèrent à 1789. Ainsi le 24 janvier 2011, un manifestant dénonce, à la radio, le gouvernement encore maintenu, 10 jours après le départ du dictateur : « la kasbah, c'est la Bastille de la Tunisie, et on va la démonter, comme les Sans-culottes français ont fait tomber la Bastille en 1789 ». Il apparaît que dans l'élan de l'action, rappeler les grands moments de la Révolution française permette d'énoncer les espoirs et de programmer les étapes du changement. Par ailleurs, 1789 est aussi un contre modèle qui doit servir d'expérience pour éviter les erreurs. Mais plus qu'à notre propre passé, les termes utilisés par les Tunisiens, et l'évocation des faits anciens, renvoient au schéma de l'évolution des sociétés et à la notion de progrès en Histoire. Ces déclarations semblent en réalité être fondées sur les études des penseurs du XIX e et XXe siècles qui, à partir du cas 1789, ont défini le processus révolutionnaire en tant que modèle universel.
En effet, les revendications sont exprimées selon un vocabulaire bien repérable, elles ne reposent pas sur le rêve d'un passé national, mythique et idéal mais s'inscrivent au contraire dans l'histoire mondiale. Le but est d'obtenir le respect des libertés fondamentales, les droits civils et politiques. C'est l'application des principes de la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948 qui est exigée.
En France comme en Tunisie, les références à l'histoire de l'Europe semblent offrir un cadre d'explication. Plusieurs exemples souvent employés, ne manquent pas de pertinence, ils présentent cependant tous des limites.
Il en est ainsi du geste de désespoir du jeune tunisien Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, qui est rapproché de celui de Jan Palach, s'immolant à Prague le 16 janvier 1969. Certes, les circonstances de cet « acte politique parce que public » (1) transforment ces deux jeunes en martyrs, mais nous notons une différence de nature et de conséquence. Alors que le suicide de Jan Palach ne réduit pas l'occupation soviétique qu'il dénonçait, celui de Mohamed Bouazizi, au contraire, a pour origine une cause sociale et embrase la Tunisie.
Tout aussi insatisfaisante est la proposition de comparer « le printemps des peuples » de 1989 et la volonté de transformation, aujourd'hui, sur les rives du nord de l'Afrique. Certes, il est évident que la victoire tunisienne a encouragé une réaction de dimension régionale : après le renversement de Hosni Moubarak, en Egypte, le 11 février 2011, la contestation gagne en Libye, Algérie, Maroc et même à Bahreïn sur le golfe Persique. Pourtant, engager des assimilations entre les histoires politiques pour des périodes et des contextes différents n'est pas très opérant. En effet dans le cas du «printemps des peuples » de l'Europe centrale et orientale, en 1989, l'effet domino concernait les Démocraties populaires qui se libéraient du contrôle soviétique. Et c'est la décision de Gorbatchev de lâcher ces républiques pour tenter de sauver l'URSS du risque d'implosion qui a permis le démantèlement total du Rideau de fer. Or, aucun lien de ce type, aucune intégration n'assemble les pays méditerranéens et pourrait favoriser un basculement commun. Aujourd'hui, le point de ressemblance et cause directe des manifestations, est la souffrance sociale (3) dans des pays dictatoriaux où même les syndicats refusaient d'entendre les mécontentements de la base.
