20120304

Archipel Des Spectateurs

Christian Ruby
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L’archipel des spectateurs, (XVIII°-XXI° siècles), Editions Nessy, Besançon, 2012. 
Cf. www.editionsnessy.fr


            Devenir Spectateur ! Personne n’y songe plus. Devoir accomplir des exercices pour y parvenir ? Encore moins. Chacun se sent immédiatement spectateur. Mais d’où nous vient cette certitude ? Existe-t-il une nature du spectateur ?
            Il n’en existe pas. Tout au plus devons-nous comprendre que des habitudes historiques se sont muées en nous en un « naturel », dont nous ne pouvons prendre conscience qu’à partir du moment où ce spectateur que nous sommes devenus, voué à la contemplation, est mis à rude épreuve par les réalités du monde et de l’art contemporains.
Par conséquent, on ne nait pas spectateur, on le devient. Ce devenir spectateur est le résultat d’une formation à des regards, des auditions, des lectures et des formes de jugements, par les œuvres elles-mêmes et par la confrontation avec les autres.

            Afin de saisir ce devenir, il a fallu élaborer une démarche.
Elle a consisté d’abord à examiner les exercices à partir desquels le spectateur classique est né. L’enquête ne pouvant porter que sur un nombre de personnes limité – soit des écrivains, des diaristes, des rapporteurs ou des philosophes ayant consigné leur trajectoire -, nous avons choisi de travailler sur les philosophes du XVIII° siècle, ce moment où, avec la naissance de l’esthétique, s’invente et se codifie la fonction de spectateur. C’est donc à l’élaboration des traits de cette figure, dans leurs ouvrages, que nous nous attachons. L’invention et la légitimation du philosophe en spectateur – d’œuvre d’art, du monde, de la nature et de l’histoire – appartient à un contexte polémique qui est celui de la philosophie des Lumières.
Cela étant, si la rétrospection historique à laquelle nous nous sommes livrés, sur la formation du concept de spectateur par les philosophes au XVIII° siècle, nous a indiqué comment cette figure est advenue historiquement, elle était requise surtout par la situation présente dans laquelle chacun peut observer la « fin » de cette figure classique, et la naissance d’un nouveau type de spectacteur. Dès lors, cette rétrospection permettait de relativiser le poids auprès de certains d’un idéal du « spectateur », calqué sur le modèle classique et de dégager des perspectives résolument optimistes quant au comportement des publics contemporains.

            D’ailleurs, l’âge classique n’a pas plutôt fixé les linéaments de l’activité fondatrice du spectateur que des critiques se font jour à son adresse, que les arts tentent d’en déplacer les exercices et que le sens du commun qu’on lui attribue est soumis à des écartements de plus en plus nombreux. L’art moderne, puis l’art contemporain ont inventé le regardeur et le spectacteur, plutôt que le spectateur. Mais les médias et les Etats en multipliant les esthétisations de la société, durant le XX° siècle, ont inventé aussi des types de spectateurs nouveaux : le spectateur des médias et le spectateur de stade, par exemple. Le conflit s’exacerbe d’ailleurs entre ces derniers et les intellectuels qui les méprisent.

            De ces conflits, nous pouvons tirer une leçon essentielle. Sans doute, s’il a jamais existé, le spectateur n’existe-t-il plus sous la forme classique unifiante. Il convient donc de prendre désormais au sérieux des trajectoires de spectateurs, multiples et hétérogènes. Dans les arts, pour ne parler que d’eux, le spectateur, le regardeur et le spectacteur n’accomplissent pas les mêmes exercices. Et nous pouvons chacun représenter les trois simultanément, au sein de nos activités ou visites diverses.
            De surcroît, ces dynamiques et trajectoires de spectateurs peuvent conduire à des compositions en archipels. Cette figure de l’archipel signifie non seulement que nous pouvons et devons prendre au sérieux cette idée d’un spectateur changeant, multiple, polémique, bref l’idée d’un spectateur en constante déprise de soi, mais encore que nous devons repenser le commun qui lierait les spectateurs. Il n’est donné que dans des habitudes qui sont à défaire. C’est en s’en écartant que le spectacteur advient et peut faire advenir un autre commun. En composant leurs écarts, les spectateurs devraient pouvoir repenser leur action dans la cité, sans céder aux assignations auxquelles on veut les borner. 

            Compte tenu de cela, le lecteur peut aborder cet ouvrage de deux manières. Soit en lecture linéaire, il voit alors se dessiner les conflits en question ; soit en commençant par la seconde partie, et en remontant ensuite à la première pour saisir la signification et la vanité des nostalgies les plus fréquentes.
Dans son devenir spectateur chacun d’entre nous accomplit donc une trajectoire grâce à laquelle il remet sans cesse ses goûts en jeu et trouve la possibilité d’en discuter avec les autres.
On pourrait résumer la démarche de l’ouvrage ainsi : contrairement à ce qu’affirment beaucoup de commentateurs, il n’existe pas de norme du « bon » spectateur, en soi. Pour comprendre cette intrusion d’une norme dans le regard sur les spectateurs, il  faut confronter notre époque à l’histoire des figures du spectateur.
            Nous tombons alors sur la question suivante : Comment les philosophes du XVIII° siècle ont-ils construits l’activité classique de spectateur et comment se sont-ils éduqués eux-mêmes dans les exercices qui la concrétisent ? C’est ce que nous racontons d’abord. 
            Mais il faut alors se demander pourquoi cette configuration a été traduite en un modèle qui sert, de nos jours, à jauger les spectateurs de médias, de stade et de la société. Certains intellectuels les méprisent, ou les accusent de dégrader sans rémission l’idéal classique. Et pourtant, les nouveaux spectateurs ne sont ni passifs, ni ignorants, ni incapables de s’émanciper des normes mêmes du spectacle.
            Il est temps de redessiner un art du spectateur pour nos jours. L’art contemporain nous y aide, dès lors qu’il propose de faire une place nouvelle au spectateur dans la sphère publique.