L’imaginaire des luttes et conflits en Europe, son histoire, son présent ? Voilà qui constitue un thème culturel essentiel, à l’échelle du Spectateur européen. Il ne s’agirait pas uniquement de traiter des anciennes formes de résistance, de heurt, d’émancipation ou de révolution, pratiquées durant des siècles dans chaque pays. Tout cela est déjà consigné. Il s’agirait plutôt d’élaborer une pensée contemporaine et européenne de la culture des oppositions internes à chaque système politique et du soutien apporté (ou à apporter) à ceux qui entreprennent de bouleverser les données politiques qui les concernent, tant à l’intérieur qu’en dehors du système de référence. Chaque culture secrète-t-elle une contestation qui lui ressemble ou des échanges fructueux sont-ils possibles d’une culture à une autre ?
Des tyrans tombent autour et alentours des pays européens, le visage politique du pourtour de la Méditerranée a subi de nombreux changements glorieux en un Printemps, des questions nouvelles se posent en matière de rapports et de solidarité entre les peuples, au-delà des relations entre dirigeants, et de rapport à la critique et à la contestation.
Suffit-il de placer ces phénomènes sous le titre de l’indignation ? Sûrement pas ! Il y a fallu des armes et du sang, de l’incertitude, du doute et du chaos. Suffit-il de parler d’extension de la démocratie ? Sûrement pas non plus ! On ne peut assimiler seulement la démocratie à l’assurance de la victoire d’un Printemps et à des formes institutionnelles.
Cela dit, quoi qu’il arrive désormais, plusieurs questions nous sont posées, dont nous retiendrons au moins les suivantes :
- S’il n’y a pas de sens de l’histoire, il n’y a cependant pas d’histoire sans conflits, sans luttes diverses pour construire un écart avec l’état présent des choses.
- Si la démocratie est aussi un régime politique, il n’est pas certain que les anciennes démocraties que nous représentons soient irréprochables.
- Si la démocratie n’est pas un régime politique, mais le sens même des luttes d’émancipation qui mettent le commun en question, alors les peuples qui nous entourent nous donnent des leçons politiques.
- Si l’Europe est une idée ouverte sur un avenir, il nous faut reprendre le fil des solidarités internes à l’encontre des exactions, fussent-elles d’Etat, et des amitiés avec les peuples pour mieux renforcer, chez nous, le sens de l’altérité et, chez eux, les engagements en cours.
- Si les technologies ont une part dans la coordination des mouvements de lutte et dans l’organisation rapide des choses, il faut penser aussi que, désormais, tout se vit, à l’échelle du monde, quasi en direct et que partout les consciences se modifient.
A ce repérage rapide, l’Inde apporte son lot de réflexion (sur le jeûne à mort, l’usage du corps en politique, …), même si Anna Hazare, qui se vit en nouveau Gandhi, n’est pas sans nous laisser devant quelques suspicions (notamment pour ses relations avec l’extrémisme anti-démocratique, …). Elle nous montre que, la démocratie (gouvernementale) instaurée, les citoyens n’en ont pas fini avec elle. Des distorsions institutionnelles se font rapidement jour qui séparent les citoyens et les corps organisés, révèlent des dissensus qui ont à prendre des formes efficaces, et exigent de concevoir des formes culturelles nouvelles de la lutte contre un partage du commun insupportable.
Contrairement aux craintes suscitées chez beaucoup, heureusement, pour les européens, tout cela porte l’exigence d’une compréhension radicale de nos régimes politiques, de notre manière de concevoir l’altérité, et la nécessité de repenser sans cesse les rapports entre l’Europe et les autres.
Voilà qui oblige à nouveau à en venir à la difficulté devant laquelle nous semblons nous trouver lorsque nous voulons donner de l’Europe une définition univoque, lui conférer une identité, englobant celle-ci dans un sens unique et acceptable par tous. Or, c’est bien la question même qui est erronée. Dès lors que l’Europe n’a pas de frontières physiques nettement déterminées et identifiables en géographie ; dès lors qu’elle n’a pas de cohérence politique et demeure divisée ; dès lors qu’elle ne repose sur aucune uniformité linguistique ou religieuse, alors le point de départ de toute réflexion contemporaine sur l’Europe doit être le constat de cette indétermination, et la nécessité de fonder l’Europe sur la pluralité, la multiplication des alliances avec ceux qui luttent pour faire sourdre du confort européen l’idée de refuser de s’enfermer dans un entre-soi qui a perdu le souffle de la liberté. Toute proposition qui scelle l’Europe dans un eurocentrisme identitaire a déjà perdu le sens d’un tel projet européen.
Sous nos yeux, se construisent des impératifs nouveaux qui vont sans doute nous éloigner (définitivement ?) des colonisations et des stratégies sanguinaires – ce qui ne signifie pas que les problèmes d’endettement, d’économie et de croissance soient résolus -, il importe par conséquent que les européens s’interrogent à nouveau sur le sens de l’universel, dont on rappellera seulement qu’il a pour contenu non pas l’extension de l’un sur les autres, mais le rapport solidaire des uns et des autres dans le souci de la vérité et de la justice.