Eléments
d’une histoire comparée
des
politiques culturelles en Europe
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How can we take
a European stance on cultural policies? Led by Laurent Martin and Philippe
Poirrier, the Documentation française has published a comparative work entitled
Democratise culture! A comparative history of cultural policies (Territoires
contemporains, avril 2013, n°5). This work examines the major tendencies that
govern national cultural policies since the end of the Second World War and can
be decomposed in 4 successive steps:
1) The creation
of a systematic policy of cultural proposals based on a narrow definition of
culture eligible to public intervention and relying on a vertical conception of
democratisation through conversion.
2) A progressive
decentralisation of public action, creating a growing differentiation between
its missions and functions, thus leading to the question the initial
universalist and unanimous model.
3) A revision of
the legitimate intervention-field of public action, thus symbolically rendering
obsolete one of the founding hiérarchies of political policy: the opposition
between “high culture”, protected from market laws, and entertainment culture
governed by the laws of industrial economy.
4) A growing
justification of cultural policies by its contributions to economic growth and
the balance of social diversity, legitimising the regulatory powers of public
action, as well as encouraging the expansion of “creative industries” and the
need to evaluate results. We have extracted selected passages from this work,
encouraging readers to discover the work in its entirety.
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A
mund të krahasojm politikat Kulturore ne shtetet e ndryshëm evropian ?
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Die Comité
d’histoire du ministère de la Culture (France) veröffentlicht im Internet
seiner letzte Buch : Démocratiser la culture ! Une histoire comparée des
politiques culturelles auf Französich. Doch es ist eigentlich eher eine
Erklärung über Kulturgeschichte.
Im Buch geht es natürlich auch um Politik, Kulturpollitik. Wir hätten nie mit
so einem tollen Ausgang gerechnet. Welche ? Unterschied zwischen
Kulturpolitik in die EULänder ?
Der
Eindruck, den den Buch (Démocratiser la
culture ! Une histoire comparée des politiques culturelles, Territoires
contemporains, avril 2013, n°5. Sous la direction de Laurent Martin et Philippe
Poirrier) hinterlässt, ist
ein ganz ander. Von den Kulturpolitik heisst es, sie hätten besonders viel
politisches Bewisstsein. Der Vergleich zwischen Kulturpolitiken sagt viel über
den Unterschied zwischen der Mentalität. Dadurch könnten sich Bürger
spielerisch mit dem Thema auseinandersetzen. Ideen für eine kulturelle
Demokratie.
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Démocratiser la culture ! Une histoire comparée des
politiques culturelles
Territoires contemporains, avril 2013, n°5. Sous la direction de Laurent Martin
et Philippe Poirrier
Sommaire :
Introduction - Une
histoire comparée de la démocratisation de la culture - Philippe Poirrier
• La
démocratisation de la culture en France : une ambition obsolète ? - Laurent
Martin (Sciences Po Paris)
• Controverses à
propos de la démocratisation de la culture en Belgique francophone depuis les
années 60 - Jean-Louis Genard (Université Libre de Bruxelles)
• La
démocratisation de la culture en Italie - Carla Bodo (Rome : Associazone per
l'Economia della Cultura)
• Démocratiser la
culture en Irlande : une politique pragmatique - Alexandra Slaby (Université de
Caen)
• Les politiques de
démocratisation culturelle en Grande-Bretagne de 1940 à nos jours :
légitimation ou instrumentalisation ? - Cécile Doustaly (Université de
Cergy-Pontoise)
• Démocratiser la
culture. Le cas des États-Unis d’Amérique.Un contexte en évolution -
Jean-Michel Tobelem (Option Culture)
• Démocratiser les
pratiques culturelles : l’exemple bulgare. Les enjeux de la transition
démocratique, 1989-2012- Svetla Moussakova (Université de Paris III
Sorbonne-Nouvelle)
Postface : Quels
contenus pour la démocratisation culturelle dans l’Europe du XXIe siècle ? -
Anne-Marie Autissier (Université de Paris VIII)
Toutes les contributions sont en ligne :
La
« démocratisation » de la culture – par-delà la polysémie de la notion
– a en réalité été largement mobilisée par les acteurs des politiques
culturelles, depuis le décret fondateur de 1959 qui définit les missions du
ministère des Affaires culturelles, confié à André Malraux. L’échec présumé de
cette ambition est, depuis deux décennies, au cœur des débats qui, de manière
pérenne, concernent le bilan, l’action et l’avenir du ministère de la Culture.
