20180305

La Grande Illusion

L’Europe en laboratoire : La grande Illusion
Elliott Covrigaru
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Réalisé par Jean Renoir et sorti en 1937, La grande illusion retrace l’histoire d’officiers Français retenus prisonniers dans un camp allemand, en 1916, avec en tête d’affiche : Jean Gabin, Pierre Fresnay, Éric Von Stroheim, entre autres. Le film devient rapidement un véritable succès critique et commercial. Loin de porter un regard manichéen sur son sujet, Renoir se permet de pacifier les relations entre les geôliers (les Allemands) et les captifs (les Français), non sans oublier de l’étendre, dans une certaine mesure, aux Russes et aux Anglais. Si le film met parfaitement en scène la promotion d’une harmonie entre les peuples et démontre l’absurdité de la guerre, il serait insuffisant de le « réduire » à cela. Il n’y a qu’à se pencher sur les différentes analyses dont il a été l’objet, face aux rythmes des périodes historiques et aux divergences culturelles, pour l’apercevoir. 

De la difficulté des contextes

Travailler à l’analyse de La grande illusion, c’est d’abord examiner son contexte historique. Et celui-ci est particulièrement délicat à appréhender tant l’histoire dans le film rentre en tension avec l’histoire du film, l’ensemble étant mis en perspective par l’Histoire en général. Si l’œuvre d’art ne représente pas le monde tel qu’il est mais comme il peut se voir, alors La grande illusion complexifie l’étude en introduisant le regard d’un français de 1936 sur l’année 1916, lequel est sous-tendu par l’ombre d’une nouvelle guerre à venir dont Renoir semble être parfaitement conscient. À cela il convient d’ajouter la perspective de 2018, à l’heure des remises en causes européennes, et de la montée des populismes.
Par conséquent, Renoir ne réalise pas, à proprement parler, un film sur son époque, mais bien un regard de son époque sur l’année 1916 dans un camp de prisonniers allemand. Il est crucial de le rappeler, car le réalisateur (et le recul dont il dispose) joue volontiers de certains anachronismes afin de mieux défendre son propos comme en témoigne ce dernier échange entre Rozenthal et Maréchal en toute fin de film : 
-          Maréchal : « Faut bien qu’on la finisse cette putain de guerre [1ère Guerre Mondiale], en espérant que c’est la dernière ». Maréchal incarne l’espoir (partagé par bon nombre) de l’année 1916 de voir cesser les conflits pour de bon. Renoir tempère cela par l’intermédiaire de Rozenthal ;
-          Rozenthal : « Mon pauvre, tu te fais des illusions » (d’où serait tiré le nom du film). Le personnage n’aurait aucune raison de ne pas partager l’espoir naissant de Maréchal, mais Renoir l’utilise comme un (son ?) porte-parole lucide de la fin des années 30. Ce pessimisme prend tout son sens quand on sait que Rozenthal est…juif, naturalisé français et, clin d’œil de l’histoire, né à Vienne… C’est bien cette difficulté que Renoir entreprend de surmonter : calquer certains éléments de son époque sur l’année 1916 afin de mieux critiquer ce qui est à venir, tout en laissant traîner, l’air de rien, l’idée de quelque chose de commun.
Chacun y trouve son compte
Paradoxalement, et malgré les censures sous l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, jamais un film n’aura rassemblé autant les peuples et les politiques. À sa sortie, en 1937, la presse de tous bords est conquise et pour cause, chacun voit midi à sa porte.
La scène durant laquelle les soldats français chantent La Marseillaise devant les soldats allemands est saluée par la presse patriotique. Le personnage du juif Rozenthal donne du grain à moudre aux Ligues antisémites. L’antimilitarisme et la lutte des classes enchantent la gauche française. De plus, ni l’Allemand, ni l’Anglais, ni le Russe n’incarnent l’axe du mal, bien au contraire. Sans tomber dans la démagogie, c’est, paradoxalement, en vertu de ces qualités que chacune des idéologies mentionnées ci-dessus y voit ses défauts. Les raisons d’aimer des uns deviennent très vite les raisons de critiquer des autres.
Afin de complexifier l’affaire, les personnages sont soumis à l’analyse et aux mouvements de l’Histoire. Pour le comprendre, il suffit de se plonger dans les dates de sortie du film. La première copie date de 1937, et selon son bord politique, le juif Rozenthal est tantôt défini comme le seul personnage riche, recevant des colis, se vantant de ses biens ; tantôt représenté comme celui qui partage tout ce qu’il reçoit. Mais c’est pour d’autres raisons qu’il est considéré par Goebbels comme « l’ennemis cinématographique numéro 1 », le régime nazi ne supportant pas l’idée qu’une jeune Allemande tombe dans les bras d’un prisonnier français. En privé, le chef de la propagande nazie aurait reconnu la qualité du film.
Renoir s’expatrie à New York en 1940, où le film gagne le prix du meilleur film étranger. Roosevelt, en personne, ira de son éloge : « Tous les démocrates du monde doivent connaître ce film ». Entre temps, en France le négatif du film disparaît, La grande illusion est interdite par l’occupant. À la fin de la guerre on s’empresse de ressortir les films censurés sous l’Occupation. La grande illusion suscite le débat. Certains se montrent réticents. Le 24 août 1945, Georges Huisman, président de la Commission de contrôle des films déclare : « Si demain, on me présente « La grande illusion », je serai forcé la mort dans l’âme de l’interdire, car il serait indécent de montrer ce film à un public parmi lequel il peut y avoir des rapatriés de Buchenwald et de Ravensbruck ». Les débats autour du film sont passionnés. Le film souffre de demandes de censures récurrentes, accusé de complaisance avec le régime nazi - confondant au passage l’Allemand avec le Nazi ; certains dénoncent un film « raciste » à travers la peinture de Rozenthal, personnage qui ne cesse de faire couler beaucoup d’encre.
Une double peine pour le film ? Pas vraiment. Le film sort tout de même en 1945 et bat des records d’audience. Trois coupes, autorisées par Renoir et dirigées par Spaak (l’auteur) voient le jour. Elles traitent principalement de la cordialité Franco-Allemande. Coupes qui ne travestiraient pas le fond du message à en croire Claude Lellouche : « [En 1947] Le film m’avait d’autant plus troublé qu’il présentait pour la première fois les Allemands comme des « gentlemen » alors qu’ils étaient évidemment les « méchants » de l’histoire ». 

