Les jeudi 20 et vendredi 21 décembre dernier (2007) s’est tenu un colloque international autour du thème : « Theatrum mundi, théâtre et philosophie. Formes et mutations d’une vision du monde et du théâtre ». Avant de considérer plus précisément les différentes perspectives proposées par les intervenants, insistons sur les multiples croisements que ces travaux ont permis d’ébaucher. Celui des disciplines, car la tension philosophique générale se nouait le plus souvent autour de la littérature (le théâtre surtout). Etudier le devenir d’un topos dans l’histoire de la philosophie exige une lecture fine de la lettre même des textes afin de re-saisir la dimension littéraire, peut être souterraine mais bien présente, qui travaille intimement les œuvres dites philosophiques. Ce croisement interne est doublé d’un autre peut être plus extérieur, celui des références convoquées qui offrent un voyage dans le temps et surtout dans l’espace d’une culture européenne (potentielle). De la Grèce platonicienne et de la Rome Antique aux scènes contemporaines, en passant par l’Italie de Camillo, la Hollande d’Erasme, l’Angleterre de Shakespeare, la France de Descartes ou encore le Siècle d’or des dramaturges espagnols, ce colloque a dressé une vaste scène européenne de la pensée. Les différentes communications ont constituées autant de coups de projecteur sur ce theatrum mundi. Nous ne fournirons pas ici un résumé de chacune des interventions. Nous tenterons seulement de donner un aperçu des grandes problématiques soulevées par les intervenants en proposant un itinéraire (nécessairement arbitraire) mais qui s’efforcera toutefois d’organiser des résonances (au moins brièvement) entre les différents points de vue sur la question.
Qu’est ce tout d’abord que le theatrum mundi ? Il s’agit d’un topos, d’un lieu commun de la culture européenne qui consiste à comparer le monde à un théâtre, autrement dit, à penser le monde comme théâtre (au double sens du bâtiment et de ce qui s’y joue). Les traces d’une telle métaphore sont perceptibles dès Pythagore puis Démocrite et trouve son apogée à l’époque baroque, nous y reviendrons. Reste toutefois à considérer l’extrême réversibilité du topos, car si le monde est un théâtre, ce dernier devient lui-même le meilleur moyen de faire voir ce monde qui en épouse la structure. Le théâtre est donc bien « ce qui fait voir » (selon le grec theatron) le mundus (l’ordre et la parure, traduction latine du kosmos grec).
Ombres et lumières : mise en scène.
Avant de pouvoir faire fonctionner, dans les deux sens, la métaphore du théâtre du monde, il faut en poser la structure. C’est à Platon que l’on doit d’avoir peut être posé le premier
[1] théâtre philosophique : la fameuse Caverne décrite au début du livre VII de La République (514a – 517e). Les hommes y sont enchaînés et se trouvent contraints de fixer les ombres représentées sur la paroi du fond, sans pouvoir se retourner vers la sortie au dessus d’eux. Ces ombres perçues sont le reflet de « toutes sortes d’objets fabriqués qui dépassent le muret »
[2], projetés par un feu situé « sur une hauteur loin derrière eux ». La Caverne ne dessine pas exactement la structure d’un théâtre tel qu’on l’entend aujourd’hui, avec des acteurs sur une scène et des spectateurs placés en face dans la salle, car ce sont des ombres, des images, des représentations qui constituent la matière du spectacle. Reste que ce théâtre d’ombres pose la structure essentielle à tout théâtre : la polarité entre l’obscurité de la salle et la luminosité (ou du moins la visibilité) de ce qui est représenté sur la scène.