Mais la focalisation de l’historiographie française sur la situation nationale
a contribué à naturaliser cette configuration, même si l’approfondissement de
ce chantier reste d’actualité.
Les grandes
tendances qui gouvernent les politiques culturelles nationales depuis les
lendemains de la Seconde Guerre mondiale, et qui participent d’une évolution
que l’on peut décomposer en quatre étapes successives : 1/la construction
d’une politique systématique d’offre culturelle à partir d’une définition
restreinte de la culture éligible à l’intervention publique et à partir d’une
conception verticale de la démocratisation par conversion ; 2/une
décentralisation progressive de l’action publique, qui provoque une
différenciation croissante de ses missions et de ses fonctions, et qui soumet à
contestation le modèle universaliste et unanimiste initial ; 3/une
révision du champ d’intervention légitime de l’action publique, qui déclare
symboliquement obsolète l’une des hiérarchies fondatrices de la politique
culturelle, celle qui opposait la culture savante, objet de protection à
l’écart des lois du marché, à la culture de divertissement, gouvernée par les
lois de l’économie industrielle ; 4/une justification croissante de la
politique culturelle par ses contributions à la croissance économique et à
l’équilibre de diversité sociale des nations, qui fonde en légitimité le
pouvoir régulateur de l’action publique, mais aussi les incitations à une
expansion des « industries créatives » et les exigences d’évaluation
des procédures et des résultats.
En France et en
Belgique francophone – mais dans une moindre mesure – la thématique de la
démocratisation culturelle est intimement liée à l’idée que l’Etat contribue
par son action culturelle à une forme d’acculturation du plus grand nombre. Ce
modèle est issu des Lumières, relues en France par les révolutionnaires, puis
les républicains, et s’inscrit durablement dans la culture politique. En
Italie, la faiblesse de la politique culturelle conduit à une appropriation
tardive de ces problématiques, à partir des années 1970, et essentiellement
dans la perspective d’une participation à la vie culturelle. Les années 1968
ont, dans ces trois pays, fragilisé la conception dominante de la
démocratisation culturelle, et ont contribué à mettre en avant la notion de
démocratie culturelle, jugée moins élitiste, et plus apte à répondre, notamment
dans le cadre d’une décentralisation accrue des politiques culturelles, aux
mutations socio-culturelles des sociétés concernées.
Dans le monde
anglo-saxon (Grande-Bretagne et Etats-Unis), la place de la culture dans la
construction des identités nationales est plus ténue. D’autre part, les
politiques culturelles étatiques, plus ou moins volontaristes notamment dans le
cadre fédéral aux Etats-Unis, visent essentiellement à favoriser l’initiative
de la société civile plutôt que de prendre en charge directement cette
politique. Dans ce cadre, les débats concernant la question de l’accès aux
pratiques culturelles sont le plus souvent abordés dans leurs aspects
techniques, et ne sont guère porteurs d’un sens politique. En revanche, la
majorité des institutions culturelles, souvent de statut privé, sans oublier
les universités, intègrent la question de l’accès aux pratiques culturelles à
leur mission éducative. L’Irlande, qui relève très largement de ce modèle, se
distingue néanmoins par une relation forte entre la politique culturelle et la
volonté de maintenir une identité nationale revendiquée.
Irlande
Dans les années 1970, la démocratisation de la
culture acquiert un sens plus étendu que celui de la simple décentralisation.
Pour la première fois, il ne s’agit plus simplement d’introduire la culture
dans la démocratie, mais d’introduire la démocratie dans la culture. Telle est
la conclusion des débats parlementaires sur la réforme du National College of
Art entre 1969 et 1971 : la gestion de l’école et la formation doivent
refléter davantage les aspirations culturelles de la population. La culture ne
doit plus se limiter aux beaux-arts, mais englober tous les choix qui
constituent un « mode de vie ». De même, lorsqu’est débattue la réforme de
l’Arts Act en 1973, il est demandé à l’Arts Council d’étendre son action de la
simple subvention des expositions et concerts de musique classique à
l’acquisition d’un rôle plus actif dans la démocratisation de la culture non
plus géographique, mais générique. Mary Robinson, alors sénatrice, fait à cette
occasion le premier plaidoyer pour une politique culturelle nationale qui se
donne des objectifs et des moyens, et célèbre une identité irlandaise inclusive
au moment où le conflit nord-irlandais fait rage.
