20090203

L’Europe de la reconnaissance

La reconnaissance à l’épreuve, Explorations socio-anthropologiques.
Jean-Paul Payet et Alain Battegay
Lille, Presses Universitaires du Septentrion,2008.
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Σε όλη την Ευρώπη ο όρος « ανανώρηση » γνωρίζει από εδώ και στο εξής μια σχετική επιτυχία, όσο σε θεωριτικό αλλά και σε πρακτικό επίπεδο. Δίνει την δυνατότητα να βγούνε έργα στο φώς, όπως αυτό φιλοσοφικής πολιτικής του Axel Honnet στην Γερμανία, της Agnes Heller στην Ουγγαρία, και του Anthony Giddens στην Αγγλία.Κυκλοφορεί στα εργαστήρια της (σύνδεσμος κοινωνιολογικής και εθνολογικής έρευνας και παρέμβασης) όπως και σε κοινωνικούς αγώνες στο πεδίο ( αστική πάλη, κινήματα της κοινωνίας ή νέα κοινωνιακά κινήματα ).Σε όλες αυτές τις περιπτώσεις, το κεντρικό ζήτημα αφορά τις ηγεμονίες και τις αδικίες μέσα στις σύνγχρονες κοινωνίες.
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Dans toute l’Europe, le terme « reconnaissance » connaît désormais un certain succès. Et ceci doublement : sur le plan théorique et sur le plan pratique. Il fait partir des travaux de philosophie politique de Axel Honneth, en Allemagne, de ceux de Agnès Heller en Hongrie, de ceux de Anthony Giddens, en Angleterre. Il circule dans les ateliers de l’ARIESE (association de recherches et d’intervention sociologique et ethnologique), comme dans les luttes sociales sur le terrain (territoires urbains en lutte, mouvements de société ou nouveaux mouvements sociaux
[1]). Dans tous ces cas, il est question centralement des nouvelles dominations et injustices dans les sociétés contemporaines. Et par contrecoup, des actions et des rhétoriques de la reconnaissance dans lesquelles certains peuvent se configurer face à des mépris, qu’il s’agisse de conflits exposés dans les lieux publics, de batailles concernant les recompositions urbaines, de heurts entre les figures du citadin et du migrant, ou des expériences de population en situation minoritaire et migratoire.
Cette activité déployée autour de la notion de reconnaissance, appuyée sur l’héritage philosophique hégélien
[2], vise entre autres choses à nous rendre attentifs à ne pas glisser des constats sociaux et politiques impliqués par des situations désastreuses au misérabilisme ou à la condescendance embarrassée qui entoure en général ces problèmes. La notion de reconnaissance ne se condense pas en une doctrine morale appliquée aux phénomènes sociaux, elle s’attache à maintenir le raisonnement dans l’horizon politique, et en particulier dans l’horizon de la fabrication des altérités.
Les composantes de la question de la reconnaissance ne se limitent évidemment pas aux énumérations dégagées dans des enquêtes menées par les sociologues ou au repérage des contextes dans lesquels la question se pose. Elles comportent surtout un système d’approche des faits sociaux : qui est reconnu ? Qui veut être reconnu ? Qui reconnaît ? Quelle dépendance vis-à-vis de l’octroyeur de la reconnaissance est entraînée par là ? Une reconnaissance ainsi octroyée n’aboutit-elle pas à une objectivation ou une réification ? Dans ce cas, la reconnaissance ne devient-elle pas une ruse de la domination ? Qui lutte dans l’espoir d’une reconnaissance et qui peut s’en passer ? Toutes les luttes sociales et politiques sont-elles des luttes pour la reconnaissance ? La reconnaissance équivaut-elle à un simple respect
[3] ? Et surtout, elles enveloppent une question décisive : Quelles sont les limites de la reconnaissance, dans la mesure où il n’échappe pas à sa logique, en effet, qu’une identification positive ne conduit pas nécessairement à un bouleversement de la situation (ou des instances auxquelles s’adresse la reconnaissance) qui a empêché, en premier lieu, la reconnaissance ?
On ne peut cependant cerner cette question de la reconnaissance qu’en analysant des processus. Il n’y a pas de reconnaissance en soi. Le point de départ d’une lutte pour la reconnaissance se joue dans le rapport entre l’invisible et le visible dans un cadre social donné, synonymement le mépris social imposé à quelques-uns (ignorance, séparation, transparence) à quelques autres. La notion de reconnaissance implique par conséquent qu’on s’intéresse, dans un contexte de référence, au régime de visibilité
[4], notamment dans l’espace public : régime d’aveuglement et simultanément régime de parole qui gomme l’exclusion. La reconnaissance devient alors ce processus qui, à partir d’une souffrance sociale et politique, par l’intermédiaire de mises en scène de la souffrance, du mépris (mais aussi du discours de la domination imposant des stigmates : la culpabilité, l’incapacité et la honte), d’un travail de légitimation, conduit à une recherche en reconnaissance plutôt qu’à l’insistance pour se cacher encore plus. S’il s’agit bien d’un tel processus, il n’en reste pas moins vrai qu’il n’est pas aisé à entreprendre. Il est difficile, par définition même, d’entrer dans un régime de visibilité actif, de gérer les effets de l’exposition publique, de saisir et évaluer les risques de la lutte, mais aussi d’approcher la possibilité d’une issue dévoyée de la lutte dans une recatégorisation sujette à de nouveaux malentendus [5].
