Le monde est-il encore gouvernable ?
Christian Ruby
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Qui gouverne le monde ?
L’état du monde 2017
Bertrand Badie et Dominique Vidal (dir.)
Paris, La Découverte,
2016.
Pour ceux qui ne suivent et ne lisent pas (ou n’ont pas lu depuis longtemps) ces publications, rappelons que le titre générique « L’état du monde » (suivi de l’année de référence) constitue, pour les bibliophiles avides des séries qui manifestent l’air du temps, une collection d’ouvrages constamment remise en chantier (depuis 1981). Pour qui possède la collection complète, ce n’est plus seulement de l’état du monde qu’il est question, en chacune de ses années, mais d’une histoire inédite du monde lisible d’un ouvrage à l’autre, par un œil attentif.
Il n’en demeure pas moins que le volume actuellement publié a une spécificité plus nettement affirmée qu’auparavant. Il est uniment thématisé dans la première portion de l’ouvrage. Si L’état du monde, en général, est un livre qui s’intéresse aux grandes mutations politiques, économiques, sociales, diplomatiques, mais aussi technologiques ou environnementales, le volume de cette année se concentre sur les mécanismes du pouvoir dans le monde contemporain. Les auteurs, sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal, explorent cinq paramètres sensibles du système mondial : la tradition, le sacré et le religieux, l’État, l’économie et la mondialisation. Il faut entendre par ce choix que ces questions trouvent leur synthèse dans une interrogation majeure : si ce ne sont plus les occidentaux, les nations, des dictateurs ou un vaste complot mondial qui gouvernent le monde (la dictature technocratique de Bruxelles, etc.), alors qui ? La finance ? Les firmes multinationales ? Les réseaux ? Le « système » ? Le passage de la bipolarité de la Guerre froide à la multipolarité de la mondialisation est-il effectif ? Un acteur ou plusieurs ?
Évidemment, l’exercice n’est fructueux, en son dessein, que si on définit les notions mises en jeu. En l’occurrence, si on introduit une conception rationnelle des affaires humaines dans la volonté d’expliquer l’état du monde actuel. Les directeurs de l’ouvrage s’y attachent en tête de propos, mais chaque auteur tourne aussi autour de ce point. Qu’en est-il du pouvoir ? Le pouvoir sur […], le pouvoir de […] (y compris, de contraindre les dominés à se percevoir selon les catégories imposées par le pouvoir), autrement dit, l’action sur les actions ou les pensées d’un ou des autres, tel est le pouvoir (traduisant potentia, la force physique qui agit sur un corps, et potestas, le droit ou le pouvoir sur). Il est donc affaire de stratégie, d’exercice et de conflit. Dès lors, il convient aussi de se méfier de l’usage de ce terme, dans l’opinion ; le pouvoir y est toujours posé comme essence (LE pouvoir : entité ou nature), ou envisagé comme une relation extérieure mécanique (une force agissant du dehors) et comme une contrainte (impliquant aliénation) ou, dans la tradition marxiste, comme un effet d’autre chose (les luttes de classes). Reprendre la réflexion sur ce plan est une nécessité, car dans ces schémas plus ou moins anciens, on ne saisit pas le caractère productif du pouvoir, et sa capacité à s’actualiser dans des processus inédits.
Afin d’exposer les résultats des recherches synthétisées par les différents auteurs, ce volume s’articule à un sommaire classique dans la collection, néanmoins systématique et intérieur au problème traité : « Décryptages » – c’est dans cette section que les lieux de pouvoir sont mis au jour, qu’ils renvoient à des dominations ou à des adhésions consenties -, « État des lieux », « D’un continent à l’autre » (Etats-Unis, Russie, Proche-Orient, Iran, Chine, ...). Signalons encore les annexes statistiques indispensables, réalisées par Philippe Rekacewicz, et autres index desquels se dégage l’intention significative. Et surtout une rubrique tout à fait originale et pertinente : « Les livres de l’année », une exploration, accomplie par Pierre Grosser, de la bibliothèque indispensable dès lors que l’on souhaite prolonger une réflexion sur ce thème de l’état du monde 2017.
S’agissant donc d’entrer dans les problèmes et les lieux de pouvoir à examiner, il était nécessaire, nous l’avons dit, de faire un sort à la théorie du complot mondial auquel nous devrions l’état du monde. Nul besoin d’évoquer tout ce que chacun connaît sur ce plan (entre complots réels et complots fantasmés), la liste des accusés « traditionnels ». L’article de Dominique Vidal s’attache plutôt à analyser la logique de constitution d’une théorie du complot : entre défiance généralisée à l’égard de la classe politique et de la classe médiatique (ou de leur collusion) et déclin des grandes idéologies, le complotisme représente désormais une mode quasi universelle, reconnaît-il. Cette mode mélange l’occultation du réel, la diversion, la construction d’un ennemi, la création de boucs émissaires, l’incitation à la haine raciale ou religieuse. Mais la question demeure de savoir comment lutter contre ce complotisme, à la croisée de deux influences : un fond réactionnaire et une méfiance moderne vis-à-vis du pouvoir.
Le deuxième lieu de pouvoir : Familles, clans, tribus, bénéficie d’une exploration plus surprenante. Il faut certes entendre ici dans « famille », les liens du sang, mais comprendre que l’exploration de ces liens s’élargit aux effets sociaux des liens familiaux : triomphe des modèles dynastiques dans les postes de représentation (députés, maires, ...), successions familiales dans les entreprises, rivalités de phratries, etc. Autant de terrains sur lesquels il est aisé de constater que les féodalités locales ont encore le pas sur les bureaucraties rationnelles ou les formes méritocratiques de succession. On croit trop vite, montre l’auteur (Yves Schemeil) que les processus constitutionnels, les candidatures individuelles, les solidarités choisies ont remplacé les politiques accomplies en famille. Mythe vite démonté, d’autant que l’État n’est pas le seul affecté par le maintien des lignages traditionnels. Démonstration que l’on peut étendre aux lignages générationnels, ou aux lignages politiques par la figure du bienheureux disparu (de Gaulle, Mitterrand,...) : parentés fictives, parentés métaphoriques, mais efficaces !
