Le territoire de la traduction.
Avant d’être submergée par les forces de la réification, la perspective d’une culture européenne doit s’efforcer de baliser son territoire, d’offrir à la réflexion des distributions et des topographies susceptibles d’orienter nos débats en direction d’un futur à construire. La culture européenne, si une telle réalité finit par prendre corps, ne devra jamais ressembler à un bric-à-brac socio-culturel institué à partir de pièces et de morceaux rapportés les uns aux autres de l’extérieur, à la limite de la muséification. Dans ce genre de construction, on procède par juxtaposition dont tout mouvement est exclu, on dessine au mieux un squelette que la vie a fui.
Or, il est un mouvement, une force de mobilisation, une puissance de solidarité et d’écho, en Europe ou ailleurs, qui nous semble pouvoir fonder avec beaucoup plus de vérité une culture européenne. Elle serait alors centrée moins sur des objets ou des traits passant pour évidents, que sur la nécessité de se déprendre de l’idée d’identité close, sur un constant mouvement de croisement spécifique, sur le refus de voir l’Europe se replier sur la soi-disant forteresse imprenable d’une civilisation pure et sans composition, exsudant des célébrations mortifères.
Nous voulons parler de la traduction.
Sans doute, avec ce thème, tenons-nous au moins le moyen de ne penser – à défaut de le réaliser seuls, ou de prétendre pouvoir le réaliser avec nos forces limitées – l’Europe ni comme une puissance exclusive ni comme une fonction téléologique de réconciliation. L’Europe peut devenir la source d’un mouvement culturel infini, celui de la traduction vivante interne et externe (selon qu’on la pense dans les frontières de l’Union ou à partir d’un projet différent).
Rappelons à cet égard que Walter Benjamin nous a légué un texte paradigmatique, portant sur cette question de la traduction (La tâche du traducteur, 1921), en son sens linguistique. L’axe principal de cet article, au regard des problèmes dont nous traitons, est le suivant : il convient d’élaborer une conception immanente de la traduction (la traduction n’étant certainement pas réductible à une transmission) : “ La traduction est une forme (une forme propre : un travail spécifique). Pour la saisir comme telle, il faut sans cesse revenir à l’original. Car c’est lui, par sa traductibilité, qui contient la loi de cette forme. ” Autrement dit, la traduction d’une langue à une autre ne s’ajoute pas au texte premier, l’œuvre doit envelopper en elle un rapport caché aux autres langues, qui rend possible la traduction. Ce que démontre à l’évidence, en parallèle de cet article de Walter Benjamin, une nouvelle qui porte le titre de Commission de Coïmbra, morceau d’humour linguistique. Il s’agit de raconter l’entreprise de traduction des œuvres du grand philosophe allemand Martin Schumacher (1885-1947) en langue lusitanienne. Au terme de ses travaux, la commission de Coïmbra présente une traduction si parfaite du texte original qu’on peut y reconnaître mot à mot le texte original. En somme, la meilleure traduction d’un texte est le texte même.
En ce sens, la finalité de la traduction consiste à exprimer le rapport le plus intime entre les langues. “ Mais le rapport ainsi conçu, ce rapport très intime entre les langues, est celui d’une convergence originale. Elle consiste en ce que les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres, mais a priori et abstraction faite de toutes les relations historiques, apparentées en ce qu’elles veulent dire ” (W. Benjamin).
Revenons, par là, à la culture européenne. Qu’on la réfléchisse ou non à partir du modèle des langues, il doit devenir clair à nos yeux que la traduction, conçue comme exercice et plasticité, peut être placée au cœur de nos activités, de nos rapports entre individus, citoyennes et citoyens, ou peuples. La traductibilité, principe de l’échange intrinsèque, définit aussi bien nos mœurs, nos histoires réciproques, nos projets, que nos langues. C’est elle qui dénoue les enfermements, empêche les dominations d’être éternelles, ouvre les esprits en sollicitant constamment les solidarités, fussent-elles interdites, réifiées ou masquées.