Comment appréhender, en effet, les phénomènes suivants : la reconnaissance de la qualité de réfugié, sinon en passant par les catégories administratives d’un Etat ? La reconnaissance d’une situation de traumatisme, sinon en rapport avec le système public des ayant-droits susceptible de faire bénéficier d’une protection ? La reconnaissance de soi comme sujet souffrant et vulnérable, sinon par les organisations humanitaires et en acceptant les conditions requises pour être aidé ? La reconnaissance d’une situation indigne, sinon par l’intermédiaire des modèles de cadrages qui définissent les situations d’indignité ? En un mot, peut-on échapper à la nécessité de rendre compte systématiquement de l’opposition domination-reconnaissance ?
Enfin, au-delà de ces considérations techniques, il est clair que la question de la reconnaissance nous place au seuil d’une réflexion nécessaire sur l’Europe conçue dans ses rapports avec un certain type de justice distributive, les maux sociaux, les possibilités de réparation ou de réconciliation, en tant qu’elles mettent simultanément en valeur la responsabilité des uns et des autres. Ce qui est en jeu, d’une façon ou d’une autre, dans la reconnaissance, à ce niveau, c’est la configuration de l’universel. Et d’abord de cet universel abstrait qui cohère pour l’heure l’Europe restreinte à l’Union européenne. Les luttes pour la reconnaissance ne finissent-elles pas par se traduire par une pluralisation nécessaire des normes de référence ? Certes, pas nécessairement, puisqu’il est possible de résoudre-dissoudre ces luttes dans une instrumentalisation dans laquelle elles peuvent ne représenter qu’une niche officiellement acceptée en marge des traits officiels. Mais, dans le cas d’une réelle pluralisation envisageable, nous sommes renvoyés à l’obligation de penser un universel concret qui ne se contente pas de correspondre à un relativisme normatif.
Pour autant, est-il nécessaire de combiner lutte pour la reconnaissance et identité ? On peut penser évidemment à la question des « identités culturelles » et à leur adresse aux Etats ou à l’Etat européen pour être reconnues comme interlocutrices valables. Au passage, on remarque que l’Etat européen dispose déjà d’une catégorie de « groupes identitaires », et que si on se conforme à ses vœux, les demandes deviennent acceptables ! Parlerons-nous d’ambivalence à ce propos ? En tout cas, il s’agit bien de relations institutionnelles de reconnaissance. Elles montrent que les usagers ne bénéficient, dans ce cadre, de reconnaissance que s’ils se soumettent à certaines règles et normes de comportement manifestant qu’ils reconnaissent eux-mêmes la validité des catégories qui leur sont appliquées. Il convient donc d’analyser de très près ces formes de reconnaissance impliquées par les cadrages identitaires.
Reste aussi à se demander dans quelle mesure cette émergence de la question de la reconnaissance en Europe ne renvoie pas à une faillite constable, en tout cas, sûrement, à un déficit de politique. L’idée de reconnaissance prend de l’extension, nous semble-t-il, avec le développement de plus en plus massif d’un désenchantement politique. Mais pas seulement. Elle prend non moins de l’extension au fur et à mesure que l’on découvre les impasses dans lesquelles les théories dominantes de la politique et de la justice nous enferment. En l’occurrence, l’impasse suscitée par l’imposition de la catégorie d’équité ou d’inégalité défendable raisonnablement. Une telle conception de la justice trouve sa limite devant les théories de la reconnaissance qui impliquent au contraire que la dignité et le respect des personnes n’a pas de limite en soi. La puissance de la reconnaissance est illimitée. Elle ne se contente pas de la seule redistribution des biens, elle veut définir la société par la reconnaissance toujours à reconduire de l’intégrité des citoyennes et des citoyens. Le champ de la reconnaissance ne s’étend pas parce que l’Europe ne fait pas l’objet d’un travail de fond auprès des citoyens, et que le démantèlement de l’Etat providence, partout dans l’Union, réduit les perspectives d’élargissement de l’égalité sociale. Il croît parce que les mouvements sociaux ne veulent plus se contenter d’un débat technique sur l’égalité des chances, et requièrent avec insistance la reconnaissance de la dignité et du respect des personnes.
Il faut donc revenir maintenant au politique. La question centrale devient celle-ci : est-il possible de lier la question de la reconnaissance à celle de l’émancipation, pour éviter notamment le risque pris d’une reconnaissance simplement intégratrice ? Le dilemme de la reconnaissance est clair : ou bien la lutte finit par se résoudre dans l’établi ou bien la lutte creuse un écart sans fin. Mais ne peut-on penser un passage de la dynamique des liens d’interaction, de la reconnaissance, à la politique d’émancipation. Il importe en effet de comprendre que si on entend parler plus souvent des luttes pour la reconnaissance des identités culturelles, la question de la reconnaissance est plus vaste. Elle ne se restreint pas non plus au simple problème de la reconnaissance juridique. Rien dans la structure du concept ne dicte qu’il faille se limiter à l’identité. Il existe bien d’autres dimensions possibles de la reconnaissance et en particulier, celle qui l’entraîne vers la participation publique au processus démocratique de la construction d’une communauté.
En somme, la reconnaissance, qui peut équivaloir à des processus d’estime de soi, et qui a des dimensions aussi bien individuelles que collectives, déploie un champ extrêmement large d’interventions possibles, au-delà de ce qui est connu : le multiculturalisme, le féminisme, la reconnaissance mutuelle des personnes. Elle a un fonctionnement politique que nul ne peut plus ignorer.