Une telle théâtralité peut aussi se faire sentir dans le lexique platonicien. En effet, l’auteur compare le petit muret qui sépare les hommes spectateurs emprisonnés de ceux qui portent les objets qui en dépassent, à « ces cloisons que l’on trouve chez les montreurs de marionnettes (thaumato-poioi) ». Le début de l’allégorie constitue donc une véritable mise en scène théâtrale de l’épistémologie platonicienne, témoignant de la valeur du statut de l’homme dans le monde, de la valeur des images perçues et des différents degrés de connaissances auxquels le philosophe doit s’élever. L’homme est entièrement asservi par ce spectacle d’ombres, il est fondamentalement pensé comme spectateur. Et ce, d’autant plus que même au sortir de la Caverne, il demeure spectateur des réalités. Mais cette lumière du soleil, bien différente de celle du feu, l’incite toutefois à repartir au fond de la caverne pour « déchaîner » les esprits de ses pairs. Il est spectateur et acteur. L’activité philosophique appelle un engagement vital, personnel et dynamique. Platon insiste sur ce point lors de son allégorèse (517b) qui expose la correspondance, termes a termes, entre la structure de la Caverne (et le chemin à y parcourir) et sa signification philosophique, notamment explicitée à la fin du livre VI par la métaphore de la ligne (509d – 511e). Il traduit sa propre fable, tout en laissant certaines zones d’ombres quant aux analogies attendues. Mais revenons un instant sur le rôle que tient l’homme dans ce théâtre. De quel côté de la scène se trouve-t-il vraiment ?
Le théâtre de marionnettes réapparaît sur la scène (du théâtre d’ombres), mais cette fois-ci c’est l’homme lui-même qui est comparé à un pantin. On trouve cette comparaison dans les Lois, aux livres I (644 b – 646 d) et VII (802 c – 805 a). L’homme y est pensé comme une « marionnette fabriquée par les Dieux »
[3] animé par des tensions ou tractions contradictoires (le fil d’or de la raison et le fil de fer des passions) grâce à des « tendons ou des ficelles ». L’homme semble toutefois jouir d’une certaine marge de manœuvre. Cette marionnette est comme l’enfant en nous à éduquer, auquel on doit apprendre à harmoniser, à coordonner ses mouvements, sa raison et ses passions. Même si l’homme demeure dans le « jeu » (à la différence du sérieux divin), il peut apparemment encore conquérir son autonomie. Platon reste ambigu sur ce dernier point, mais il autorise néanmoins à conserver l’espoir, même extrêmement mince, d’une pleine libération.
En somme la caverne platonicienne pose, même pour les critiquer ensuite, les principaux éléments du spectacle de l’existence humaine. Cette architecture, polarisée par l’ombre et la lumière, les spectateurs et la scène, l’apparence fausse et l’être réel, est semblable à celle d’un théâtre. Il est remarquable de constater que Corneille ait situé son magicien (image scénique du dramaturge, qui comme lui, contrôle les mises en scènes et illusions diverses) de L’Illusion comique(1636) dans une caverne. C’est en effet au fond de cette « grotte obscure […] n’ouvrant son voile épais qu’au rayon d’un faux jour » et où règne « le commerce des ombres » (v.2-6) qu’il produit une représentation spectaculaire du fils perdu de Pridament. Il s’agit de « spectres parlant qu’il faut vous faire voir » (v. 212). C’est bien par « un effet si rare » (par une mise en scène « théâtrale ») que le monde se donne à voir, et dans la pièce ce monde aperçu est justement encore un théâtre, un vrai. En effet Clindor, le fils, est devenu acteur. L’image qu’Alcandre fournit à Pridament représente son fils lui-même en représentation. L’accès au monde se fait donc d’abord par le biais de l’image ou reflet de théâtre, qui rappelons le, est selon l’étymologie « ce qui fait voir ». Si le monde est un théâtre, le théâtre aussi forme un monde. Nous reviendrons sur cette réversibilité un peu plus loin.
La Caverne de La République semble donc constituer un modèle privilégié de la structure théâtrale, comme lieu où sont produites des illusions. La récupération par le théâtre du topos, qui consiste à accorder autant (à savoir peu) de valeur au monde qu’au théâtre, n’est pourtant pas une auto-dévaluation. Au contraire, cela témoigne de la force d’un genre littéraire, le théâtre, à s’affirmer comme vanité, comme paraître.
