Production d’images, grand récit et rédemption du peuple
Christian Ruby
----------------------------------------------------------------------------------------
----------------------------------------------------------------------------------------
Un art de l’éternité,
L’image et le temps du national-socialisme,
Eric Michaud,
Paris, Gallimard,
Folio Histoire,
2017
Résumé : L’art n’est pas toujours soumis à une instrumentalisation. Dans le cas du nazisme il est intrinsèque à la politique entreprise. Telle est la démonstration de l’auteur.
Diverses actualités poussent à ne pas cesser de vouloir renforcer les analyses de la production des images et de la fabrication des grands récits, orientés vers une origine perdue, en contexte dictatorial. Le mal, pour l’énoncer dans les termes de Hannah Arendt, n’est pas définitivement vaincu. Revenir sur les configurations anciennes de l’usage des drapeaux, des mises en scène politiques, des slogans mués en poèmes, des structurations de l’espace et du temps, de l’architecture est non moins nécessaire, aussi bien pour en établir les faits, pour telle ou telle époque considérée, que pour en faire émerger les principes techniques et philosophiques dont nous devons penser la survivance ou la reconduction.
Aussi la republication en version de poche de cette recherche est-elle centrale. Certes, l’ouvrage a été publié en 1996 ; certes encore on peut le relier à de nombreux autres portant sur le même thème ; mais ceux qui ne l’auraient pas lu à l’époque peuvent maintenant s’y référer avec facilité, alors que des ouvrages plus anciens sont moins aisés à retrouver. Ainsi en va-t-il du Mythe nazi des philosophes Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe (Éditions de l’Aube, 1991), néanmoins moins riche en iconographie et en textes de référence. Les jeunes générations qui cherchent des analyses, des documents, des explorations d’images tant aux fins d’études qu’aux fins de formation personnelle trouveront ici les ressources historiques, philosophiques et politiques nécessaires présentées par Eric Michaud, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Encore convient-il d’insister sur le fait que le travail est conduit de manière spécifique, articulant le récit des faits à la mise au jour de la logique spécifique de l’appareil nazi de production d’images. Les photographies publiées dans le cahier central ne sont pas des données brutes, destinées à satisfaire quelque pulsion, elles font l’objet d’une contextualisation et d’une réflexion évidemment nécessaires.
En effet, ce qui mobilise d’emblée dans ce travail portant sur le nazisme, du point de vue de ses rapports avec l’art et l’esthétique, c’est l’insistance sur la manière de créer une telle « grande œuvre collective » à destination de la « rédemption » du peuple allemand, tant par la mobilisation des arts que par la production d’une imagerie destinée à subjuguer les foules. Qu’on ne cherche donc pas ici une histoire de la formation politique et sociale du nazisme, une mise au jour de ses méfaits. L’objet en est autre : comment, avec qui, à l’aide de quoi, le grand récit du nazisme a-t-il été à la fois conçu, engendré, imposé et est devenu crédible pour les Allemands qui y ont adhéré ?
Utilisons les propos de l’ouvrage pour décliner brièvement quelques débats philosophiques majeures à l’endroit de notre époque – aurait-elle remplacé la propagande par le monde de la post-vérité ? - et des distances qu’elle a à prendre avec ce passé agencé pour satisfaire d’autres intérêts.
Il ne s’agit pas d’une instrumentalisation
Un tel objet est d’autant plus incontournable que, trop souvent, les allusions à « l’art » du ou dans le nazisme se contentent de peu. Il est vrai que les discours les plus plats concernant cette question croient pouvoir se satisfaire d’un propos sur l’instrumentalisation des arts durant les nazisme, comme on parle d’une telle instrumentalisation dans le cadre de la IIIe République, par exemple. Ainsi vont tant de discours sur la propagande nazie, laquelle bien évidemment existe, mais ne suffit pas à expliquer ce qui est en jeu, et a pu soutenir la mobilisation des Allemands, légitimer l’antisémitisme et l’extermination, pousser à la guerre par le moyen de la sensibilité et des arts.
