L’invention de la tradition,
Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.),
Traduction de l’Anglais par Christine Vivier,
Paris, Editions Amsterdam,
2005, 370 pages,
ISBN : 2-915547-20-3
21 euros.
Le concept de « tradition inventée », tel qu’il est déployé dans cet ouvrage, ne fait pas seulement de nos jours partie du patrimoine des sciences sociales et de l’histoire. Il doit être pris en mains par les citoyens eux-mêmes, afin de leur donner les moyens de comprendre comment s’organisent, par exemple, la cohésion sociale et les mythes de l’unité nationale. Car, non seulement, cet ouvrage montre que les traditions sont des inventions, mais encore, il insiste sur l’idée selon laquelle dresser des contre-traditions à l’encontre des traditions n’est pas nécessairement la meilleure des réactions politiques possibles.
Eric Hobsbawm qui contribue lui-même à l’enrichissement de cet ouvrage par un article portant sur la production de masse des traditions durant la modernité, indique clairement que les grandes traditions inventées dans les pays européens prennent corps entre 1870 et 1914, sans doute liées aussi à ce que Sigmund Freud appelait le « Narcissisme des petites différences » (Malaise dans la culture, 1929, Paris, Puf, 1971, p. 68). Il donne de nombreux exemples de ces phénomènes : réseaux d’anciens élèves, jubilés royaux, Fête du 14 juillet, Premier Mai, Internationale, les Jeux Olympiques, et les rites populaires que sont la Coupe du monde et le Tour de France. Il dégage de nombreuses informations sur ces plans, montrant les desseins des inventeurs de ces traditions, et les intentions de ceux qui se trouvent en position d’instituer de telles innovations.
Dans l’ensemble, dans l’ordre de ces inventions, ce sont les expressions du discours symbolique public, le langage théâtral des Etats, qui s’avèrent les plus durables et les plus prégnants. Les cérémonies publiques, les défilés, et les rassemblements de masse ritualisés se sont multipliés sous la III° République, par exemple (mais aussi sous l’Empire britannique, et la Prusse des Guillaume), non sans être accompagnés, et l’avenir leur donnera du poids, de la construction d’espaces destinés aux spectacles et aux rituels de masse, comme les stades « extérieurs et intérieurs » ajoute l’auteur.
Eric Hobsbawm ne se contente pas d’affirmer que les traditions sont bien souvent des inventions. Il constate qu’en Europe, les trente ou quarante années qui ont précédé la première guerre mondiale ont constitué une période particulièrement féconde en la matière. La création de traditions est exemplaire dans l’Europe de l’époque. Il explique fort bien que dans ces conditions, « des groupes sociaux, des environnements et des contextes sociaux entièrement nouveaux, ou même anciens mais ayant subi une transformation radicale, exigeaient la mise en place de nouveaux dispositifs visant à garantir et à exprimer l’identité et la cohésion sociale, et à structurer les relations sociales » (p. 280). Il implique dans cette production de traditions de nouvelles méthodes de gouvernement et l’instauration de nouvelles allégeances nécessaires au moment où naissent les sociétés de masse.
Mais les inventions se déplacent, changent parfois de nature et de moyens. En une année après sa mort, 470 municipalités décident d’ériger des « colonnes de Bismarck ». Dans le même temps, les Britanniques adoptaient une injonction plus efficace que l’ancien : God bless the squire and his relations and keep us in our propers stations. Il s’agit de la simple formule : God save the king.
Quant à la Troisième République, elle sut se montrer féconde. Voici comment l’auteur présente cette période :
« Néanmoins, l’invention de traditions joua un rôle essentiel dans le maintien de la République, ne serait-ce qu’en la protégeant à la fois du socialisme et de la droite. En annexant délibérément la tradition révolutionnaire, la Troisième République apprivoisait les révolutionnaires, … Agulhon, qui a étudié la véritable obsession qui poussait à l’édification de monuments, notamment en hommage à la République, durant la période de 1875 à 1914, remarque avec perspicacité que dans les municipalités les plus radicales Marianne avait au moins un sein découvert, tandis que dans les municipalités plus modérées elle était habillée de manière décente. Mais le fait essentiel était que ceux qui contrôlaient l’image, le symbolisme et les traditions de la République étaient des centristes qui se faisaient passer pour des hommes d’extrême-gauche : les radicaux-socialistes étaient, selon la formule proverbiale, « comme les radis, rouges à l’extérieur, blancs à l’intérieur, mais toujours du côté où le pain est beurré ». Quand le sort de la République échappa à leur contrôle – au moment du Front populaire – les jours de la Troisième République furent comptés.