L’Arts Council prend acte de ces revendications démocratiques
: en 1975 apparaissent pour la première fois dans le rapport annuel les mots
« politique » et « développement » grâce notamment au
nouveau directeur, Colm Ó Briain, dont le profil diffère de celui de ses prédécesseurs :
jeune, militant, proche du parti travailliste. L’Arts Council se dote en même
temps d’une assise plus démocratique : le nombre de ses membres passe de
12 à 17 et des femmes y sont nommées pour la première fois. Son rôle change et
devient plus actif : il s’agit désormais moins de favoriser l’offre que la
pratique amateur. Les moyens suivent heureusement les idées : alors que la
subvention de l’Arts Council est multipliée par 3 environ entre 1952 et 1962,
et de nouveau entre 1962 et 1972 ; entre 1972 et 1982 en revanche, elle
est multipliée par 48. Alors, un nombre sans précédent de troupes de théâtre,
de musées, d’artistes, accèdent au soutien public et certaines formes
culturelles sont soutenues pour la première fois telles le jazz ou la musique
traditionnelle. Pour la première fois également, signe du volontarisme
démocratique de l’Arts Council, on entreprend d’évaluer les besoins culturels
du pays en commandant des rapports sur les infrastructures culturelles et sur
l’éducation artistique. Indicateur de l’indigence des infrastructures
culturelles et éducatives, un de ces rapports montre que l’Irlande compte 4
écoles de musique, au moment où la Norvège avec une population égale en a 193.
En même temps, suite à un débat au Parlement en 1975 sur la subvention de
l’Arts Council, il est décidé d’aider davantage les festivals afin qu’ils se
développent sur tout le territoire, et le rapport annuel de l’Arts Council de
1977 montre une progression remarquable du nombre de festivals soutenus. En
dehors de l’Arts Council et du Parlement, le débat public s’intéresse au rôle à
jouer par l’Etat vis-à-vis de la culture.
Avec l’arrivée des
Fonds Structurels Européens, l’Etat poursuit sa politique de démocratisation de
la culture en finançant la construction d’un réseau national complet d’infrastructures
culturelles par le biais du Programme Opérationnel Touristique. Entre 1994 et
1997, les dépenses en la matière ont augmenté de 92%. A l’intérieur de ce
programme, le Cultural Development Incentive Scheme et le programme ACCESS
(2001-2009) permettent au ministère d’entreprendre de nouveaux projets de
rénovations et de constructions dans les musées, théâtres, ou salles de cinéma
(dans ce dernier domaine, on enregistre une hausse de constructions de 45%
entre 1994 et 2004). Comme les arts traditionnels, les institutions culturelles
reçoivent une mission identitaire dont la formulation par le ministre en place
la même année révèle l’adhésion en une culture nationale unique et
démocratiquement partagée : « si nous voulons préserver notre identité nationale
dans une Europe où les nations sont de plus en plus interdépendantes, nous
devons être sûrs d’avoir les moyens de donner expression à cette identité –
cette irlandicité unique, et je suis convaincu que nos institutions culturelles
brilleront dans cette entreprise ». Cette confiance en la capacité
des institutions à représenter une culture irlandaise démocratiquement partagée
paraît fondée en 2007, quand enfin un réseau complet maille le territoire et
l’offre culturelle est développée à son maximum.
Bulgarie
Dans cette
perspective, plusieurs initiatives en faveur de la diversité culturelle
émergent progressivement. Ces dix dernières années, les subventions publiques
destinées à soutenir les activités artistiques sont désormais attribuées sur
concours et stimulent ainsi l’activité locale en augmentant la participation à
la sphère culturelle des projets culturels issus de la diversité culturelle
ethnique et religieuse.
