L’Europe en laboratoire : La grande Illusion
Elliott Covrigaru
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Réalisé par Jean Renoir et
sorti en 1937, La grande illusion
retrace l’histoire d’officiers Français retenus prisonniers dans un camp
allemand, en 1916, avec en tête d’affiche : Jean Gabin, Pierre Fresnay, Éric
Von Stroheim, entre autres. Le film devient rapidement un véritable succès
critique et commercial. Loin de porter un regard manichéen sur son sujet,
Renoir se permet de pacifier les relations entre les geôliers (les Allemands)
et les captifs (les Français), non sans oublier de l’étendre, dans une certaine
mesure, aux Russes et aux Anglais. Si le film met parfaitement en scène la
promotion d’une harmonie entre les peuples et démontre l’absurdité de la
guerre, il serait insuffisant de le « réduire » à cela. Il n’y a qu’à
se pencher sur les différentes analyses dont il a été l’objet, face aux rythmes
des périodes historiques et aux divergences culturelles, pour l’apercevoir.
De la difficulté des contextes
Travailler à l’analyse de La grande illusion, c’est d’abord examiner
son contexte historique. Et celui-ci est particulièrement délicat à appréhender
tant l’histoire dans le film rentre en
tension avec l’histoire du film, l’ensemble
étant mis en perspective par l’Histoire en général. Si l’œuvre d’art ne
représente pas le monde tel qu’il est mais comme il peut se voir, alors La grande illusion complexifie l’étude en
introduisant le regard d’un français de 1936 sur l’année 1916, lequel est sous-tendu
par l’ombre d’une nouvelle guerre à venir dont Renoir semble être parfaitement
conscient. À cela il convient d’ajouter la perspective de 2018, à l’heure des
remises en causes européennes, et de la montée des populismes.
Par
conséquent, Renoir ne réalise pas, à proprement parler, un film sur son
époque, mais bien un regard de son
époque sur l’année 1916 dans un camp
de prisonniers allemand. Il est crucial de le rappeler, car le réalisateur (et
le recul dont il dispose) joue volontiers de certains anachronismes afin de
mieux défendre son propos comme en témoigne ce dernier échange entre Rozenthal
et Maréchal en toute fin de film :
-
Maréchal : « Faut bien qu’on la finisse cette putain de
guerre [1ère Guerre Mondiale], en espérant que c’est la dernière ».
Maréchal incarne l’espoir (partagé par bon nombre) de l’année 1916 de voir
cesser les conflits pour de bon. Renoir tempère cela par l’intermédiaire de
Rozenthal ;
-
Rozenthal : « Mon pauvre, tu te fais des illusions »
(d’où serait tiré le nom du film). Le personnage n’aurait aucune raison de ne
pas partager l’espoir naissant de Maréchal, mais Renoir l’utilise comme un
(son ?) porte-parole lucide de la fin des années 30. Ce pessimisme prend
tout son sens quand on sait que Rozenthal est…juif, naturalisé français et,
clin d’œil de l’histoire, né à Vienne… C’est bien cette difficulté que Renoir
entreprend de surmonter : calquer certains éléments de son époque sur
l’année 1916 afin de mieux critiquer ce qui est à venir, tout en laissant
traîner, l’air de rien, l’idée de quelque
chose de commun.
Chacun y trouve son compte
Paradoxalement, et malgré
les censures sous l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, jamais un film n’aura
rassemblé autant les peuples et les politiques. À sa sortie, en 1937, la presse
de tous bords est conquise et pour cause, chacun voit midi à sa porte.
La scène durant laquelle
les soldats français chantent La
Marseillaise devant les soldats allemands est saluée par la presse
patriotique. Le personnage du juif Rozenthal donne du grain à moudre aux Ligues
antisémites. L’antimilitarisme et la lutte des classes enchantent la gauche
française. De plus, ni l’Allemand, ni l’Anglais, ni le Russe n’incarnent l’axe
du mal, bien au contraire. Sans tomber dans la démagogie, c’est,
paradoxalement, en vertu de ces qualités que chacune des idéologies mentionnées
ci-dessus y voit ses défauts. Les raisons d’aimer des uns deviennent très vite
les raisons de critiquer des autres.