Pour en revenir au fil théorique de notre propos, on voit que Platon plante le décor du topos, selon une double orientation : ethico-politique d’une part – l’ascèse individuelle pour se défaire des représentations pour aller vers la contemplation des Idées (dialectique ascendante), et le retour dans la caverne du philosophe pour tenter de convertir le regard des autres hommes des ombres au soleil (dialectique descendante) – et épistémique de l’autre, par la gradation des niveaux de connaissances, des illusions sensibles à la vérité des formes intelligibles.
Le visage et le masque : la liberté.
Une fois le théâtre disposé, il faut encore se demander quelle place accorder à l’homme, acteur et/ou spectateur des représentations. Quelle est la marge de manœuvre de l’homme, marionnette divine, dans la pièce qu’il joue sur le théâtre du monde ? L’acteur est finalement prisonnier de son propre rôle ?
Les Stoïciens considéraient que le theatrum mundi formait un support adéquat à la compréhension de la place de l’homme dans le monde. La métaphore, d’abord illustrative, est ainsi devenue productrice de sens. Le théâtre auquel ils pensent est la scène tragique, lieu de l’immersion de l’homme dans le destin. Ce dernier correspond à la chaîne « inviolable » et éternelle des causes engendrée par le souffle ou l’esprit (pneuma) divin
[4]. L’homme ne peut rien face à cette nécessité absolue. Comme un personnage dramatique, il n’est pas en mesure de modifier la teneur du rôle que lui a confié son auteur. Epictète l’énonce dans son Manuel (XVII) : « Souviens-toi que tu es acteur d’un drame que l’auteur veut tel […]. Car ton affaire, c’est de jouer correctement le personnage qui t’a été confié ; quant à le choisir, c’est celle d’un autre »
[5] . Le rôle de l’homme lui est imposé, la pièce est déjà écrite. Il ne faut donc pas essayer de résister, mais plutôt de comprendre le déterminisme causal afin d’aller dans le même sens. La liberté stoïcienne consiste à connaître le « destin », qui dominera nécessairement notre volonté, pour s’y soumettre et ainsi l’accepter « librement ». Cette acceptation n’est pas pure passivité, car la participation requise relève bien d’une action. Christelle Veillard a justement insisté sur ce passage du personnage, passif, à l’acteur, qui au contraire, « récite un ordre qu’il connaît par avance », celui que lui impose son rôle. Il s’agit donc pour l’acteur d’apprendre à disparaître derrière son « masque », sa fonction propre dans le cosmos. Son visage doit entièrement coller à son masque, pour finalement n’être plus rien d’autre que ce masque.
Mais cette façade ne laisse-t-elle pas tout de même subsister un certain écart avec le visage ? La superposition est-elle si complète que l’homme n’est plus voué qu’à réciter un rôle imposé par Zeus ? Epictète, dans la phrase citée plus haut, s’il refusait le choix du rôle à l’homme, lui confiait toutefois la tâche de le « jouer correctement ». Selon le fameux principe stoïcien, l’attribution du personnage ne dépend pas de nous, mais la qualité de l’interprétation dépend, quant à elle, pleinement de nous. L’image de l’athlète tirée des Entretiens
[6] semble éclairer ce point. A un athlète (l’homme comme athlète de la vertu) qui se plaint du « thème » (hupothesis) qui lui est imposé, et qui voudrait en changer la réponse est la suivante :
« N’as-tu pas les moyens qu’il faut pour user de ce qui t’as été donné ? […} Il y aura peut être un temps où les acteurs tragiques croiront que leurs masques, leurs chaussures, leurs robes, ce sont eux-mêmes. Homme tu n’as ici que matière à ton action et rôle à remplir. Parle un peu pour voir si tu es acteur tragique ou comique, car sauf la voix, tout le reste est commun à l’un et à l’autre ; et si on lui enlève ses chaussures et son masque, s’il se présente sur la scène avec sa seule personne, l’acteur tragique a-t-il disparu ou survit-il encore ? S’il a la voix qu’il faut, il survit. »