D’autre part, il
est un fait connu que selon une forte tradition en Bulgarie, il existe
globalement un climat de tolérance entre les différents groupes ethniques qui
constituent la base même de la société bulgare. Le principe d’une pareille
identification qui présente un modèle social tolérant a un rôle positif car il
encourage la participation équitable des groupes minoritaires dans la vie
sociale et culturelle. Cette situation pourrait empêcher l’existence et
l’extension de certaines confrontations tout en évitant des conflits, qui
peuvent émerger en temps de crise politique et économique.
Pour remédier à de
pareilles situations, l’Etat a procédé à un acte décisif avec la création du
Conseil national pour les questions ethniques et démographiques (CNPED) le 4
décembre 1997. Il s’agit d’un organe gouvernemental composé de représentants de
dix ministères au niveau de vice ministre, de quatre organes gouvernementaux
compétents et d’organisations non gouvernementales représentant tous les
groupes ethniques et religieux. Le Conseil assure la consultation, la
coopération et la coordination entre les organes gouvernementaux et les ONG,
dans l’élaboration et l’application de la politique nationale relative aux
questions ethniques et démographiques et aux immigrations. Celui-ci joue un
rôle de premier plan car il est chargé de coordonner le programme-cadre
d’intégration sur un pied d’égalité des Roms dans la société bulgare, ce qui
développera et confortera les capacités de l’administration publique en matière
d’intégration des groupes minoritaires et en particulier les Roms.
Un autre fait
marquant est la création du programme-cadre 2010-2020 pour l’intégration
équitable des Roms dans la société bulgare. Ce texte adopté par le gouvernement
en avril 1999, annonce les mesures prises dans le domaine des politiques
culturelles en relation notamment avec les politiques de l’éducation comme une
des priorités de l’intégration des populations roms et l’accès égal à tous à la
culture et à l’éducation. En fait, le Programme-cadre, fruit du dialogue engagé
avec la communauté rom et approuvé par le Conseil des ministres, en 1999,
énonce les principes fondamentaux de la stratégie gouvernementale visant à
assurer une égalité réelle aux Roms en Bulgarie. Conformément aux documents
internationaux, ce programme d’intégration définit les actions que les
institutions publiques devront engager en vue de créer les conditions
politiques, sociales, économiques et culturelles nécessaires à la juste
intégration des Roms dans la société.
Belgique
Les critiques des années
1960-1970 vont mettre ce premier modèle à mal. Plus que de montrer le caractère
élitiste des lieux culturels, du musée, de l’opéra…, elles vont identifier ces
biens culturels que les politiques se promettaient de démocratiser comme des
biens situés socialement, comme appartenant à la « culture bourgeoise ».
Plutôt que d’apparaître comme des politiques émancipatrices, les politiques de
démocratisation de la culture vont dès lors apparaître comme des vecteurs de
domination, dans un contexte où la domination culturelle est très largement
questionnée, notamment au travers des travaux de Bourdieu, Althusser, Gramsci,
Gaudibert, Marcuse et bien d’autres. La critique est à l’évidence extrêmement
sévère puisqu’elle met à mal le fondement même des politiques initiées par
Destrée et poursuivies ultérieurement.
Ce qui se manifeste là en réalité, et très
fondamentalement, ce sont les difficultés de penser les politiques culturelles
selon le modèle des droits-créances, comme des politiques d’accès à des biens
communs, que l’on peut à juste titre tenir pour valables pour tous. Se révèle
là le fait que la question de la culture ne peut pas obéir aux mêmes
référentiels que la question de la santé ou du revenu minimal par exemple. Si
en effet on peut présupposer une conception consensuelle de la « bonne
santé » et souhaiter que chacun puisse y accéder quel que soit son
positionnement social, il en est autrement de la culture sauf à présupposer que
certains sont privés de culture, se trompent ou s’illusionnent sur ce qu’est
véritablement la culture, ou encore développent des pratiques culturelles
médiocres qu’il s’agit dès lors de troquer contre des pratiques culturelles de
plus grande valeur. Ce qui, on le comprendra aisément, revient somme toute à
présupposer une hiérarchie des êtres en contradiction avec le principe d’égale
dignité. On n’insistera jamais assez, je pense, sur la force de
problématisation portée par ces arguments sur l’idée même de démocratisation de
la culture. Pour le dire avec une grande netteté, s’exprime dans ces critiques
l’idée que la démocratisation, au sens explicité précédemment, constitue un
facteur au pire de domination culturelle contribuant à la reproduction des
inégalités sociales, au mieux un déni de reconnaissance du potentiel de
créativité et de la valeur des pratiques culturelles des groupes dominés
socialement.