Afin de complexifier
l’affaire, les personnages sont soumis à l’analyse et aux mouvements de
l’Histoire. Pour le comprendre, il suffit de se plonger dans les dates de sortie
du film. La première copie date de 1937, et selon son bord politique, le juif
Rozenthal est tantôt défini comme le seul personnage riche, recevant des colis,
se vantant de ses biens ; tantôt représenté comme celui qui partage tout
ce qu’il reçoit. Mais c’est pour d’autres raisons qu’il est considéré par
Goebbels comme « l’ennemis cinématographique numéro 1 », le régime
nazi ne supportant pas l’idée qu’une jeune Allemande tombe dans les bras d’un
prisonnier français. En privé, le chef de la propagande nazie aurait reconnu la
qualité du film.
Renoir s’expatrie à New
York en 1940, où le film gagne le prix du meilleur film étranger. Roosevelt, en
personne, ira de son éloge : « Tous les démocrates du monde doivent connaître ce film ».
Entre temps, en France le négatif du film disparaît, La grande illusion est interdite par l’occupant. À la fin de la
guerre on s’empresse de ressortir les films censurés sous l’Occupation. La grande illusion suscite le débat. Certains
se montrent réticents. Le 24 août 1945, Georges Huisman, président de la Commission
de contrôle des films déclare : « Si demain, on me présente « La grande illusion », je serai
forcé la mort dans l’âme de l’interdire, car il serait indécent de montrer ce
film à un public parmi lequel il peut y avoir des rapatriés de Buchenwald et de
Ravensbruck ». Les débats autour du film sont passionnés. Le film
souffre de demandes de censures récurrentes, accusé de complaisance avec le
régime nazi - confondant au passage l’Allemand avec le Nazi ; certains
dénoncent un film « raciste »
à travers la peinture de Rozenthal, personnage qui ne cesse de faire couler
beaucoup d’encre.
Une double peine pour le film ?
Pas vraiment. Le film sort tout de même en 1945 et bat des records d’audience.
Trois coupes, autorisées par Renoir et dirigées par Spaak (l’auteur) voient le
jour. Elles traitent principalement de la cordialité Franco-Allemande. Coupes
qui ne travestiraient pas le fond du message à en croire Claude Lellouche : « [En 1947] Le film m’avait d’autant plus
troublé qu’il présentait pour la première fois les Allemands comme des
« gentlemen » alors qu’ils étaient évidemment les
« méchants » de l’histoire ».
La culture de classes et la culture des nations
Commence alors la longue
période de reconstitution du film entre 1950 et 1958, date à laquelle il
ressort à Paris. Enfin le débat autour du film se recentre sur le propos de
Renoir si souvent mis de côté par les contextes historiques, ici résumé par
André Bazin (et partagé par François Truffaut) : « Les hommes sont moins séparés par les brouilles verticales du nationalisme
que par le clivage horizontal des cultures, des races, des classes, des
professions, etc. De ces divisions horizontales, il en est une à laquelle
« La grande Illusion » fait un sort privilégié, c’est l’opposition
peuple-noblesse ».
Le personnage de Boeldieu
est plus proche, culturellement, du commandant Allemand Von Rauffenstein que de
son compatriote Français Maréchal. Les deux officiers ont conscience d’un
devoir qui transcende les frontières. Ainsi quand l’Allemand tire sur le
Français, celui-ci susurre avant de mourir « le devoir c’est le devoir, j’en aurai fait autant ». Les deux
personnages issus de la noblesse se savent en sursis dans un monde en pleine
transformation. Tandis que, le prolétaire Maréchal ne cesse de recourir aux
différences entre lui et Boeldieu (pourtant son ami) dans la façon de mourir,
des maladies qu’ils attrapent, du tabac qu’ils fument…
Lors de sa nouvelle sortie
en 1958, Renoir, pour l’occasion, y ajoute un préambule dont voici un
extrait : « J’insiste sur
l’authenticité des faits relatés dans La grande illusion, mais certaines scènes
surtout celles décrivant les rapports des Français et des Allemands peuvent
surprendre. C’est qu’en 1914, il n’y avait pas encore eu Hitler au pouvoir. Il
n’y avait pas eu les nazis qui ont presque réussi à faire oublier que les
Allemands sont aussi des êtres humains. » Le film ressortira en 1972,
dans la version de 1958. Histoire de remettre l’histoire à sa place.