D’ailleurs, la formule proposée par Walter Benjamin (à l’égard du fascisme, en 1939) – l’esthétisation de la politique – avait déjà obligé à interroger ces facilités. L’enrôlement des arts et des artistes ne fut pas un effet de propagande. Les images engendrées ne furent pas conçues sans répondre à des critères précis, en lien avec des référents germaniques, des disponibilités culturelles, et des objectifs systématiquement et consciemment délimités (subjuguer, entrainer, etc.). L’ouvrage en montre les traits caractéristiques.
Ce qui revient à préciser que le recours artistique est intrinsèque à ce type de pouvoir. Le modèle de l’artiste-dirigeant est central, au sens où comme l’artiste donnant forme à la matière choisie (idéologie de l’art qui précède le nazisme), entre les mains du guide suprême le peuple prend sa forme véritable. Ici, par ailleurs, la forme du classicisme grec dont Hitler affirme que les Allemands sont les héritiers (même remarque, il s’agit d’un thème philosophique largement déployé dans la philosophie allemande précédent le nazisme), l’art devant par conséquent faire advenir la vérité de son origine grecque. Le guide est alors justifié par son œuvre, d’autant que le peuple est devenu l’œuvre d’art du guide.
Aussi peut-on parler de la genèse de cette fiction à partir d’un projet de nature religieuse (Hannah Arendt le souligne aussi), au sens classique (religare, relier). Ce qui correspond bien aux fonctions requises des grands récits. Une partie de l’imagerie étant alors reprise au christianisme (même si le nazisme est anti-chrétien, il récupère ses modèles de construction) : le chef incarnant le peuple (ici, la « race »), provoquant des « apparitions », et ouvrant le chemin d’une rédemption (le peuple brisé par les défaites est guéri par les images salvatrices).
Le dictateur en artiste
On peut, ainsi que le fait l’auteur à juste titre, insister sur la construction du dictateur en artiste. Le sérieux commande alors d’interroger d’abord les figures anciennes de l’artiste en dictateur du public, afin d’observer comment le nazisme en a adopté certains traits. Cette image de l’artiste en génie, qui a à modeler le public afin d’accomplir sa tâche, n’est effectivement pas nouvelle lorsque le nazisme s’en empare. Depuis la Renaissance, l’idéologie de l’artiste a plusieurs traits, dont celui-ci : l’artiste régit les formes et les impose à tous, le public étant à la fois un ennemi à combattre et à conquérir.
De là la possibilité d’identifier l’homme d’État et l’artiste. De même que l’artiste travaille sa matière, l’homme d’État travaille le peuple dont il a la charge. L’activité politique est une activité artistique. Ainsi le pouvoir est-il légitimé par le génie artiste, qu’on se réfère ou non à Platon (dans la République : le philosophe-roi fait sa cité comme l’artiste sa statue). Point d’aboutissement : l’État devient une véritable œuvre d’art, et le chef l’artiste du peuple.
Ce point central de cette construction tient à ceci : l’antisémitisme nazi et l’extermination ne sont intelligibles que dans la perspective historique qui forge l’instance rédemptrice. Ils prennent sens, dans ce cadre, de l’identité postulée de cette instance rédemptrice avec un art entendu comme production de soi-même. C’est pourquoi, il faut y insister, le Troisième Reich intègre l’activité artistique. L’art participe du combat qui produit l’identité et récuse les ennemis, les non-aryens.
Arts et images
Rendre visible à la « race » son propre génie, c’est lui redonner la foi en elle-même en la rendant consciente de sa mission historique. Tel est donc le thème majeur des cérémonies, des discours, de l’imagerie nazis. Ce que l’auteur appelle le « national-christianisme » n’a pas seulement pris en mains les médias nouveaux (téléphone, photographie, cinéma...) à sa disposition, par fait d’époque et de technologie. Cela ne suffirait pas à expliquer le nazisme. De plus, l’élaboration des images véhiculées dans les médias ne peut être considérée comme le propre de ces médias. Même pour comprendre l’utilisation ainsi faite de ces derniers, il faut décrire la conception du monde qui la rend puissante et prégnante. La destinée du monde devait être exposée, rendue sensible : lumières contre ténèbres, santé contre maladie, visible contre invisible, forme contre informe, culture contre décadence, aryen contre juif.