Bibliographie récente :

Appiah Kwame Anthony, Cosmopolitanism, Ethics in a world of strangers, London, W.W. Norton, 2006, traduction en français, Pour un nouveau cosmopolitisme, O. Jacob, 2008.
Fraser N. et Honneth A., Redistribution or Recognition ? A political-philosophical Exchange, London, Verso, 2003.
Galeotti A.E., Citizenship and Equality, The place for Toleration, Cambridge, Political Theory, 1993.
Heller Agnes, Qui est libre ? Sept essais sur la problématique de la liberté, traduction de textes hongrois de Miklos Maroth, Gyorgy Poszler, Janos Szaval, et une inroduction de Paul Ricoeur, Paris, L’Harmattan, 2003.
Honneth A., Kampf um Anerkennung, Frankfurt, Suhrkamp Verlag, 1992, traduit en français, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000.
Rancière Jacques, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.
Schütz Alfred, Essais sur le monde ordinaire, Paris, Le Félin, 2008.


[1] Cf. La série d’articles publiés sur ce problème des Nouveaux mouvements sociaux (NMS), dans Les Cahiers de l’éducation permanente, n°31, Bruxelles, p. 122sq.
[2] GWF. Hegel, Principes de la philosophie du droit, 1821, Paris, Puf, 1998.
[3] Au sens moral du terme ; cf. Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, 1790, Paris, Puf, Quadrige, 1993. Principe suprême de la morale, le respect contient le noyau de l’impératif catégorique : traiter tout autre être humain comme une fin en soi.
[4] Autant dire que les travaux les plus récents sur ce plan sont ancrés dans les perspectives des philosophes (Michel Foucault, Jacques Rancière) qui ont fait de la visibilité et du rapport entre le visible et l’énonçable le cœur de leurs recherches.
[5] Cefaï Daniel, Pourquoi se mobilise-t-on ?, Paris, La Découverte, 2007.