Quant aux religions, il était nécessaire d’y référer, le pouvoir des religions n’ayant pas autant diminué que le processus de sécularisation le laissait entendre. À quoi s’ajoute que l’on a trop négligé l’emprise des religions sur les affaires temporelles, leurs modèles de coordination avec le politique, leurs degrés d’institutionnalisation et de cohésion interne. L’article de Delphine Alles en appelle ainsi à un recadrage des analyses, entreprises depuis les travaux de Émile Durkheim, sur ces phénomènes. Elle se focalise sur les pouvoirs de légitimation, de cohésion et de mobilisation des religions. Le religieux est un puissant ressort de pouvoir en ce qu’à la fois, il est un référent identitaire et le fondement d’appartenances collectives (surtout dans des États qui superposent identité nationale et identité religieuse, sans être nécessairement des États théocratiques). Et lorsque les autres appartenances s’affaiblissent, la religion devient le référent identitaire principal. Comment préserver la prééminence du politique, telle est la question posée en fin de parcours ?
Yves Déloye en vient alors à la question des États modernes. Elle est décisive non seulement au regard de la fonction de l’État dans l’organisation de la société (et le « monopole de la contrainte physique légitime », dit, on le sait, Max Weber), mais encore au regard de la contribution du pouvoir étatique à la genèse d’un ordre international – l’essor de l’État étant concomitant de cet ordre moderne, colonisateur et guerrier. Mais outre des considérations historique (nécessaires), l’auteur nous plonge dans la réalité du moment : et la dislocation des frontières internes et externes des États. Néanmoins, l’article ne pousse pas l’analyse du contemporain assez loi. La relève est prise alors par Robert Boyer, qui reprend cette question des mutations contemporaines à la lumière, cette fois, de l’économie : il en vient à relativiser le concept de « globalisation » face à la multitude de stratégies qui font de la mise en concurrence des territoires l’alpha et l’oméga des relations internationales. Après avoir rappelé que économie et politique ne cessent d’échanger leurs rôles, il s’attaque à la perspective de la « gouvernance mondiale » et à ses paradoxes. Question sur laquelle Dominique Plihon insiste, en examinant les transformations de l’économie monde (expression en usage de Fernand Braudel à Immanuel Wallerstein) : révolution des technologies, montée en puissance des pays émergents et dérèglements économiques et climatiques aidants. Ce qui ne va pas sans constater le déficit de la gouvernance mondiale face à ces deux dernières crises.
Cet ensemble de réflexions se termine alors par trois analyses : celle de la coercition dans les États (mondialisation de la répression d’un côté, lutte contre le terrorisme de l’autre) dont l’examen révèle qu’il faut sans doute mettre en question les critères wébériens de l’État ; celle de l’influence (le soft power) liée aux programmes des États à dimension internationale (culture, éducation, médias) ; et enfin la question des réseaux (nationaux et internationaux).
De quoi, alors, faut-il faire l’état des lieux ? D’abord, et à juste titre, du pouvoir mâle, celui qui discrimine sans cesse, encore ?, les humains entre eux, même si, remarque l’auteur, Jules Falquet, il faut introduire des complexités dans l’analyse en question : dans le domaine de l’accès au travail, certaines femmes blanches sont mieux placées que certains hommes (prolétaires et « arabes »). Encore les enquêtes montrent-elles que les sondés reconnaissent l’existence du machisme ; et un décompte du nombre de femmes ayant participé à ce volume laisse rêveur ! Ensuite, les infrastructures, dans leurs rapports aux énergies (domination jusqu’à présent du pétrole et des industries afférentes), au transport (et on connaît le conflit entre voies ferrées, routières, informatiques) (Pierre Thorez). La question de la dette fait l’objet d’un article important (Damien Millet et Eric Toussaint) dans la mesure où il insiste sur le rapport entre la réalité et le fantasme de la dette, de son poids, de son impact (conditionnement afin d’accepter des mesures drastiques, comment distinguer dette légitime et illégitime ?, etc.). Viennent ensuite : le pouvoir des multinationales, des managers d’opinion, des capitales dans la géographie des États (ou Bruxelles, haut lieu des influences, dans la géographie de l’Europe, quoique Strasbourg en soit la capitale officielle), la sociabilité des élites et le rôle des mafias. Chacun de ces chapitres donne l’occasion d’une synthèse des connaissances acquises (avec bibliographie minimale en fin d’article) et oriente le commentaire en fonction du thème général du volume.
Le lecteur peut alors entrer dans le troisième cercle de ces exposés, celui qui est consacré aux continents, à la distribution des pouvoirs d’un continent à l’autre, voire entre des continents. Chacun choisira alors de s’intéresser à telle partie du monde ou à la totalité des articles, selon ses convenances.
Au total, le lecteur dispose, avec ce volume, d’un instrument de réflexion et de travail absolument décisif. Il donne l’occasion d’une synthèse par sujet en fonction des auteurs des chroniques, mais aussi l’occasion d’une synthèse personnelle au lecteur qui voudrait le parcourir entièrement. Sinon, chacun peut aussi morceler sa lecture en piochant telle ou telle considération selon ses impératifs.