La culture de classes et la culture des nations

Commence alors la longue période de reconstitution du film entre 1950 et 1958, date à laquelle il ressort à Paris. Enfin le débat autour du film se recentre sur le propos de Renoir si souvent mis de côté par les contextes historiques, ici résumé par André Bazin (et partagé par François Truffaut) : « Les hommes sont moins séparés par les brouilles verticales du nationalisme que par le clivage horizontal des cultures, des races, des classes, des professions, etc. De ces divisions horizontales, il en est une à laquelle « La grande Illusion » fait un sort privilégié, c’est l’opposition peuple-noblesse ».
Le personnage de Boeldieu est plus proche, culturellement, du commandant Allemand Von Rauffenstein que de son compatriote Français Maréchal. Les deux officiers ont conscience d’un devoir qui transcende les frontières. Ainsi quand l’Allemand tire sur le Français, celui-ci susurre avant de mourir « le devoir c’est le devoir, j’en aurai fait autant ». Les deux personnages issus de la noblesse se savent en sursis dans un monde en pleine transformation. Tandis que, le prolétaire Maréchal ne cesse de recourir aux différences entre lui et Boeldieu (pourtant son ami) dans la façon de mourir, des maladies qu’ils attrapent, du tabac qu’ils fument…
Lors de sa nouvelle sortie en 1958, Renoir, pour l’occasion, y ajoute un préambule dont voici un extrait : « J’insiste sur l’authenticité des faits relatés dans La grande illusion, mais certaines scènes surtout celles décrivant les rapports des Français et des Allemands peuvent surprendre. C’est qu’en 1914, il n’y avait pas encore eu Hitler au pouvoir. Il n’y avait pas eu les nazis qui ont presque réussi à faire oublier que les Allemands sont aussi des êtres humains. » Le film ressortira en 1972, dans la version de 1958. Histoire de remettre l’histoire à sa place.
Il est indispensable de penser « Renoir, le cinéaste » en relation avec son engagement politique. Les deux films sortis en 1938 : La Marseillaise et La bête humaine confirment cette idée. Communiste, il n’a cessé de vouloir entreprendre des œuvres à portée politique. Renoir n’a jamais cessé de considérer son film comme une œuvre sur la relation entre les peuples et l’inutilité de la guerre, mais l’histoire du film dans l’Histoire démontre que la véritable lutte (des classes) a été trop souvent passée sous silence.
Ainsi, la subtilité de Renoir est de faire passer un message qui joue sur une distinction de termes. Car s’il valorise la paix des nations, ce n’est pas pour céder à l’utopie d’un « calme » éternel, mais bien pour engager la seule véritable lutte qui importe : la lutte des classes. La guerre, dans son ampleur et son inutilité fondamentale, masque les véritables enjeux sociaux communs à tous les peuples ; européens dans ce cas-là. Le message du film devient alors plus paradoxal : Faire la paix, réunir les (!) peuples, pour mieux préparer la lutte. Loin de tout angélisme. 