De nombreux éléments indiquent que la bourgeoisie républicaine modérée identifia la nature de son principal problème politique … dès la fin des années 1860, et qu’elle entreprit de lui trouver une solution aussitôt la République fermement instituée. Pour ce qui est de l’invention de traditions, trois innovations majeures sont particulièrement significatives. La première fut le développement d’un équivalent laïque de l’église : l’enseignement primaire, dont le contenu et les principes étaient révolutionnaires et républicains, que dirigeait l’équivalent laïque du clergé – ou peut-être, étant donné leur pauvreté, des moines – les instituteurs. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une construction délibérée de la Troisième République, et, étant donné la centralisation légendaire de l’Etat français, que le contenu des manuels qui devaient transformer non seulement les paysans en Français, mais surtout les Français en bons républicains, ne devait rien au hasard…
La seconde innovation fut l’invention de commémorations publiques. Il est possible d’indiquer l’année précise de l’invention de la plus importante d’entre elles, la fête du 14 Juillet : 1880. Elle combinait des manifestations officielles et non officielles à des festivités populaires – bals, feux d’artifice – pour rappeler que la France était la nation de 1789, à laquelle tous les hommes, toutes les femmes, et tous les enfants français pouvaient s’identifier. Cependant, bien que des manifestations populaires plus militantes fussent autorisées – elles ne pouvaient guère être empêchées -, la tendance générale était à la transformation de l’héritage de la Révolution en l’expression combinée de l’éclat et du pouvoir de l’Etat et du plaisir des citoyens. Les expositions universelles constituaient une forme plus irrégulière de commémoration publique qui donnait à la République la légitimité de la prospérité, du progrès technique – la Tour Eiffel – et de la conquête coloniale, que l’on prenait soin de rappeler.
La troisième innovation, déjà mentionnée, fut l’édification de monuments publics en très grand nombre. Il mérite d’être souligné que la Troisième République, contrairement aux autres pays, n’a pas entrepris l’érection de statues ou la construction de monuments de très grande taille, dont la France était déjà bien pourvue – bien que les grandes expositions en aient laissé quelques-uns derrière elles, à Paris. La principale caractéristique de la statuomanie française était sa nature démocratique, qui annonçait celle des monuments commémoratifs de la première guerre mondiale. Deux types de monuments proliférèrent dans les villes et les communes rurales à travers le pays : l’image de la République elle-même (sous la forme de Marianne, qui devenait désormais universellement familière), et les personnages civils barbus qu’un patriotisme local quelconque avait choisis pour notables, passés et présents. En effet, alors même que l’érection de monuments républicains était manifestement encouragée, l’initiative et les coûts engendrés étaient assumés à un niveau local. Les entreprises qui fournissaient ce marché proposaient des solutions adaptées aux bourses plus ou moins importantes des communes républicaines, solutions qui allaient des modestes bustes et des statues en pied de toutes dimensions jusqu’aux socles et aux accessoires allégoriques ou héroïques dont les citoyens les plus ambitieux pouvaient entourer les pieds de Marianne. Les ensembles opulents de la place de la République et de la place de la Nation, à Paris, constituent les archétypes de ce genre de statues. Ces monuments permettent de tracer la carte de l’adhésion populaire à la République – notamment de ses bastions ruraux – et peuvent être considérés comme les liens visibles qui rattachaient les électeurs à la nation.
Il est nécessaire de mentionner ici au moins sommairement certaines autres caractéristiques des traditions officielles « inventées » de la Troisième République. L’histoire n’a eu qu’un rôle peu important dans ce processus, si l’on excepte les commémorations qui célébraient la mémoire des personnalités éminentes issues du passé local et les autres manifestations politiques du même genre. Il fait peu de doute que c’est en partie parce que l’histoire de la période antérieure à 1789 (à l’exception peut-être du « nos ancêtres les Gaulois ») était centrée sur l’Eglise et la monarchie, et que l’histoire de la période postérieure à cette même année était un facteur de division plus que d’unité : chaque branche – ou plutôt degré – du républicanisme avait ses propres héros et méchants dans le panthéon de la Révolution, ainsi que le montre l’historiographie de la Révolution française. »
Eric Hobsbawn et Terence Ranger
Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.),
Traduction de l’Anglais par Christine Vivier,
Paris, Editions Amsterdam,
2005, 370 pages,
ISBN : 2-915547-20-3
21 euros.
