Le mensonge de la finance
Jean-François Sigrist
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Simulation du climat © Los
Alamos National Laboratory, 2018
Il
est urgent d’inventer des indicateurs non financiers afin de retrouver le sens
de la mesure économique… et ne pas désespérer l’humanité face aux défis
sociétaux et environnementaux des années à venir. Telle est la thèse défendue
par le mathématicien et économiste Nicolas Bouleau dans son dernier ouvrage Le Mensonge de la finance (Éditions de
l’Atelier, 2018). Il y analyse lucidement l’état du système financier actuel…
et la contribution des mathématiques à sa construction. Lecture d’un ouvrage salutaire.
En 1891, Émile Zola publie L’Argent, antépénultième tome de sa
fresque littéraire. Esprit d’entreprise et manœuvres politiques, entrepreneur contre
spéculateur, jeux de pouvoir et de communication : l’argent n’a pas d’odeur et
fait le bonheur… de certains. Zola peint l’argent comme un moyen, celui de
réaliser les rêves des visionnaires ou d’enfermer ses harpagons dans un
cauchemar, chacun lui donnant son sens par ses actions.
L’histoire du banquier Saccard
illustre à certains égards les mots de John Manyard Keynes :
« La bourse est le lieu du jeu
entre des entrepreneurs qui pensent au long terme et les spéculateurs qui
cherchent le gain immédiat par des prises de position psychologiques qui
s’apparente à des concours de beauté où il s’agit de deviner le candidat ou la
candidate qui aura le plus de suffrage… »
C’est avec la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt
et de la monnaie, publiée dix ans après la crise de 1929, que le
mathématicien et économiste Nicolas Bouleau ouvre l’essai qu’il consacre aux
mathématiques financières. Le monde économique et financier a changé en profondeur
depuis Zola et Keynes. Le chercheur explique comment la mathématisation des
finances y a contribué… et quelles sont ses limites.
La
mécanique de l’argent
« Equilibre » entre
l’offre et la demande, « dynamique » des cours : à certains
égards, l’économie classique s’est construite dans le sillage de la mécanique
classique, à laquelle elle emprunte son vocabulaire – et une partie du
formalisme mathématique contribuant à mettre en équation le mouvement de
l’argent.
Dans un ouvrage de vulgarisation
et de réflexion personnelle sur l’économie, Bernard Marris mettait en évidence
les limites de cette analogie à laquelle les économistes classiques nous ont
habitués (Anti-manuel d’économie,
Bréal, 2003, 2006). Il explique que la science économique diffère de la science
physique. Cette dernière met au jour des modèles mathématiques expliquant
comment « les réalités physiques » s’imposent à nous.
Le monde physique appelle par
exemple en permanence à la réalité les rêves des ingénieurs. Les objets qu’ils
conçoivent partent des contraintes du réel et passent l’épreuve de
l’opérationnel. Lorsque des projets d’ingénierie, parfois extrêmement coûteux,
se heurtent aux réalités incarnées par des impasses techniques, des ressources
économiques rares ou une rentabilité financière jugée insuffisante, il
appartient aux industriels et aux États qui en sont à l’origine d’en tirer des
leçons… ce qu’ils font parfois (Nicolas Chevassus-au-Louis, Un iceberg dans mon whisky : quand la
technologie dérape, Seuil, 2015).
Procédons-nous réellement de
même avec l’ingénierie financière ? Renonçons-nous facilement à des
orientations économiques lorsque les réalités sociales et environnementales montrent
qu’elles conduisent à plus d’instabilité – et font peser un risque sur notre
avenir ? Questionnons-nous les logiques financières exigeant la rentabilité
constante et élevée des capitaux investis, alors que nous vivons dans un monde
essentiellement dynamique, interconnecté et limité et que le rythme qu’elle
impose est insoutenable ?
Une
économie devenue probabiliste ?
Nicolas Bouleau est aujourd’hui l’un
de ceux qui engagent ce questionnement. Il explique comment la finance actuelle
se fonde sur des mathématiques de haut niveau technique. Elles sont issues des
travaux de mathématiciens, entamés à la fin des années 1970 dans le but de
formaliser le calcul stochastique. Décrivant l’incertain et l’aléa, ce dernier
trouve par exemple des applications en physique statistique pour le mouvement
brownien, celui des atomes de gaz. Ces avancées théoriques ont intéressé le
domaine financier au début des années 2000. Il s’’en est emparé et les a nourries
en retour , proposant de nouvelles questions aux mathématiciens.
Cette révolution intellectuelle
est tout aussi importante pour l’économique que celle qu’a vécu au début du
siècle dernier la mécanique avec l’émergence de la théorie quantique. Fondée
sur des concepts mathématiques développés initialement à d’autres fins que la
modélisation physique, la mécanique quantique a permis de percer certaines
énigmes de l’infiniment petit. Elle a contribué à prédire des phénomènes dont
l’observation a été réalisée de longues décennies après leur conceptualisation
– par exemple le célèbre « Boson de Higgs ». Avec les étrangetés
physiques qu’elle établit, comme la fameuse intrication, la mécanique quantique
invite à de nouvelles conceptions du monde… et contribue à des innovations
techniques, des lasers d’hier aux ordinateurs de demain.
