Avant d’être submergée par les forces de la réification, la perspective d’une culture européenne doit s’efforcer de baliser son territoire, d’offrir à la réflexion des distributions et des topographies susceptibles d’orienter nos débats en direction d’un futur à construire. La culture européenne, si une telle réalité finit par prendre corps, ne devra jamais ressembler à un bric-à-brac socio-culturel institué à partir de pièces et de morceaux rapportés les uns aux autres de l’extérieur, à la limite de la muséification. Dans ce genre de construction, on procède par juxtaposition dont tout mouvement est exclu, on dessine au mieux un squelette que la vie a fui.
Il convient d’y revenir encore. Chacun doit comprendre que nous ne saurions définir l’Europe par une quelconque essence, une identité ou des repères. La seule voie qui s’offre à nous est celle qui consiste à faire valoir sans cesse l’idée selon laquelle l’Europe est sortie de soi et composition toujours remaniable. Dans un numéro précédent du Spectateur européen, nous rappelions que le philosophe Marc Crépon, dans son ouvrage Altérité d’Europe (Paris, Galilée, 2006), montre, à juste titre, qu’il y a beaucoup de violence dans les discours portant sur l’identité de l’Europe, et a fortiori dans les discours qui reviennent sur le devant de la scène pour exalter les nations européennes. Ces discours dressent des barrières, forgent des frontières et multiplient les inclusions et les exclusions. D’une certaine manière, Timothy Garton Ash trace des perspectives de même type, lorsqu’il affirme que « I would argue that we cannot and should not attempt to built European political memory in the same way (que Ernest Renan)… We should not attempt to forge a single memory ; rather, we should define our identity as nations that are coming from very different histories but aspiring towards shared goals » (in Identity and memory, Paris, Centre d’analyse et de prévision, 2007).
Chacun devrait relire aujourd’hui ce texte de Jacques Derrida, datant de 1990, intitulé : L’autre cap. Réfléchissant, à sa manière, à la question de l’Europe, le philosophe prend à partie la question de départ : Au vieux nom de l'Europe, peut-on faire correspondre une identité culturelle ? Et Derrida d’enfoncer le clou :
Nous savons cependant deux choses :
- Que le propre d'une culture, c'est de n'être pas identique à elle-même.
- Qu'on ne peut dire « moi » que dans la différence avec « soi ».
C'est vrai de toute identification : pas de rapport à soi qui ne soit culture de soi comme différence intérieure et expérience de l'autre.
Et la leçon qui s’en suit mérite une longue méditation : « Et si, finalement, ce que l'Europe a de plus important à présenter, c'était cela : être la possibilité exemplaire de cette loi ? Non pas la volonté d'entretenir un moi quelconque replié sur soi (une Europe attachée à l'auto-identification comme répétition de soi ou soi-disant mémoire de soi), mais la capacité à maintenir cette différence d'avec soi ».
À l’évidence, la question de l’Europe, celle de son identité ou plus sérieusement celle des altérités, ne laisse guère les philosophes indifférents. Ni quant à sa formulation, ni quant au jour sous lequel cette formulation fait paraître les affaires de la cité. Pourrait-il, d’ailleurs, en être autrement ? Ni oracles, ni devins, ni prophètes, ni dépositaires d’un trésor sacré, les philosophes ont en revanche des raisons philosophiques de s’y intéresser. C’est-à-dire des raisons promotrices, à l’heure même où il faut penser l’Europe en même temps qu’elle se fait. Et en matière de projets d’interactions culturelles, ils peuvent emprunter des leçons – la première : la traduction - aux réseaux, certes plus ou moins confidentiels, que la philosophie tisse sur le territoire européen. Réseaux d’autant plus fondés à être étendus qu’ils font la démonstration d’un paradoxe essentiel : les philosophes travaillent à partir de leur langue natale et en la développant se séparent le plus nettement les uns des autres. Mais, plus ils travaillent à fortifier une pensée, plus ils ont besoin d’élargir le cercle de leur confrontation aux autres philosophes des autres langues. L’apparente réserve de leur langue de référence se mue en appel à la traduction. De surcroît, au cœur des systèmes d’écho auxquels se prêtent les différentes œuvres humaines, ils peuvent puiser des arguments susceptibles de convaincre de la possibilité de réaliser un universel concret ancré dans le concept d’un héritage sans testament. Où l’on voit que, si les philosophes ne se risquent pas ou peu à parler des règlements à édicter et de directives à prendre immédiatement, ils ont en tout cas, concernant la forme de l’Europe, des propositions à rendre publiques.