Le concept de « tradition inventée », tel qu’il est déployé dans cet ouvrage, ne fait pas seulement de nos jours partie du patrimoine des sciences sociales et de l’histoire. Il doit être pris en mains par les citoyens eux-mêmes, afin de leur donner les moyens de comprendre comment s’organisent, par exemple, la cohésion sociale et les mythes de l’unité nationale. Car, non seulement, cet ouvrage montre que les traditions sont des inventions, mais encore, il insiste sur l’idée selon laquelle dresser des contre-traditions à l’encontre des traditions n’est pas nécessairement la meilleure des réactions politiques possibles.
Eric Hobsbawm qui contribue lui-même à l’enrichissement de cet ouvrage par un article portant sur la production de masse des traditions durant la modernité, indique clairement que les grandes traditions inventées dans les pays européens prennent corps entre 1870 et 1914, sans doute liées aussi à ce que Sigmund Freud appelait le « Narcissisme des petites différences » (Malaise dans la culture, 1929, Paris, Puf, 1971, p. 68). Il donne de nombreux exemples de ces phénomènes : réseaux d’anciens élèves, jubilés royaux, Fête du 14 juillet, Premier Mai, Internationale, les Jeux Olympiques, et les rites populaires que sont la Coupe du monde et le Tour de France. Il dégage de nombreuses informations sur ces plans, montrant les desseins des inventeurs de ces traditions, et les intentions de ceux qui se trouvent en position d’instituer de telles innovations.
Dans l’ensemble, dans l’ordre de ces inventions, ce sont les expressions du discours symbolique public, le langage théâtral des Etats, qui s’avèrent les plus durables et les plus prégnants. Les cérémonies publiques, les défilés, et les rassemblements de masse ritualisés se sont multipliés sous la III° République, par exemple (mais aussi sous l’Empire britannique, et la Prusse des Guillaume), non sans être accompagnés, et l’avenir leur donnera du poids, de la construction d’espaces destinés aux spectacles et aux rituels de masse, comme les stades « extérieurs et intérieurs » ajoute l’auteur.
Eric Hobsbawm ne se contente pas d’affirmer que les traditions sont bien souvent des inventions. Il constate qu’en Europe, les trente ou quarante années qui ont précédé la première guerre mondiale ont constitué une période particulièrement féconde en la matière. La création de traditions est exemplaire dans l’Europe de l’époque. Il explique fort bien que dans ces conditions, « des groupes sociaux, des environnements et des contextes sociaux entièrement nouveaux, ou même anciens mais ayant subi une transformation radicale, exigeaient la mise en place de nouveaux dispositifs visant à garantir et à exprimer l’identité et la cohésion sociale, et à structurer les relations sociales » (p. 280). Il implique dans cette production de traditions de nouvelles méthodes de gouvernement et l’instauration de nouvelles allégeances nécessaires au moment où naissent les sociétés de masse.
Mais les inventions se déplacent, changent parfois de nature et de moyens. En une année après sa mort, 470 municipalités décident d’ériger des « colonnes de Bismarck ». Dans le même temps, les Britanniques adoptaient une injonction plus efficace que l’ancien : God bless the squire and his relations and keep us in our propers stations. Il s’agit de la simple formule : God save the king.
Quant à la Troisième République, elle sut se montrer féconde. Voici comment l’auteur présente cette période :
« Néanmoins, l’invention de traditions joua un rôle essentiel dans le maintien de la République, ne serait-ce qu’en la protégeant à la fois du socialisme et de la droite. En annexant délibérément la tradition révolutionnaire, la Troisième République apprivoisait les révolutionnaires, … Agulhon, qui a étudié la véritable obsession qui poussait à l’édification de monuments, notamment en hommage à la République, durant la période de 1875 à 1914, remarque avec perspicacité que dans les municipalités les plus radicales Marianne avait au moins un sein découvert, tandis que dans les municipalités plus modérées elle était habillée de manière décente. Mais le fait essentiel était que ceux qui contrôlaient l’image, le symbolisme et les traditions de la République étaient des centristes qui se faisaient passer pour des hommes d’extrême-gauche : les radicaux-socialistes étaient, selon la formule proverbiale, « comme les radis, rouges à l’extérieur, blancs à l’intérieur, mais toujours du côté où le pain est beurré ». Quand le sort de la République échappa à leur contrôle – au moment du Front populaire – les jours de la Troisième République furent comptés.