Pourquoi l’Europe ?

Le débat sur le sentiment qu’engendre le film continue de faire rage.
Film pessimiste ? Le long métrage se termine avec la perspective d’une nouvelle guerre à venir. Cette fameuse grande illusion que cette guerre [La guerre 14-18] serait la dernière, comme l’analyse François Truffaut.
Un film optimiste, voir naïf ? Force est de constater que le film valorise l’amitié entre les peuples, et promeut l’inutilité des frontières qui séparent les hommes et les cultures artificiellement. C’est bien un des débats qui se satellite autour du film.
Néanmoins les propositions ne sont pas exclusives voire parfaitement conciliables.
Comme étudié ci-dessus, le film se distingue par sa capacité à jouer sur les anachronismes. Renoir les pousse encore plus loin puisqu’il entreprend à 2 ans d’une nouvelle guerre mondiale de rêver d’un continent Européen sans frontière, d’une culture commune, bref de l’Europe.
Jamais ce mot n’est prononcé. Jamais ce n’est clairement évoqué. C’est à peine sous-entendu.
Cela semble encore trop lointain, trop ambitieux. Renoir est bien trop conscient de son époque pour céder aux sirènes des utopies naïves. Le message est construit plus habilement.
Par les liens qu’entretiennent les prisonniers de différentes nationalités entre eux, le réalisateur nous montre que quelque chose est possible. Il existe des bases pour pouvoir créer ensemble, cette chose, cette communauté, qui abolirait les frontières et mettrait un terme à cette absurdité qu’est la guerre. Rien n’est donné, tout doit être construit - autour d’un axe franco-allemand qui plus est ne va pas de soi. L’homme doit reprendre sa place au sein d’une Histoire qui pense la guerre comme son seul moteur alors qu’elle ne fait que contredire la véritable dynamique sociale des hommes. Reprenant une conception de l’histoire propre à Marx et Engels, celle du matérialisme historique, le film est un conditionnel. Renoir ne nous raconte pas « ce qui était », version fantasmée d’un passé inexistant. Il ne filme pas « ce qui est » pour des raisons évoquées plus haut. Et il ne s’occupe pas non plus de « ce qui sera », il ne se pose jamais en tant que prophète. « Voilà ce qui pourrait être » semble-t-il nous dire. Un monde dans lequel les peuples européens ne se haïraient pas, tout en étant de cultures différentes.
Si le réalisateur expose les conditions de possibilités humaines, il n’en est pas moins lucide sur son propre propos. Oui quelque chose est possible, mais non ce n’est pas pour maintenant. La grande Illusion est avant tout l’histoire de prisonniers français qui tentent de s’échapper d’un camp Allemand. Même s’il existe une certaine cordialité, le lien geôlier/prisonnier existe néanmoins. Les relations ne sont pas pacifiées en tant de guerre, car le sens du devoir qu’elle implique prévaut sur les relations humaines. Et même si Maréchal et Rozenthal finissent par s’échapper, ils sont condamnés à errer pour retrouver un endroit sûr. En 1918, au vu des conséquences de la Première Guerre Mondiale, et en 1937 dans la perspective de la Deuxième, l’idée Européenne – soutenue par un axe franco-allemand – est souhaitable, mais inaccessible en l’état et Renoir le sait.
La grande illusion prend donc la forme d’une « expérience Européenne » en laboratoire dont le résultat a logiquement échoué mais dont les composants laissent entendre un possible succès dans le futur.