Christian Ruby
----------------------------------------------------------------------------------
L’archipel des spectateurs, (XVIII°-XXI° siècles), Editions Nessy, Besançon, 2012.
Cf. www.editionsnessy.fr
Cf. www.editionsnessy.fr
Devenir
Spectateur ! Personne n’y songe plus. Devoir accomplir des exercices pour
y parvenir ? Encore moins. Chacun se sent immédiatement spectateur. Mais
d’où nous vient cette certitude ? Existe-t-il une nature du
spectateur ?
Il n’en existe
pas. Tout au plus devons-nous comprendre que des habitudes historiques se sont
muées en nous en un « naturel », dont nous ne pouvons prendre
conscience qu’à partir du moment où ce spectateur que nous sommes devenus, voué
à la contemplation, est mis à rude épreuve par les réalités du monde et de l’art
contemporains.
Par conséquent, on ne nait pas spectateur, on
le devient. Ce
devenir spectateur est le résultat d’une formation à des regards, des
auditions, des lectures et des formes de jugements, par les œuvres elles-mêmes
et par la confrontation avec les autres.
Afin de saisir ce
devenir, il a fallu élaborer une démarche.
Elle a consisté d’abord à examiner les
exercices à partir desquels le spectateur classique est né. L’enquête ne
pouvant porter que sur un nombre de personnes limité – soit des écrivains, des
diaristes, des rapporteurs ou des philosophes ayant consigné leur trajectoire
-, nous avons choisi de travailler sur les philosophes du XVIII° siècle, ce
moment où, avec la naissance de l’esthétique, s’invente et se codifie la
fonction de spectateur. C’est donc à l’élaboration des traits de cette figure,
dans leurs ouvrages, que nous nous attachons. L’invention et la légitimation du
philosophe en spectateur – d’œuvre d’art, du monde, de la nature et de
l’histoire – appartient à un contexte polémique qui est celui de la philosophie
des Lumières.
Cela étant, si la rétrospection
historique à laquelle nous nous sommes livrés, sur la formation du concept de
spectateur par les philosophes au XVIII° siècle, nous a indiqué comment cette
figure est advenue historiquement, elle était requise surtout par la situation
présente dans laquelle chacun peut observer la « fin » de cette
figure classique, et la naissance d’un nouveau type de spectacteur. Dès lors,
cette rétrospection permettait de relativiser le poids auprès de certains d’un
idéal du « spectateur », calqué sur le modèle classique et de dégager
des perspectives résolument optimistes quant au comportement des publics
contemporains.
D’ailleurs, l’âge
classique n’a pas plutôt fixé les linéaments de l’activité fondatrice du
spectateur que des critiques se font jour à son adresse, que les arts tentent
d’en déplacer les exercices et que le sens du commun qu’on lui attribue est
soumis à des écartements de plus en plus nombreux. L’art moderne, puis l’art
contemporain ont inventé le regardeur et le spectacteur, plutôt que le
spectateur. Mais les médias et les Etats en multipliant les esthétisations de
la société, durant le XX° siècle, ont inventé aussi des types de spectateurs
nouveaux : le spectateur des médias et le spectateur de stade, par
exemple. Le conflit s’exacerbe d’ailleurs entre ces derniers et les
intellectuels qui les méprisent.
De ces conflits,
nous pouvons tirer une leçon essentielle. Sans doute, s’il a jamais existé, le
spectateur n’existe-t-il plus sous la forme classique unifiante. Il convient
donc de prendre désormais au sérieux des trajectoires de spectateurs, multiples
et hétérogènes. Dans les arts, pour ne parler que d’eux, le spectateur, le
regardeur et le spectacteur n’accomplissent pas les mêmes exercices. Et nous
pouvons chacun représenter les trois simultanément, au sein de nos activités ou
visites diverses.
De surcroît, ces
dynamiques et trajectoires de spectateurs peuvent conduire à des compositions
en archipels. Cette figure de l’archipel signifie non seulement que nous
pouvons et devons prendre au sérieux cette idée d’un spectateur changeant,
multiple, polémique, bref l’idée d’un spectateur en constante déprise de soi,
mais encore que nous devons repenser le commun qui lierait les spectateurs. Il
n’est donné que dans des habitudes qui sont à défaire. C’est en s’en écartant
que le spectacteur advient et peut faire advenir un autre commun. En composant
leurs écarts, les spectateurs devraient pouvoir repenser leur action dans la
cité, sans céder aux assignations auxquelles on veut les borner.
Compte tenu de
cela, le lecteur peut aborder cet ouvrage de deux manières. Soit en lecture linéaire,
il voit alors se dessiner les conflits en question ; soit en commençant
par la seconde partie, et en remontant ensuite à la première pour saisir la
signification et la vanité des nostalgies les plus fréquentes.
Dans son devenir spectateur chacun d’entre nous
accomplit donc une trajectoire grâce à laquelle il remet sans cesse ses goûts
en jeu et trouve la possibilité d’en discuter avec les autres.
On pourrait résumer la démarche de l’ouvrage
ainsi : contrairement à ce qu’affirment beaucoup de commentateurs, il
n’existe pas de norme du « bon » spectateur, en soi. Pour comprendre
cette intrusion d’une norme dans le regard sur les spectateurs, il faut confronter notre époque à l’histoire des
figures du spectateur.
Nous tombons alors
sur la question suivante : Comment les philosophes du XVIII° siècle
ont-ils construits l’activité classique de spectateur et comment se sont-ils éduqués
eux-mêmes dans les exercices qui la concrétisent ? C’est ce que nous
racontons d’abord.
Mais il faut alors
se demander pourquoi cette configuration a été traduite en un modèle qui sert,
de nos jours, à jauger les spectateurs de médias, de stade et de la société.
Certains intellectuels les méprisent, ou les accusent de dégrader sans rémission
l’idéal classique. Et pourtant, les nouveaux spectateurs ne sont ni passifs, ni
ignorants, ni incapables de s’émanciper des normes mêmes du spectacle.
Il est temps de
redessiner un art du spectateur pour nos jours. L’art contemporain nous y aide,
dès lors qu’il propose de faire une place nouvelle au spectateur dans la sphère
publique.