La liberté de jeu semble tenir toute entière dans cette voix (phonè). La manière de réciter son rôle, c’est le « ton » de vie de l’homme. Il faut alors se rappeler que le masque de théâtre antique servait non seulement à emprunter une autre apparence, mais aussi de porte-voix. Il est image fixe et support pour une parole, plus fluctuante. Outre la récitation de son rôle, une part d’invention est laissé à l’acteur. La voix
[7] introduit une certaine ondulation dans la rigidité du masque. Partie centrale de l’âme, la voix fait apparaître ses valeurs intérieurs, son « fond ». Le masque, comme porte voix, fait donc surgir sur la scène cet « au-delà souterrain »
[8], ce qui subsiste de l’homme dépouillé de son déguisement. Le rôle constitue donc bien la « matière » à partir de laquelle l’homme doit librement composer son existence. Loin de nier l’individualité, le masque sert de support à l’expression de la juste tonalité, sans lequel elle demeurerait d’ailleurs inaudible. Ainsi, le destin (la pièce déjà écrite par le Dieu-poète) rend possible l’exercice de la liberté. L’acteur est pleinement responsable du venir de son personnage, et se doit donc de bien le jouer. Cette qualité du jeu se mesure par la compréhension de l’enchaînement causal de la pièce représentée sur le theatrum mundi. L’homme doit reconnaître et accepter le destin comme l’acteur doit suivre le rôle, ainsi que l’a écrit l’auteur de la pièce. Ce sont ces contraintes qui vont justement susciter la liberté d’action.
Il semble que l’on retrouve cette même structure, avec quelques aménagements, dans le théâtre de Calderon, et plus précisément dans Le Grand Théâtre du monde (1655). Le titre même de la pièce reprend explicitement le topos, et en effet Calderon y exhibe toute la machinerie de ce théâtre, de la cosmogenèse au tombeau sur fond éminemment liturgique. Sans rentrer ici dans une analyse détaillée de l’œuvre, on peut néanmoins en dégager certains axes faisant échos aux problématiques stoïciennes. En effet, l’Auteur (le Dieu-dramaturge) convoque le Monde, qu’il forme, et les personnages, conceptuels ou humains (même si ces derniers restent des « types »), pour jouer une pièce : Agir bien car Dieu est Dieu. Il « donne à chacun le texte de son rôle »
[9] alors que le Monde distribue les accessoires (vêtements et objets) correspondant aux rôles, puis il s’énonce : « Ainsi nul ne pourra se plaindre/ par la suite de n’avoir pas eu,/ pour bien remplir son rôle,/ tous les atouts qu’il pouvait espérer./ Celui qui s’en acquittera mal/ le fera donc par sa faute,/ et non par la mienne » (v.268-273). Comme chez Epictète l’homme dispose des moyens (matériels) pour « bien jouer » ce rôle qui lui a été imposé. C’est le ton donné qui sera l’étalon de la réussite et qui déterminera ensuite l’accès au Salut. Dans les querelles sur le libre-arbitre qui agitent le XVII° siècle, et sur la question de savoir comment concilier la grâce divine avec la liberté humaine, Calderon suit la perspective jésuitique. Les rôles sont peut être moins des textes à suivre à la lettre, qu’une « matière », qu’un « thème » à partir desquels l’homme devra composer son personnage sans répétition possible. Les marges de liberté se trouvent dans les plis du déguisement, qui permettent une certaine amplitude de mouvement. De cette manière dépend à chaque instant toute la vie humaine, à savoir le mérite du Salut.