Comment rendre ce combat religieux visible ? C’est en ce point que frappe la place exceptionnelle que le régime accordait d’emblée aux arts (arts plastiques, musique, poésie,...), encore une fois à condition de se défaire du primat de l’idée de propagande, afin de saisir la cohérence et l’homogénéité esthétique du système référentiel. De toute manière, pour conduire l’entreprise à bien, il fallait disposer d’artistes, d’architectes, de musiciens,... susceptibles, sous la direction de l’artiste suprême, de restructurer la vie quotidienne, l’urbanisme, les moments sacrés, les rituels en fonction des orientations du régime.
Mais il est clair qu’une difficulté théorique se pose ici. Distinguera-t-on les productions artistiques et l’imagerie de référence (filmée, jouée, audible) ? Les œuvres de Arnaud Brecker, pour ne citer que le sculpteur le plus connu, relève-t-elle de l’art, tandis que les films de Leni Riefenstahl relèveraient de la propagande. Ne convient-il pas d’élaborer un concept élargi d’image plutôt que de séparer arts et images ? Quel statut conférer aux images salvatrices, aux images magiques et autosuggestives, aux images d’identification (cathartiques parfois), aux images populaires d’icones vivantes, etc. ?
Ce sont là des débats de fond dont nous ne sommes pas sortis. Cet ouvrage aide, d’une certaine manière, à les reprendre. Au demeurant, si, à l’époque on assure que les foules se laissent facilement impressionner par les images – « seules les images les terrifient ou des séduisent », écrit Gustave Le Bon – afin d’asseoir le pouvoir de ceux qui sont plus « rationnels », les dirigeants, le parti, on remarquera que ce type de discours s’entend encore. Et combien croient non moins qu’il faut épargner au peuple la fatigue intellectuelle en lui offrant l’image apportant les bénéfices qu’il ne peut tirer de sa réflexion !
Esthétique et autosuggestion
Il ne suffit cependant pas de raconter des histoires – celle de l’aryen écrasé, brisé, par « les juifs », les opposants, les non-aryens... – pour vaincre les esprits. Il faut encore mettre au régime de l’ordre esthétique un monde qui veut triompher de sa propre contingence, pour asseoir son éternité (le Reich de mille ans). Les positions esthétiques du nazisme ne sont sans doute pas nouvelles, une modernité mesurée s’exprime en elles, qui reflètent à la fois les tendances les plus courantes du public, et la grande majorité des artistes.
Au demeurant, au-delà de l’imagerie populaire et quotidienne (les portraits dans le salon, les photographies distribuées, les chromos de salon), pourquoi l’architecture (copie du grec, néoclassicisme des bâtiments officiels ou architecture moderniste des bâtiments industriels) a-t-elle eu un tel poids, dans cette diversité même ? Parce qu’elle se rattache à une longue tradition admise par tous et sa définition comme espace et patrie de tous les arts s’y réfère. L’analyse proposée dans l’ouvrage des cérémonies de Munich, de la construction du Temple de l’art allemand (dont l’« art dégénéré » est exclu), et des cortèges parcourant la ville est significative à cet égard. Le succès populaire est au rendez-vous. Pourquoi ? Telle est bien la question qui oblige encore à s’interroger sur la puissance de l’esthétique, de la mise en œuvre du sensible : par de telles mises en scène, le mythe au sein duquel le peuple devait s’éveiller se déployait vivant devant les yeux de chacun. Une Allemagne de légende devenait réalité. Une Allemagne bien –heureuse, ignorant la guerre et les ennemis. Le peuple était alors réconcilié avec la totalité de son art.
Mais cette idée d’une puissance de l’esthétique est insuffisante si elle n’enveloppe pas la dimension spécifique du partage du sensible, dans ce cas, du nazisme. Encore se cas n’est-il pas unique, sous cet angle.
Bien sûr, cet ouvrage fait encore référence à de nombreux éléments à côté desquels ce compte rendu ne peut que passer tant la matière est abondante. Il ne s’interdit pas non plus de relier l’idéologie artistique et esthétique (la « beauté racialement déterminée » écrit Alfred Rosenberg) du nazisme à l’idéologie politique et sociale (eugénisme, antisémitisme, nationalisme) et celle-ci à de nombreuses ramifications étendues dans toute l’Europe. Et si le nazisme en matière artistique n’a innové que très peu, ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas su reprendre à son compte les images livrées par avance dans la culture européenne, en les manifestant autrement.