Il est indispensable de
penser « Renoir, le cinéaste » en relation avec son engagement
politique. Les deux films sortis en 1938 : La Marseillaise et La bête
humaine confirment cette idée. Communiste, il n’a cessé de vouloir entreprendre
des œuvres à portée politique. Renoir n’a jamais cessé de considérer son film
comme une œuvre sur la relation entre les peuples et l’inutilité de la guerre,
mais l’histoire du film dans l’Histoire démontre que la véritable lutte (des
classes) a été trop souvent passée sous silence.
Ainsi, la subtilité de
Renoir est de faire passer un message qui joue sur une distinction de termes. Car
s’il valorise la paix des nations, ce n’est pas pour céder à l’utopie d’un
« calme » éternel, mais bien pour engager la seule véritable lutte
qui importe : la lutte des classes. La guerre, dans son ampleur et son
inutilité fondamentale, masque les véritables enjeux sociaux communs à tous les
peuples ; européens dans ce cas-là. Le message du film devient alors plus
paradoxal : Faire la paix, réunir les (!) peuples, pour mieux
préparer la lutte. Loin de tout angélisme.
Pourquoi l’Europe ?
Le débat sur le sentiment qu’engendre le film continue de faire rage.
Film pessimiste ? Le long métrage se termine avec la perspective d’une
nouvelle guerre à venir. Cette fameuse grande
illusion que cette guerre [La guerre 14-18] serait la dernière, comme
l’analyse François Truffaut.
Un film optimiste, voir
naïf ? Force est de constater que le film valorise l’amitié entre les
peuples, et promeut l’inutilité des frontières qui séparent les hommes et les
cultures artificiellement. C’est bien un des débats qui se satellite autour du
film.
Néanmoins les propositions ne sont pas exclusives voire parfaitement
conciliables.
Comme étudié ci-dessus, le film se distingue par sa capacité à jouer sur les
anachronismes. Renoir les pousse encore plus loin puisqu’il entreprend à 2 ans
d’une nouvelle guerre mondiale de rêver d’un continent Européen sans frontière,
d’une culture commune, bref de l’Europe.
Jamais ce mot n’est prononcé. Jamais ce n’est clairement évoqué. C’est à peine
sous-entendu.
Cela semble encore trop
lointain, trop ambitieux. Renoir est bien trop conscient de son époque pour
céder aux sirènes des utopies naïves. Le message est construit plus habilement.
Par les liens qu’entretiennent les prisonniers de différentes nationalités entre
eux, le réalisateur nous montre que quelque
chose est possible. Il existe des bases pour pouvoir créer ensemble, cette chose, cette communauté, qui abolirait les frontières et mettrait
un terme à cette absurdité qu’est la guerre. Rien n’est donné, tout doit être
construit - autour d’un axe franco-allemand qui plus est ne va pas de soi.
L’homme doit reprendre sa place au sein d’une Histoire qui pense la guerre
comme son seul moteur alors qu’elle ne fait que contredire la véritable
dynamique sociale des hommes. Reprenant une conception de l’histoire propre à
Marx et Engels, celle du matérialisme historique, le film est un conditionnel.
Renoir ne nous raconte pas « ce qui était »,
version fantasmée d’un passé inexistant. Il ne filme pas « ce qui est » pour des raisons évoquées
plus haut. Et il ne s’occupe pas non plus de « ce qui sera », il ne se pose jamais en
tant que prophète. « Voilà ce qui
pourrait être » semble-t-il nous dire. Un monde dans lequel les
peuples européens ne se haïraient pas, tout en étant de cultures différentes.
Si le réalisateur expose les conditions de possibilités humaines, il n’en est
pas moins lucide sur son propre propos. Oui
quelque chose est possible, mais non
ce n’est pas pour maintenant. La grande Illusion est avant tout l’histoire de
prisonniers français qui tentent de s’échapper d’un camp Allemand. Même s’il
existe une certaine cordialité, le lien geôlier/prisonnier existe néanmoins.
Les relations ne sont pas pacifiées en tant de guerre, car le sens du devoir
qu’elle implique prévaut sur les relations humaines. Et même si Maréchal et
Rozenthal finissent par s’échapper, ils sont condamnés à errer pour retrouver
un endroit sûr. En 1918, au vu des conséquences de la Première Guerre Mondiale,
et en 1937 dans la perspective de la Deuxième, l’idée Européenne – soutenue par
un axe franco-allemand – est souhaitable, mais inaccessible en l’état et Renoir
le sait.
La grande illusion prend donc la forme d’une
« expérience Européenne » en laboratoire dont le résultat a
logiquement échoué mais dont les composants laissent entendre un possible
succès dans le futur.