Il convient d’y revenir encore. Chacun doit comprendre que nous ne saurions définir l’Europe par une quelconque essence, une identité ou des repères. La seule voie qui s’offre à nous est celle qui consiste à faire valoir sans cesse l’idée selon laquelle l’Europe est sortie de soi et composition toujours remaniable. Dans un numéro précédent du Spectateur européen, nous rappelions que le philosophe Marc Crépon, dans son ouvrage Altérité d’Europe (Paris, Galilée, 2006), montre, à juste titre, qu’il y a beaucoup de violence dans les discours portant sur l’identité de l’Europe, et a fortiori dans les discours qui reviennent sur le devant de la scène pour exalter les nations européennes. Ces discours dressent des barrières, forgent des frontières et multiplient les inclusions et les exclusions. D’une certaine manière, Timothy Garton Ash trace des perspectives de même type, lorsqu’il affirme que « I would argue that we cannot and should not attempt to built European political memory in the same way (que Ernest Renan)… We should not attempt to forge a single memory ; rather, we should define our identity as nations that are coming from very different histories but aspiring towards shared goals » (in Identity and memory, Paris, Centre d’analyse et de prévision, 2007).
Chacun devrait relire aujourd’hui ce texte de Jacques Derrida, datant de 1990, intitulé : L’autre cap. Réfléchissant, à sa manière, à la question de l’Europe, le philosophe prend à partie la question de départ : Au vieux nom de l'Europe, peut-on faire correspondre une identité culturelle ? Et Derrida d’enfoncer le clou :
Nous savons cependant deux choses :
- Que le propre d'une culture, c'est de n'être pas identique à elle-même.
- Qu'on ne peut dire « moi » que dans la différence avec « soi ».
C'est vrai de toute identification : pas de rapport à soi qui ne soit culture de soi comme différence intérieure et expérience de l'autre.
Et la leçon qui s’en suit mérite une longue méditation : « Et si, finalement, ce que l'Europe a de plus important à présenter, c'était cela : être la possibilité exemplaire de cette loi ? Non pas la volonté d'entretenir un moi quelconque replié sur soi (une Europe attachée à l'auto-identification comme répétition de soi ou soi-disant mémoire de soi), mais la capacité à maintenir cette différence d'avec soi ».
À l’évidence, la question de l’Europe, celle de son identité ou plus sérieusement celle des altérités, ne laisse guère les philosophes indifférents. Ni quant à sa formulation, ni quant au jour sous lequel cette formulation fait paraître les affaires de la cité. Pourrait-il, d’ailleurs, en être autrement ? Ni oracles, ni devins, ni prophètes, ni dépositaires d’un trésor sacré, les philosophes ont en revanche des raisons philosophiques de s’y intéresser. C’est-à-dire des raisons promotrices, à l’heure même où il faut penser l’Europe en même temps qu’elle se fait. Et en matière de projets d’interactions culturelles, ils peuvent emprunter des leçons – la première : la traduction - aux réseaux, certes plus ou moins confidentiels, que la philosophie tisse sur le territoire européen. Réseaux d’autant plus fondés à être étendus qu’ils font la démonstration d’un paradoxe essentiel : les philosophes travaillent à partir de leur langue natale et en la développant se séparent le plus nettement les uns des autres. Mais, plus ils travaillent à fortifier une pensée, plus ils ont besoin d’élargir le cercle de leur confrontation aux autres philosophes des autres langues. L’apparente réserve de leur langue de référence se mue en appel à la traduction. De surcroît, au cœur des systèmes d’écho auxquels se prêtent les différentes œuvres humaines, ils peuvent puiser des arguments susceptibles de convaincre de la possibilité de réaliser un universel concret ancré dans le concept d’un héritage sans testament. Où l’on voit que, si les philosophes ne se risquent pas ou peu à parler des règlements à édicter et de directives à prendre immédiatement, ils ont en tout cas, concernant la forme de l’Europe, des propositions à rendre publiques.