Ainsi la mort est l’accomplissement ultime. La sortie définitive de la scène est ce moment où le rôle se voit enfin débordé par la « voix ». Dieu évalue alors les prestations, attribue les mérites et nivelle la hiérarchie que la répartition (arbitraire pour l’homme) des rôles et des attributs avait engendrée. Peu importe la grandeur dans ce monde, l’issue sera la même pour chacun, fragiles créatures divines. Au Pauvre qui se lamente sur son destin l’Auteur lui répond qu’ « au cours de la représentation/ l’acteur qui joue le rôle du Pauvre,/ avec passion et vivacité,/ donne autant de satisfaction/ que celui qui joue le rôle du Roi » (v. 409-413), et ajoute que « pour la récompense,/ je te ferai son égal » (v.417-418). La fin de la pièce permet de juger de la qualité de l’interprétation. L’Auteur-Spectateur divin décide seul de ce qui attend l’acteur une fois la représentation achevée : le paradis, le purgatoire, les limbes ou l’enfer. L’essentiel du rôle est certes de le jouer « correctement » mais surtout, et cela va de pair, de soigner sa retraite hors de la scène. C’est seulement à la fin que l’on pourra juger du bon usage de cette liberté, minimale mais pourtant essentielle. Le sort de l’homme se joue tout entier dans l’écart infime et en même temps abyssal entre le masque et le visage.
Cette exigence de la bonne fin constituait déjà, en 1647, la matière des aphorismes 59 « Savoir se retirer dignement »
[10] et 211 de l’Oraculo Manual de Gracian. Cette dernière maxime reprend même le topos : « Notre vie se déroule comme une comédie, le dénouement, c’est la fin,: attention donc a bien finir ». Ce soin accordé à la fin du jeu résonne encore avec la doctrine stoïcienne, notamment chez Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius (77) : « Que tu finisses à tel ou tel endroit, la chose est indifférente. Finis ou tu voudras, seulement prépare bien ta sortie ». Le ton de vie sert à se ménager une mort convenable. Le masque ne condamne pas à l’avance l’acteur, il lui offre la possibilité de manifester sa voix (ou de tracer sa voie) sur le théâtre du monde et ainsi d’être éventuellement sauvé.
Ces considérations sur la manière dont il faut jouer son rôle s’en tiennent à éclaircir ce qui se passe sur la scène. Or celle-ci n’épuise pas l’ensemble de l’espace théâtral. Certes il y a cette scène avec les acteurs, mais il reste une salle remplie de spectateurs, des coulisses, un rideau…
La scène et la salle : l’illusion.
A qui la scène fait-elle voir le monde qu’elle représente ? Qui jouit du spectacle et comment ?
Avant de répondre à ces questions, on peut se demander de quelle manière la scène se rapporte à cette salle. Il ne semble pas que le regard soit unidirectionnel, de la salle vers la scène. Si le monde et un théâtre et le théâtre un monde, le rapport ainsi posé est spéculaire. Entre la scène et les acteurs d’un coté et la salle et les spectateurs de l’autre, un miroir invisible est subrepticement installé. Imperceptible durant la représentation, il est cependant incarné par ce rideau opaque qui marque l’avant et l’après de la magie théâtrale. Il rompt le charme pour rétablir l’illusion et la réalité dans leurs positions initiales.
Il s’agit de pratiquer une conversion du regard, de la scène à la salle, pour voir comment celle-ci prend plaisir à être submergée d’illusions. Catherine Ttreilhou-Balaudé convoquait à cet égard le remarquable texte d’Erasme, tiré du chapitre XXIX de L’Eloge de la folie :
Si, en pleine représentation, quelqu’un essai d’enlever leur masque à des acteurs pour monter aux spectateurs leur vrai visage au naturel, ne gâche-t-il pas toute la pièce ? Et ne mérite-t-il pas qu’on le chasse du théâtre, à coups de pierres, comme un malade mental ? […] Mais effacer l’illusion c’est détruire la pièce. C’est justement cette fiction et ce maquillage qui fascinent les spectateurs. Or toute la vie des mortels est-ce autre chose qu’une pièce de théâtre où chacun s’avance masqué et joue son rôle jusqu’à ce que le chorège l’invite à sortir de la scène ?