De nombreux éléments indiquent que la bourgeoisie républicaine modérée identifia la nature de son principal problème politique … dès la fin des années 1860, et qu’elle entreprit de lui trouver une solution aussitôt la République fermement instituée. Pour ce qui est de l’invention de traditions, trois innovations majeures sont particulièrement significatives. La première fut le développement d’un équivalent laïque de l’église : l’enseignement primaire, dont le contenu et les principes étaient révolutionnaires et républicains, que dirigeait l’équivalent laïque du clergé – ou peut-être, étant donné leur pauvreté, des moines – les instituteurs. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une construction délibérée de la Troisième République, et, étant donné la centralisation légendaire de l’Etat français, que le contenu des manuels qui devaient transformer non seulement les paysans en Français, mais surtout les Français en bons républicains, ne devait rien au hasard…
La seconde innovation fut l’invention de commémorations publiques. Il est possible d’indiquer l’année précise de l’invention de la plus importante d’entre elles, la fête du 14 Juillet : 1880. Elle combinait des manifestations officielles et non officielles à des festivités populaires – bals, feux d’artifice – pour rappeler que la France était la nation de 1789, à laquelle tous les hommes, toutes les femmes, et tous les enfants français pouvaient s’identifier. Cependant, bien que des manifestations populaires plus militantes fussent autorisées – elles ne pouvaient guère être empêchées -, la tendance générale était à la transformation de l’héritage de la Révolution en l’expression combinée de l’éclat et du pouvoir de l’Etat et du plaisir des citoyens. Les expositions universelles constituaient une forme plus irrégulière de commémoration publique qui donnait à la République la légitimité de la prospérité, du progrès technique – la Tour Eiffel – et de la conquête coloniale, que l’on prenait soin de rappeler.
La troisième innovation, déjà mentionnée, fut l’édification de monuments publics en très grand nombre. Il mérite d’être souligné que la Troisième République, contrairement aux autres pays, n’a pas entrepris l’érection de statues ou la construction de monuments de très grande taille, dont la France était déjà bien pourvue – bien que les grandes expositions en aient laissé quelques-uns derrière elles, à Paris. La principale caractéristique de la statuomanie française était sa nature démocratique, qui annonçait celle des monuments commémoratifs de la première guerre mondiale. Deux types de monuments proliférèrent dans les villes et les communes rurales à travers le pays : l’image de la République elle-même (sous la forme de Marianne, qui devenait désormais universellement familière), et les personnages civils barbus qu’un patriotisme local quelconque avait choisis pour notables, passés et présents. En effet, alors même que l’érection de monuments républicains était manifestement encouragée, l’initiative et les coûts engendrés étaient assumés à un niveau local. Les entreprises qui fournissaient ce marché proposaient des solutions adaptées aux bourses plus ou moins importantes des communes républicaines, solutions qui allaient des modestes bustes et des statues en pied de toutes dimensions jusqu’aux socles et aux accessoires allégoriques ou héroïques dont les citoyens les plus ambitieux pouvaient entourer les pieds de Marianne. Les ensembles opulents de la place de la République et de la place de la Nation, à Paris, constituent les archétypes de ce genre de statues. Ces monuments permettent de tracer la carte de l’adhésion populaire à la République – notamment de ses bastions ruraux – et peuvent être considérés comme les liens visibles qui rattachaient les électeurs à la nation.
Il est nécessaire de mentionner ici au moins sommairement certaines autres caractéristiques des traditions officielles « inventées » de la Troisième République. L’histoire n’a eu qu’un rôle peu important dans ce processus, si l’on excepte les commémorations qui célébraient la mémoire des personnalités éminentes issues du passé local et les autres manifestations politiques du même genre. Il fait peu de doute que c’est en partie parce que l’histoire de la période antérieure à 1789 (à l’exception peut-être du « nos ancêtres les Gaulois ») était centrée sur l’Eglise et la monarchie, et que l’histoire de la période postérieure à cette même année était un facteur de division plus que d’unité : chaque branche – ou plutôt degré – du républicanisme avait ses propres héros et méchants dans le panthéon de la Révolution, ainsi que le montre l’historiographie de la Révolution française. »
Eric Hobsbawn et Terence Ranger
(Extrait de L’invention de la tradition, p. 286sq,
autorisation de l’éditeur)