En Belgique francophone, cette critique prendra, bien
plus qu’ailleurs, des connotations fortes. Elle se problématisera au travers
d’une opposition, plus que d’une complémentarité, entre démocratisation de la
culture et démocratie culturelle, et sera portée notamment par M. Hicter,
personnage qui prendra une place décisive dans les politiques culturelles de
l’époque, dans la mise en place de l’administration de la culture, mais aussi
dans le choix des orientations des politiques culturelles des années 1970-1980.
Si nous observons les choses avec un regard
distancié, la critique se construira principalement autour de quatre axes.
Au travers du référentiel de la démocratie culturelle
se disent plusieurs choses. Tout d’abord, contre les présupposés des politiques
de démocratisation, l’exigence d’une reconnaissance des pratiques culturelles
populaires. Ce qui se trouve donc contesté, c’est la limitation du concept de
culture aux seuls Beaux-Arts. Comme l’a appris la sociologie de la culture des
années 1960, il existe en réalité une pluralité de cultures, chacune située
socialement, les Beaux-Arts correspondant en réalité à la culture des classes
sociales supérieures. Dans cette optique, une politique culturelle conséquente
doit se penser moins comme une politique d’accès ou, s’agissant de culture, de
transmission, selon le modèle des droits-créances, que comme une politique de
reconnaissance. Et, dans la mesure où déni de reconnaissance il y a, cette
politique de reconnaissance doit se penser sur le mode volontariste, d’une
politique de promotion des expressions bafouées, méprisées, oubliées,
reléguées…
Le deuxième élément critique des politiques d’accès
porte sur le fait que dans cette optique, on présuppose l’existence préalable
de biens culturels, à l’image des œuvres que l’on peut voir dans les musées. Ce
qui peut être contesté là, c’est le fait que la culture ne peut se réduire à
une confrontation aux œuvres, mais qu’elle est avant tout un ensemble de
pratiques, et, en particulier de pratiques expressives et créatives. Les années
1960-1970 sont en effet celles qui vont voir se « démocratiser » – au
sens d’apparaître pertinentes pour tout un chacun – le modèle du « moi
expressif » théorisé par Charles Taylor pour distinguer les formes
d’individualisme propres à la modernité occidentale. Pour ce modèle de
« moi », l’individu est supposé détenir de grandes richesses
intérieures qui gagnent à être extériorisées plutôt que refoulées. Si ce modèle
de moi se trouvera investi par le monde artiste dès la fin du XVIIIe
siècle, et notamment au travers du romantisme, il connaîtra un processus
d’extension de son champ d’application dès les années 1960-1970, au travers de
ce que Daniel Bell appelle le processus d’esthétisation de la vie quotidienne.
Dans cette optique, la démocratisation de la culture – nommée alors
« démocratie culturelle » – reviendra à permettre à chacun, et en
particulier à ceux qui en sont empêchés, d’accéder aux conditions d’une
expressivité que les conditions sociales tendent à réprimer. En Belgique
francophone ont ainsi vu le jour des « centres d’expression et de
créativité », mais aussi des dispositifs de financement pour le théâtre
populaire, pour le théâtre-action…
Le troisième élément critique, fortement lié au
précédent, porte sur l’exigence de reconnexion de la culture avec ce que les
sociologues appellent le « monde vécu ». Ce que Henri Lefèbvre ou
Michel de Certeau appelaient le quotidien, en cessant d’y voir uniquement des
espaces de déréliction, mais en y percevant des espaces d’inventivité, de
résistance... Ce qui se trouve là critiqué, c’est plutôt la distance entre le
monde des œuvres, des Beaux-Arts, qui faisait l’objet des politiques de
démocratisation et une réalité quotidienne qui pouvait être vue elle aussi
comme « culturelle ». Plutôt que d’être identifiée aux œuvres, la
culture est là pensée comme pratiques, comme manières d’être et de faire. C’est
là tendanciellement la définition anthropologique de la culture qui est avancée
contre une conception jugée limitative de la culture. Mais aussi une conception
active de la culture contre la conception jugée passive de la seule
confrontation aux œuvres. En Belgique francophone, les politiques culturelles
