Se célébrer.
Longtemps nous avons vécu sur l¹idée selon laquelle les organisations sociales et politiques seraient uniques et incomparables. Tel nationalisme avait d¹ailleurs ceci de paradoxal qu¹il cherchait à affirmer le caractère unique de telle nation de référence, mais qu¹il ne pouvait s¹empêche de déclarer l¹existence de ce caractère sans placer les autres nations sur une échelle, en infériorité par rapport à lui. A l¹heure où s¹affirme un horizon européen, nous devons apprendre ce faisant à dépasser tant les échelles de commensurabilité dressées pour servir de classement hiérarchique, que les idéologies associées à des imaginaires nationaux d¹unicité.
Mais, ce n¹est sans doute pas une raison pour tomber dans un autre piège, celui de la croyance en la possibilité d¹une pure coexistence de toutes choses sous la forme d¹une simple accumulation sans distinction, d¹un mélange indifférent, d¹une exubérance infinie et futile ou d¹un flux éternel. On voit bien, à la même échelle de l¹Europe, ce qu¹a de problématique le laisser-faire d¹une régulation sociale et politique soumise aux lois du seul marché.
Dans quelle mesure l’Europe a-t-elle besoin d’être couverte de signes de célébration ? Célébration de soi, marques du territoire, production de signes d’identification et de gloire, fabrication de grands récits… qui imposent des descriptions, des canons de l’identité et empêchent la coexistence de certains éléments.
A ce titre, alors qu’ils n’ont guère besoin d’être sensés ou insensés, de tels signes ont évidemment une fonction politique : celle de faire valoir une passion de l’Un qui exclut. Ce sont des signes de ralliement, signes de dignités, signes retenus et échangés qui touchent les sens et fixent dans des images ou dans la sensibilité l’organisation de la communauté.
Mais, sachant cela et sachant surtout que ces signes nient la politique, faut-il encore admirer ces tours d’esprit nationaux qui ont transformé les citoyennes et les citoyens en spectateurs de célébrations dans lesquelles ils croient qu’il s’agit d’eux-mêmes ? Et ils les suivent avec ardeur.
Ce ne sont d’ailleurs pas tant des superstitions que des efforts pour maintenir des cultes chargés de distribuer le sublime et les déshonneurs. Et ces cultes de glorification se matérialisent dans des appareils d’organisation du visuel et du politique (monuments, mémentos, urbanismes, statuaires, etc.), soutenus par l’invention d’artifices, l’institution de situations particulières, la force d’affections, et l’entretien de rites au moyen de symboles, d’effigies, par lesquelles la distance est raccourcie de manière fictive entre les citoyens et l’Idée de nation. La rémanence des projets nationaux n’est pas dissociable de ces dispositifs.
Partant, il est aussi possible de saisir l’histoire récente de l’Europe au travers de ces dispositifs de glorification, dispositifs d’ailleurs toujours corrélés à d’autres dispositifs, mais cette fois de sécurité, assurant la raison géopolitique de la puissance.
Cette question de la célébration prend un tour particulier à l’époque des délégitimations et des discours qui tentent de rendre problématiques les motifs habituels de l’action, les utopies, les mythes dont, à beaucoup d’égard, tout le monde constate qu’ils ont mal tourné. Elle prend aussi ce tour particulier à l’heure de l’Europe, c’est-à-dire à l’heure où il nous faudrait refuser de réitérer ce qui a eu lieu.
Elle prend ce tour non seulement pour les contenus que nous venons de rappeler, mais aussi pour les réactions souvent suscitées après l’affaiblissement de ces signes de célébration : scepticisme à l’égard des ressources de vérité et de justice, attitude désemparée à l’égard de l’action, atomisation des corps sociaux. Suspens dont on remarque toutefois qu’ils ne vont pas très loin, puisqu’il suffit d’un match de football pour réveiller les célébrations et qu’on n’entend guère les critiques banales du nationalisme demander qu’on fasse entrer dans les Panthéons quelques Noirs pour rappeler les pratiques d’esclavage, ou quelques immigrés pour indiquer comment nous comptons surmonter les partages que nous avons nous-même imposés au monde.
Heureusement, il n’est pas certain que nous n’ayons le choix qu’entre la téléologie des grands récits et le patchwork des îlots dispersés. Entre les sentiments dramatisés de l’unité politique, bientôt convertis en haine à l’égard de l’autre, puisque se célébrer c’est choisir les figures de référence à l’exclusion d’autres figures possibles, et l’angoisse du néant impartie par les dissolutions des liens sociaux, d’autres voies demeurent possibles.
En tout cas, si l’un des traits de la culture européenne doit être aussi de nous aider à répondre, de façon concrète, à la question : « qui sommes-nous dans notre rapport avec les autres ? », il n’est sans doute pas nécessaire de le muer en célébration de soi, en panthéon de l’unité et des sentiments uniformes, ou en un sens de l’aura qui, en fin de compte, masque, le plus souvent, les calculs de rentabilités autour desquels tourne la vie courante. Il y avait alors bien de la fable ou du grand récit dans cette modalité de la célébration. L’histoire moderne de l’Europe en est tissée, tissée de récits fondés sur une certaine conception de l’unité, du discours narratif, et de la figure téléologique de la nation.
Comment éviter de reproduire cela ? Comment assumer la déflation des croyances d’abord, puis leur suspension ? Par une politique sans célébration, par une politique sans repères ni édification. Peut-être une politique des amers qui aux grands récits partageant les amis et les ennemis substituerait une vie publique féconde, des actions collectives, des enthousiasmes pour la rencontre, des solidarités entre archipels politiques, assignant au politique une autre manière de faire. Si un corps politique est, comme aimait à le répéter le philosophe Michel Foucault (1926-1984), un « ensemble des éléments matériels et des techniques qui servent d’armes, de relais, de voies de communication et de points d’appui aux relations de pouvoir et de savoir qui investissent les corps humains et les assujettissent en en faisant des objets de savoir » (Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 37), alors il est temps de nous préoccuper de ce qui se construit sous nos yeux, « pour nous » ?.