L’auteur (qui se sert de la Folie comme voix) insiste sur la caractère désiré de la tromperie. Outre la jouissance qu’elle procure pour qui assiste au spectacle, l’illusion devient nécessaire car elle permet à l’homme de supporter, tant bien que mal, les accablements de la vie. Il vaut peut être mieux adopter une posture facile face aux illusions et préférer un bonheur partagé, à cette rude ascèse qui ne mène, dans le meilleurs des cas, qu’à une sagesse solitaire. La caverne est peut être finalement plus souhaitable que la lumière du soleil. En effet les hommes ont besoin du masque et du jeu qui fondent les hiérarchies sociales, en un mot l’ordre. Or la folie est cet aiguillon qui vient constamment inquiéter les aspects théâtraux de ces grandeurs, et qui de ce fait, ne consent pas à les reconnaître et à s’y soumettre. L’exaltation de l’illusion stabilise le monde qui sans cela deviendrait des plus chaotique. La vie sociale est une cérémonie (au sens presque religieux
[11]), une fiction nécessaire au maintien paisible de la vie. Ainsi, briser le charme de la scène c’est mettre en péril la salle elle-même. Le spectateur tient lui aussi à son rôle, à son masque de spectateur. Une fois la représentation achevée, les bourgeois de la salle redeviendront les acteurs du théâtre sociale quotidien. Après avoir été dans l’ombre, ils repassent au premier plan de la scène mondaine, l’ordre est rétabli. Pour fonctionner, la société doit être « hypocrite » (terme qui désignait en grec l’acteur caché derrière son masque). Par les procédés de mise en abyme, le théâtre affirme la vanité de ses apparences, et en retour celles qui régissent tout autant le monde de la salle. Le spectateur peut être abusé ou désabusé par la feinte et éprouver un plaisir d’illusion ou de dés-illusion. Mais dénoncer l’illusion ne suffit pas à en sortir. C’est là tout le problème du théâtre baroque qui marque peut être l’acmé du topos dans la culture européenne. Il cristallise les nombreuses sédimentations métaphoriques (parfois contradictoires) du monde comme théâtre et retour, mais nous ne détaillerons pas ici son fonctionnement.
Plus qu’un miroitement des regards entre la scène et la salle, il semble possible de penser un renversement encore plus prononcé du point de vue. Il faut d’abord se placer sous l’angle du théâtre comme monde, puis voir que ce n’est plus sur la scène que ce monde se donne à voir mais plutôt dans la salle. L’unique spectateur se place cette fois-ci sur le plateau et à partir de là, regarde les gradins où se joue désormais le spectacle de l’univers. Un tel glissement est opéré par Le théâtre de la mémoire de Camillo. Ce texte propose une système mnémotechnique pour les savants construit sur le modèle d’un amphithéâtre. Il s’agit d’un ars memoriae qui tend à organiser des correspondances entre la structure du théâtre (ou de l’amphi, du cirque) et celle de l’univers. La focalisation se tourne donc de la scène vers les gradins qui, par le biais d’images, figurent les agencements cachés, les rouages internes qui régissent la machinerie du theatrum mundi. Une telle « architecture mémorielle » (Fabien Cavaillé) cherche à rendre « les savants semblables à des spectateurs, nous leur présenterons ces sept mesures soutenues par les mesures des sept planètes, à la manière d’un spectacle ou , dirons-nous, d’un théâtre composé de sept degrés
[12] ». Son théâtre est un miroir ordonné (une mise en ordre) du monde. Reste que ce spectacle demeure réservé aux initiés, à une certaine élite intellectuelle capable de circuler dans ces gradins. L’orateur y trouve une formidable bibliothèque de l’univers, un lieu de fabrique du discours, à condition de bien déchiffrer et de retenir les allégories présentées. Le savant peut alors produire une parole avec l’ordre du monde sous les yeux. Le théâtre de Camillo est bien, selon l’étymologie, un pur « faire voir ». La structure en hémicycle permet une synthèse optique : il est possible de tout voir d’un regard si l’on adopte le bon point de vue. Cette difficulté à trouver le bon rapport de distance fait donc qu’il n’y que fort peu de bon spectateurs. Camillo prouvait de la sorte sa haute estime de François 1er en lui offrant un modèle réduit en bois de son propre théâtre de mémoire. Même sans en percevoir toutes les subtilités, ce théâtre constitue pour tous un modèle singulier de ces cabinets de curiosités si présents au début du XVII°, dont l’archétype est le fameux amphithéâtre de Leyde.