développées dans les années 1960-1970 vont ainsi opposer bien plus qu’articuler
l’animation culturelle d’un côté, la diffusion culturelle de l’autre. La
première bénéficiant d’une connotation positive en raison de sa finalité d’
« activation », à l’inverse de la seconde qui était au centre des
ambitions de démocratisation de la culture. Ainsi, les foyers culturels
seront-ils invités à faire essentiellement de l’animation, là où les maisons de
la culture, davantage héritières des politiques traditionnelles de
démocratisation, pourront maintenir une politique de diffusion, mais tout en
privilégiant elles aussi l’animation. Cette attente de reconnexion va également
entraîner une évolution interne aux pratiques artistiques, mettant en avant ce
qui s’appellera bientôt art contextuel, art sociologique, art relationnel, action
painting… c’est-à-dire des formes artistiques qui auront parmi leurs
caractéristiques d’une part de sortir des institutions culturelles
traditionnelles, de privilégier l’espace public… et d’autre part de solliciter
la participation des spectateurs appelés à devenir actifs… Pour le dire en d’autres
termes, c’est dans ce mouvement qui affecte bien entendu aussi les acteurs de
ce que Bourdieu aurait appelé le champ artistique, qu’on verra progressivement
les productions se déplacer des œuvres vers l’action, pour utiliser les
catégories bien connues de H. Arendt.
Le quatrième élément porte sur la dimension politique
de la culture et sur une réécriture des liens entre politiques culturelles et
émancipation. Dans l’optique traditionnelle de la démocratisation de la
culture, la dimension émancipatrice se situait, rappelons-le, dans l’accès aux
œuvres. Désormais la suspicion est jetée sur cette ambition. Tout au contraire,
l’accès aux œuvres devient politiquement suspect dans la mesure où il dissimule
l’adhésion à des standards culturels liés aux classes dominantes. Le maintien
des liens entre politiques culturelles et émancipation exige désormais d’autres
canaux qui, en Belgique francophone, vont s’inscrire dans la tradition de
l’éducation populaire. C’est ainsi qu’en 1976 sera publié un décret relatif à
l’éducation permanente qui intégrera, au sein des politiques culturelles, un
important espace favorisant le développement d’une culture pensée comme
politique, comme critique, comme contestataire. Dans l’ambiance des années
1970, c’est-à-dire dans le cadre d’un référentiel fordiste, ce même décret
offrira une place privilégiée à la « promotion socio-culturelle des
travailleurs », accordant des subventionnements préférentiels aux
associations liées au mouvement ouvrier. Dans cette optique, l’exercice de la
citoyenneté, la formation à celle-ci, et globalement l’implication dans la
société civile associative est considérée comme inhérente au domaine de la
culture et donc aux préoccupations des politiques culturelles. C’est ainsi
qu’aujourd’hui des associations comme Amnesty International, la Ligue des
droits de l’homme, Green Peace… et bien d’autres sont financées, en Belgique
francophone, au moins pour partie sur des budgets relevant du Ministère de la
Culture. Dans le même esprit, mais à distance cette fois des référentiels
fordistes qui avaient présidé à l’écriture du décret de 1976, le nouveau décret
des années 2000 entendra se montrer attentif à ce qui sera désigné alors comme
« mouvements émergents », avec l’ambition de faire place aux
associations porteuses des nouvelles voies émancipatrices, l’idée même
d’émergence supposant une vigilance des pouvoirs publics à l’égard des voies innovantes
de contestation sociale. Ce qui, on l’imagine, ne manquera pas de poser
quelques ambiguïtés à la fois pour les acteurs eux-mêmes, conduits à s’inscrire
dans la tension entre « subversion et subvention », et pour des
pouvoirs publics, conduits à subventionner des associations
« émergentes » qui ne s’inscrivent plus clairement dans les registres
habituels de la revendication politique sur lesquels se sont constitués les
partis politiques, mais aussi les mouvements sociaux jusque-là dominants qui trouvaient
dans les dispositifs de « promotion socio-culturelle des
travailleurs » l’occasion de bénéficier de « rentes de
situation ».