C'est ainsi que les révoltes de la faim connues dans l'histoire comme déclencheur révolutionnaire, sont encore, en 2011, à l'origine du mouvement revendicatif : « Du Maroc au golfe Arabo-Persique » (2) la pénurie alimentaire peut rappeler le problème de l'Europe de 1847-1848. Si la comparaison est rarement satisfaisante, il est vrai qu'elle permet de fonder la réflexion. Ce moment de l'histoire européenne paraît être le plus proche de la situation actuelle. Lors du « printemps des peuples » de 1848, la flambée révolutionnaire parcourt l'Europe à partir de la proclamation en France de la Seconde République. Les villes parmi lesquelles Vienne, Budapest, Prague, Milan, Turin, Berlin, Francfort accordent une constitution. C'était l'apprentissage de la démocratie en Europe qui malgré la reprise en main s'est poursuivie, non sans soubresauts, mais avec détermination (4). Nous pouvons supposer que, de la même manière, l'établissement de démocraties stables dans les différents pays des rives sud et est de la Méditerranée ne se réalisera sans doute que progressivement. Ainsi nous constatons que si la force de la cohésion populaire a été décisive en Tunisie et en Égypte, elle se heurte à une terrible répression en Libye où le dictateur entretient une confusion entre sa propre personne et l'État. De plus, nous ne pouvons pas écarter le risque de recul, comme la réapparition de l'empire en France en 1852. Une prise de pouvoir autocratique pourrait-être cette fois laïque ou religieuse.
Brosser à grands traits un croquis grossier permet de faire apparaître des similitudes. Pourtant 150 ans plus tard, et en d'autres lieux, la situation ne peut être identique, parmi les différences, il est remarquable que la dynamique majoritaire des démocrates est bien plus puissante aujourd'hui, alors que le mouvement du XIXe siècle n'était porté que par l'élite seule.
Ce n'est donc pas la référence au passé qui peut éclairer la donne actuelle, celle-ci doit être observée comme originale. Ainsi, est-il notable que les jeunes Tunisiennes et Tunisiens aient agi sans l'intervention d'un homme providentiel pour obtenir le respect des droits de l'homme dont n'ont bénéficié ni leurs grands parents qui avaient cru en Habib Bourguiba, chef charismatique de l'Indépendance, ni leurs parents sous l'autorité de Zine al Abidine Ben Ali. L'efficacité de ce mouvement tient à sa spontanéité, protégé de toute propagande et récupération, il a convaincu le peuple d'adhérer individuellement et massivement.
Remarquons d'autre part, que leur force a été celle de leur discours et de sa diffusion. La révolution a été gagnée en grande partie sur le clavier de leurs ordinateurs, outils de la modernité, pour dénoncer l'oppression, pour débattre et préparer les rassemblements en prenant de vitesse les autorités. Surtout, ils connaissaient la puissance des moyens actuels de communication qui transmettent l'information à l'échelle internationale. Ainsi l'évènement a été immédiatement officialisé, il a polarisé l'attention, et le petit pays Tunisie s'est métamorphosé en centre du monde. Parce qu'ils détenaient le médium approprié, celui de l'électronique, ils ont pris la parole, énoncé leurs doléances et ont aboli le système imposé pendant des décennies. Leurs mots ont été déterminants, tel le succès du verbe « dégage » qui utilisé sous forme argotique est devenu un impératif révolutionnaire en Tunisie, a été exporté en Égypte même en Libye, et entendu en Europe. Cette jeune génération imposant, par la parole, la transformation de son pays confirme que « Les mots sont des armes » (5).    
Une ère nouvelle de l'histoire de la Méditerranée ne peut-être inaugurée avec les mots du passé, le discours européen doit être renouvelé pour élaborer un futur commun.
Édouard Glissant opposait souvent la mer Caraïbes, mer ouverte, à la mer Méditerranée, mer fermée. Ce bassin où les débuts de la navigation datent de la Préhistoire (6) est propice aux échanges, aux relations entre les peuples de chaque rive. Entre l'Europe et la Tunisie le dialogue doit pouvoir être renforcé. Les signes envoyés par les manifestants sont positifs. D'une part, aucun ressentiment vis-à-vis de la France, ancienne puissance coloniale, n'est exprimé. D'autre part, le français qui est resté langue d'affichage de la Tunisie n'est pas rejeté, il figure au contraire sur les banderoles revendicatives, comme médium international. Par ailleurs, la pratique du français par l'élite intellectuelle et artistique explique les émouvants témoignages de joie lorsque après la suppression de la censure de la presse, les lecteurs retrouvent les journaux qui avaient été interdits : Le Monde, Libération, Le Canard enchaîné. A l'inverse, dans leurs premières déclarations, les responsables politiques français furent incapables de trouver les mots justes. Au Parlement européen, en dehors des déclarations du groupe « Les Verts », les réactions ont été bien faibles. En Allemagne, les journalistes ont remarqué avec étonnement la position très en retrait adoptée par Angela Merkel prête habituellement à soutenir de tels mouvements en rappelant son passé d'allemande de l'est.