Les mathématiques financières ont
joué un rôle similaire en économie. Le calcul stochastique fournit un cadre de
conceptualisation à de nouvelles pratiques financières, renforcées par des
algorithmes de collecte, d’analyse et de traitement de données toujours plus
performants (Mokrane Bouzeghoub, Rémy Mossery, Les Big-Data à découvert, CNRS Editions, 2017). Rendant caducs les
modèles d’équilibre, elles ont fait entrer la finance dans une logique dont il
convient d’évaluer les effets. Le prix du marché sensé résulter du croisement
la courbe et de demande est devenu obsolète. La volatilité des cours sert une
spéculation en roue libre… avec un pouvoir de déstabilisation des marchés
incarnés par les flash-crash –
mini-effondrements aux maxi-conséquences ?
Nano-profits,
macro-pertes
Afin d’être optimal, le système
actuel a besoin d’un constant moins-disant social et environnemental, et
engendre un accroissement sans précédent des inégalités (Thomas Piketti, Le Capital au XXIème siècle, Seuil, 2013),
sans parler de l’épuisement des ressources planétaires.
« L’agitation désordonnée des cours
va jouer un rôle grandissant (…) Cette volatilité est inévitable et ses
conséquences ont été largement sous estimées par les économistes. Elle traduit
l’incertitude sur l’avenir et elle va augmenter. Elle est comme le brouillard
qui dissimule le ‘signal-prix’. Les agents économiques ne sont pas incités à
renoncer à la surconsommation des ressources. C’est là le grand mensonge de la
finance. (…) La dégradation de l’environnement et de l’organisation sociale est
en dehors de ce que voit la finance (qui) est un très mauvais instrument de
pilotage »
La concurrence des systèmes
sociaux à l’échelle international dont a besoin une croissance sans limite est
relayé par des politiques ultra-libérales impactant l’ensemble des
organisations du travail. Elle obère de nombreuses opportunités d’entreprendre
– c’est-à-dire de développer une vision de long terme et de se donner les moyens
d’y parvenir collectivement.
Avec l’opacité des données
financières, le « signal-prix de la planète » est perturbé : il
devient quasiment impossible de réaliser des choix rationnels et de prendre des
décisions utiles à l’économie planétaire – par exemple sur les matières
premières.
Pour
une économie scientifique et politique
Partant du principe que la
finance est de nos jours incontournable, Nicolas Bouleau propose d’utiliser ses
données de façon scientifique et politique.
« La finance est là, admise par un
nombre de responsables actifs, protégée par nombre d’institutions privées,
publiques et internationale. L’urgent est de montrer ce qu’elle peut faire et
ne peut pas faire… »
Le constat est implacable :
les marchés financiers ne peuvent pas répondre aux attentes des économistes et
dissimulent la dégradation de la planète. Ils restent cependant des marchés,
dépendant de décisions humaines.
« Les marchés financiers sont des
marchés. Cela veut dire qu’ils traduisent des opinions. Et aucun algorithme ne
peut remplacer (l’humain) dans cette fonction. »
Afin de se défaire de leur emprise
actuelle sur nos vies, Nicolas Bouleau
fait le pari de l’humain : celui de renouveler la science économique à
l’heure de la sciences des données. Une nouvelle démarche scientifique
construite par des humains dans le but de disposer d’indicateurs non financiers bénéficiant aux décisions
collectives.
I
have a dream
Orienté vers un profit à court
terme sans rapport avec les réalités des ressources disponibles, du rythme de
développement des entreprises et du temps que les humains consacrent au
travail, le virtuel financier prive l’humanité de la possibilité de comprendre
les données reflétant l’état écologique et économique du monde. La finance
dérégulée, servie par des instruments mathématiques dont la complexité est
maîtrisée par une minorité, ne permet pas de prendre des décisions éclairées
afin d’orienter notre économie, globalisée et interconnectée, vers les défis
auxquels les humains doivent apporter une réponse au XXIème siècle.
John Maynard Keynes était
aussi un idéaliste ; Bernard Marris racontait son rêve d’économiste :
« Lorsque l'économie et les économistes
auront disparu, ou du moins auront rejoint l'arrière plan, auront aussi disparu
le travail sans fin, la servitude volontaire et l'exploitation des humains.
Régneront alors l'art, le temps choisi, la liberté… »
La réflexion et la proposition de
Nicolas Bouleau invitent les citoyens et les décideurs à reprendre la main sur
un système devenu littéralement fou. Mettre la finance actuelle à l’arrière
plan, si ce n’est pour réaliser un rêve… au moins afin d’éviter le cauchemar
annoncé ?
Nicolas Bouleau.
Le Mensonge de la finance. Les mathématiques, le signal-prix et la planète. Les
Editions de l’Atelier, 2018 (220 pages, 20€).