Avec nous ?
Mais, ce n¹est sans doute pas une raison pour tomber dans un autre piège, celui de la croyance en la possibilité d¹une pure coexistence de toutes choses sous la forme d¹une simple accumulation sans distinction, d¹un mélange indifférent, d¹une exubérance infinie et futile ou d¹un flux éternel. On voit bien, à la même échelle de l¹Europe, ce qu¹a de problématique le laisser-faire d¹une régulation sociale et politique soumise aux lois du seul marché.
Dans quelle mesure l’Europe a-t-elle besoin d’être couverte de signes de célébration ? Célébration de soi, marques du territoire, production de signes d’identification et de gloire, fabrication de grands récits… qui imposent des descriptions, des canons de l’identité et empêchent la coexistence de certains éléments.
A ce titre, alors qu’ils n’ont guère besoin d’être sensés ou insensés, de tels signes ont évidemment une fonction politique : celle de faire valoir une passion de l’Un qui exclut. Ce sont des signes de ralliement, signes de dignités, signes retenus et échangés qui touchent les sens et fixent dans des images ou dans la sensibilité l’organisation de la communauté.
Mais, sachant cela et sachant surtout que ces signes nient la politique, faut-il encore admirer ces tours d’esprit nationaux qui ont transformé les citoyennes et les citoyens en spectateurs de célébrations dans lesquelles ils croient qu’il s’agit d’eux-mêmes ? Et ils les suivent avec ardeur.
Ce ne sont d’ailleurs pas tant des superstitions que des efforts pour maintenir des cultes chargés de distribuer le sublime et les déshonneurs. Et ces cultes de glorification se matérialisent dans des appareils d’organisation du visuel et du politique (monuments, mémentos, urbanismes, statuaires, etc.), soutenus par l’invention d’artifices, l’institution de situations particulières, la force d’affections, et l’entretien de rites au moyen de symboles, d’effigies, par lesquelles la distance est raccourcie de manière fictive entre les citoyens et l’Idée de nation. La rémanence des projets nationaux n’est pas dissociable de ces dispositifs.
Partant, il est aussi possible de saisir l’histoire récente de l’Europe au travers de ces dispositifs de glorification, dispositifs d’ailleurs toujours corrélés à d’autres dispositifs, mais cette fois de sécurité, assurant la raison géopolitique de la puissance.
Cette question de la célébration prend un tour particulier à l’époque des délégitimations et des discours qui tentent de rendre problématiques les motifs habituels de l’action, les utopies, les mythes dont, à beaucoup d’égard, tout le monde constate qu’ils ont mal tourné. Elle prend aussi ce tour particulier à l’heure de l’Europe, c’est-à-dire à l’heure où il nous faudrait refuser de réitérer ce qui a eu lieu.
Elle prend ce tour non seulement pour les contenus que nous venons de rappeler, mais aussi pour les réactions souvent suscitées après l’affaiblissement de ces signes de célébration : scepticisme à l’égard des ressources de vérité et de justice, attitude désemparée à l’égard de l’action, atomisation des corps sociaux. Suspens dont on remarque toutefois qu’ils ne vont pas très loin, puisqu’il suffit d’un match de football pour réveiller les célébrations et qu’on n’entend guère les critiques banales du nationalisme demander qu’on fasse entrer dans les Panthéons quelques Noirs pour rappeler les pratiques d’esclavage, ou quelques immigrés pour indiquer comment nous comptons surmonter les partages que nous avons nous-même imposés au monde.
Heureusement, il n’est pas certain que nous n’ayons le choix qu’entre la téléologie des grands récits et le patchwork des îlots dispersés. Entre les sentiments dramatisés de l’unité politique, bientôt convertis en haine à l’égard de l’autre, puisque se célébrer c’est choisir les figures de référence à l’exclusion d’autres figures possibles, et l’angoisse du néant impartie par les dissolutions des liens sociaux, d’autres voies demeurent possibles.
En tout cas, si l’un des traits de la culture européenne doit être aussi de nous aider à répondre, de façon concrète, à la question : « qui sommes-nous dans notre rapport avec les autres ? », il n’est sans doute pas nécessaire de le muer en célébration de soi, en panthéon de l’unité et des sentiments uniformes, ou en un sens de l’aura qui, en fin de compte, masque, le plus souvent, les calculs de rentabilités autour desquels tourne la vie courante. Il y avait alors bien de la fable ou du grand récit dans cette modalité de la célébration. L’histoire moderne de l’Europe en est tissée, tissée de récits fondés sur une certaine conception de l’unité, du discours narratif, et de la figure téléologique de la nation.
Comment éviter de reproduire cela ? Comment assumer la déflation des croyances d’abord, puis leur suspension ? Par une politique sans célébration, par une politique sans repères ni édification. Peut-être une politique des amers qui aux grands récits partageant les amis et les ennemis substituerait une vie publique féconde, des actions collectives, des enthousiasmes pour la rencontre, des solidarités entre archipels politiques, assignant au politique une autre manière de faire. Si un corps politique est, comme aimait à le répéter le philosophe Michel Foucault (1926-1984), un « ensemble des éléments matériels et des techniques qui servent d’armes, de relais, de voies de communication et de points d’appui aux relations de pouvoir et de savoir qui investissent les corps humains et les assujettissent en en faisant des objets de savoir » (Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 37), alors il est temps de nous préoccuper de ce qui se construit sous nos yeux, « pour nous » ?.
Avec nous ?