Le discours favorable est d'abord venu des États-Unis d'Amérique, lorsque le 11 février, le Président salue « un nouveau commencement » dans le monde arabe puis, le soutien au processus de transition, et une aide financière de l'Europe sont annoncés, le 14 février, par Catherine Ashton et, le 2 mars, par José Luis Rodriguez Zapatero, lors de visites en Tunisie.
« Les mots sont des témoins qui parlent souvent mieux que les documents » (7). Au cours de la « Révolution du jasmin », les termes revendicatifs, exprimaient la situation de crise vécue dans le pays, les déséquilibres économiques et sociaux causés par les effets de la mondialisation et par les évolutions démographiques, politiques et intellectuelles internes.
Plus précieux encore, les mots vont permettre aux Tunisiens de conceptualiser les nouvelles structures de leur pays. Ils vont les choisir pour élaborer les institutions politiques, définir le rôle de l'État dans l'économie, la place de la femme, celle du religieux dans la société.
Dans son « Histoire du court XXe siècle » (8), Eric J. Hobsbawm démontre les échecs des deux utopies : libérale et marxiste, il se désespère de la dépolitisation des peuples occidentaux et conclut : « Nous ne savons pas où nous allons. Nous savons seulement que l'histoire nous a conduits à ce point et... pour quelles raisons. Cependant une chose est claire. Si l'humanité doit avoir un semblant d'avenir, ce ne saurait être en prolongeant le passé ou le présent. »
Malheureusement, l'extrémisme de droite gagne en Europe, et rappelle « les années noires ». Pourtant, plus au sud, la vague qui vient de submerger la Tunisie permet de nuancer le pessimisme de l'historien et laisse espérer en la construction d'un autre monde. Pour initier un modèle démocratique dans le nord de l'Afrique et inventer un espace d'égalité commun aux hommes de la Méditerranée, les chartes fondatrices du futur devront être rédigées avec les mots de demain.


Notes :

()    Smain Laacher, Pourquoi Mohamed Bouazizi s'est-il suicidé ? Le Monde, 22 janvier 2011.
(2) Olivier Piot, De l'indignation à la révolution, Le Monde Diplomatique, Février 2011.
(3) Philippe Chalmin, 1848 – 2011 : les révoltes de la faim, Le Monde Economie, 15 février 2011.
(4) La question des réformes agite aussi le monde arabe au XIXe siècle : Henry Laurens, L'Orient arabe, Arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Armand Colin, Paris, 2002.
(5) Caroline Fourest cite Robert Badinter, La dernière utopie, menaces sur l'universalisme, Grasset, Paris, 2009. Ajoutons avec l'auteure la nécessité de circonstances exceptionnelles pour que les mots l'emportent. En Tunisie ce fut  l'attitude de l'armée, fraternisant avec les opposants, et l'accès libre à internet et au réseau des téléphones cellulaires.
(6) Pierre Le Hir, Il y a 130 000 ans, les premier navigateurs de la Méditerranée, Le Monde, 22 janvier 2011.
(7) Eric J. Hobsbawm, Introduction de L'ère des Révolutions, Complexe, Bruxelles, 1988.
(8) Eric J. Hobsbawm, L'Age des Extrêmes. Histoire du court XXe siècle, Complexe, Bruxelles, 1999.