La distinction entre la scène (le théâtre) et la salle (le monde) est donc tout aussi réversible que le topos lui-même. L’une et l’autre se déplacent et glissent jusqu’à se confondre parfois. Si cette frontière se brouille comment reconnaître le vrai du faux, le réel de l’illusion ?
Cette dernière tâche est proprement celle de la philosophie, or le théâtre ignore justement ce clivage. Comme l’écrit Michel Foucault, « accepter la non-différence entre le vrai et le faux, entre le réel et l’illusoire est la condition du fonctionnement du théâtre »
[13]. Une véritable tension se noue donc entre théâtre et philosophie qui se nourrissent réciproquement. On peut penser que la philosophie relève aussi d’une mise en scène, et que les « hommes d’Occident […] ont monté eux-mêmes, par le jeu de leur regard, le spectacle du monde ». Ce colloque a tenté de fournir des éléments pour comprendre l’histoire de ces regards constitutifs du theatrum mundi. Il s’y est esquissé une archéologie du spectateur européen, avec ses formations et déformations. C’est aux prix de tels efforts de croisements qu’une scène européenne peut véritablement se construire dans le théâtre du monde.
Thibault Barrier
[1] Jean François Balaudé remarquait toutefois la présence de la métaphore de la « kosmos skenè », du monde-spectacle, « fugace et mobile », déjà chez Pythagore et Démocrite, mais sans recevoir de traitement systématique.
[2] Traduction de Georges Leroux (Paris, GF-Flammarion, 2002).
[3] Traduction d’Edouard Des Places (Paris, Belles Lettres- « G. Budé », 1951).
[4] Pour une définition minimale Cicéron, De la divination, I, 125-126, en notant au passage que le destin est pensé sur le modèle de la causalité physique.
[5] Traduction Bréhier, in Les Stoïciens, II, Paris, Gallimard, 1952, p.1116.
[6] I, XXIX, 38, p.877.
[7] Il faudrait aussi considérer la « danse », qui fait intervenir la liberté individuelle de l’acteur. Au mouvement de l’âme manifesté par la voix répond le mouvement du corps (animé), la danse. On peut se référer sur cette question du « geste » à Cicéon, De finibus, III, 24-25.
[8] Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p.132.
[9] Traduction de François Bonfils, Paris, GF-Flammarion, 2003.
[10] Traduction de Benito Pelegrin, in Gracian, Traités Politiques, Esthétiques, Ethiques, Paris, Seuil, 2005.
[11] Il faudrait aussi penser le rapport entre théâtre et religion sur la question de la représentation et de l’image. Pour rester avec Calderon, on peut se rappeler que Le genre de théâtre privilégié au Siècle d’Or espagnol est l’Auto Sacramental. Pratiqué pour la Fête-Dieu, il s’agit d’une cérémonie rituelle qui tend à « faire voir » la présence de Dieu dans sa matérialité. Plus concrètement, la représentation théâtrale constitue l’aboutissement de la procession eucharistique où les différents chars viennent s’emboîter pour former l’espace scénique. L’Auto est donc un spectacle enveloppé dans un spectacle plus large, religieux. A ce niveau, le spectateur de la pièce est aussi acteur de la procession. On pourrait continuer à réfléchir sur proximités architecturales entre églises et théâtres leurs implications théoriques.
[12] Traduction de Bretrand Schefer, Paris, Allia, 2001, p.53. Cette édition joint au texte un précieux schéma du théâtre de Camillo.
[13] Dits et Ecrits, II, Paris, Gallimard « Quarto », p.571.