C’est l’exploration de ce territoire que cette livraison du Spectateur européen souhaite favoriser chez ses lecteurs. Les articles choisis, les perspectives ouvertes, n’attendent que des confrontations.
Or, il est un mouvement, une force de mobilisation, une puissance de solidarité et d’écho, en Europe ou ailleurs, qui nous semble pouvoir fonder avec beaucoup plus de vérité une culture européenne. Elle serait alors centrée moins sur des objets ou des traits passant pour évidents, que sur la nécessité de se déprendre de l’idée d’identité close, sur un constant mouvement de croisement spécifique, sur le refus de voir l’Europe se replier sur la soi-disant forteresse imprenable d’une civilisation pure et sans composition, exsudant des célébrations mortifères.
Nous voulons parler de la traduction.
Sans doute, avec ce thème, tenons-nous au moins le moyen de ne penser – à défaut de le réaliser seuls, ou de prétendre pouvoir le réaliser avec nos forces limitées – l’Europe ni comme une puissance exclusive ni comme une fonction téléologique de réconciliation. L’Europe peut devenir la source d’un mouvement culturel infini, celui de la traduction vivante interne et externe (selon qu’on la pense dans les frontières de l’Union ou à partir d’un projet différent).
Rappelons à cet égard que Walter Benjamin nous a légué un texte paradigmatique, portant sur cette question de la traduction (La tâche du traducteur, 1921), en son sens linguistique. L’axe principal de cet article, au regard des problèmes dont nous traitons, est le suivant : il convient d’élaborer une conception immanente de la traduction (la traduction n’étant certainement pas réductible à une transmission) : “ La traduction est une forme (une forme propre : un travail spécifique). Pour la saisir comme telle, il faut sans cesse revenir à l’original. Car c’est lui, par sa traductibilité, qui contient la loi de cette forme. ” Autrement dit, la traduction d’une langue à une autre ne s’ajoute pas au texte premier, l’œuvre doit envelopper en elle un rapport caché aux autres langues, qui rend possible la traduction. Ce que démontre à l’évidence, en parallèle de cet article de Walter Benjamin, une nouvelle qui porte le titre de Commission de Coïmbra, morceau d’humour linguistique. Il s’agit de raconter l’entreprise de traduction des œuvres du grand philosophe allemand Martin Schumacher (1885-1947) en langue lusitanienne. Au terme de ses travaux, la commission de Coïmbra présente une traduction si parfaite du texte original qu’on peut y reconnaître mot à mot le texte original. En somme, la meilleure traduction d’un texte est le texte même.
En ce sens, la finalité de la traduction consiste à exprimer le rapport le plus intime entre les langues. “ Mais le rapport ainsi conçu, ce rapport très intime entre les langues, est celui d’une convergence originale. Elle consiste en ce que les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres, mais a priori et abstraction faite de toutes les relations historiques, apparentées en ce qu’elles veulent dire ” (W. Benjamin).
Revenons, par là, à la culture européenne. Qu’on la réfléchisse ou non à partir du modèle des langues, il doit devenir clair à nos yeux que la traduction, conçue comme exercice et plasticité, peut être placée au cœur de nos activités, de nos rapports entre individus, citoyennes et citoyens, ou peuples. La traductibilité, principe de l’échange intrinsèque, définit aussi bien nos mœurs, nos histoires réciproques, nos projets, que nos langues. C’est elle qui dénoue les enfermements, empêche les dominations d’être éternelles, ouvre les esprits en sollicitant constamment les solidarités, fussent-elles interdites, réifiées ou masquées.
C’est l’exploration de ce territoire que cette livraison du Spectateur européen souhaite favoriser chez ses lecteurs. Les articles choisis, les perspectives ouvertes, n’attendent que des confrontations.