Guy Bruit
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Un article sur :
Christian RUBY, L’Archipel
des spectateurs.
Editions Nessy. 2012, Besançon,
France, 170 pages.
Et
Christian RUBY, La
Figure du spectateur. Eléments d’histoire culturelle européenne.
Editions
Armand Colin, Paris, France, 2012.
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« Nul ne naît spectateur.
Chacun le devient ou peut, en tout cas, le devenir. » : ainsi s’ouvre
l’introduction à la première partie de L’Archipel. Mais l’introduction générale,
elle, s’ouvrait sur ce constat : « « Devenir
Spectateur ! Personne n’y songe plus. Devoir accomplir des exercices pour
y parvenir, encore moins. Chacun se sent immédiatement spectateur. »
Oubli d’un nécessaire apprentissage,
ou renoncement à un nécessaire effort, ou résignation à un certain air du temps…
Pour ressaisir cette situation,
Christian Ruby retrace d’abord, esthétiquement et philosophiquement, comment
s’est dessinée, puis affirmée jusqu’à s’imposer presque comme indiscutable, la
figure de celui qu’il appelle le spectateur classique. Tout part du 18e
siècle et des Lumières, ce temps où les philosophes participent à la
construction d’un monde sécularisé, libéré des illusions de la religion et de
ses pouvoirs. Ouvrant à la curiosité de l’art, du monde, de la nature, de
l’histoire, ils « éclairent » les hommes et leur apprennent à
regarder, à voir — « Donner à voir », devait dire Eluard. Convié à
porter un regard neuf sur toute chose, ce spectateur est un citoyen.
Que reste-t-il de cette figure idéale,
qui avait fini par regarder de haut — du haut de son Olympe — le spectacle du
monde et de l’art ? C’est à quoi nous invite à réfléchir la seconde partie
du livre, et au rapport conflictuel qu’entretient le spectateur contemporain
avec cette figure qui n’est peut-être plus en effet qu’une figure empreinte de
nostalgie.
C’est précisément aux nostalgiques
que s’en prend l’auteur, et nous devons lui en être reconnaissants, à un moment
où s’est nouée une relation tendue entre la culture classique à laquelle nous
avons été formés et une culture contemporaine aux visages multiples et éclatés.
Ce contre quoi il nous met en garde, c’est une tentation élitiste et qui n’est
souvent que paresseuse et marquée du sceau d’un mépris peu acceptable, relevant
d’une idéologie du « tous des cons », à la limite fascisante. De ce mépris
on trouve de trop nombreuses manifestations — par exemple dans le livre récent
de Jean Clair, L’hiver de la culture,
livre qui par ailleurs développe des analyses intéressantes.
Christian Ruby analyse trois figures
actuelles de spectateurs en des pages stimulantes qui conduisent à penser avant
de condamner : le spectateur des médias n’est-il qu’un consommateur
obtus ? le spectateur de stade ne serait-il qu’un dangereux « extrémiste,
macho, buveur invétéré et homophobe » ? le spectateur politique,
spectateur de l’Histoire, ne serait-il qu’une « personnalité faible » ?
Trois types de spectateurs
d’aujourd’hui, « mis en tension par l’art contemporain ». De cette
tension il faut faire quelque chose et tenter de retrouver « l’énergie »,
aurait dit Stendhal, qui fut celle des hommes des Lumières. C’est ici que Ruby
propose (produit) le concept, qui nous paraît fortement opératoire, de spectaCteur
(c’est moi qui écris C
pour les lecteurs trop pressés). Une Figure nouvelle se dessine, qui pourrait être
promise à un riche avenir.
Je ne peux qu’adhérer à une telle
tentative, sans pour autant m’empêcher de me demander si elle n’est pas, chez
l’auteur, marquée par un optimisme qu’on voudrait pouvoir partager pleinement.
Dans le second livre ici présenté,
l’auteur élargit son enquête à l’espace culturel européen. Il nous invite à le
suivre dans un beau parcours philosophique (Hume, Diderot, Kant, Rousseau,
Schiller, Schlegel) auquel, pour ne pas être trop long, je ne m’arrêterai pas.
Je ne quitterai pas la France et m’attacherai à l’analyse qu’il fait de
l’approche de la question du spectateur par deux grands critiques :
Malraux et Baudelaire.
Ni philosophe ni historien d’art,
Malraux parle en créateur (le romancier) et en métaphysicien (notre rapport à
la mort). C’est sur le musée selon
Malraux que porte l’analyse de Ruby. Le musée sépare l’œuvre de son
environnement (la nature, la ville), l’épurant ainsi de tout ce qui n’est pas « art ».
Le spectateur est placé devant ce qui n’est pas représentation ou imitation, ce
qui ne relève pas d’un concret mimétique. La peinture ne raconte pas d’abord
des histoires, elle n’est pas anecdotique, elle est peinture, quelque chose qui n’existe pas en dehors d’elle, qui ne
se confond avec rien d’autre. L’opposition concret/abstrait n’a à proprement
parler pas de sens. On comprend bien comment le regard du spectateur peut être
modifié.
Mais Malraux, qui fut aussi (avec
des fortunes diverses) un homme politique, était trop attentif à l’Histoire qui
se faisait hors des musées pour ne pas comprendre que l’art et son histoire ne
s’arrêtaient pas à cette frontière muséale. Portées par des évolutions d’une société
qui ne se souciait pas trop de l’art « pur », les œuvres sortaient
des musées sans rien demander à personne. D’où l’intérêt de Malraux pour les
nouvelles techniques et technologies : les reproductions occupent une
place de plus en plus grande, et c’est par elles qu’un nouveau spectateur est
conduit à la connaissance de l’Art. De nouvelles voies d’accès se dessinent, le
spectateur voit autre chose et autrement ; il voit et apprend à voir dans
des livres (ceux de Malraux par exemple). Voilà que s’ouvre un musée imaginaire, livre d’images que
l’industrie nous offre.
Baudelaire est le génial théoricien
de la modernité (lui non plus ni historien d’art, ni philosophe, mais poète).
La modernité, c’est la fin du spectateur classique ; celui qui regarde
doit maintenant se déprendre de ce qu’on lui a appris, il ne doit plus savoir à
l’avance ce qui est beau ; il doit faire l’expérience du nouveau, qu’il ne
connaît pas et sur quoi il ne peut rien dire qui ait été dit déjà. Il doit, non
sans effort, construire son regard.
La modernité selon Baudelaire :
la rencontre hasardeuse de l’artiste et de la foule, une foule dont peut-être
aidés par le travail des critiques sortiront des spectateurs éduqués.
L’artiste, la foule, mais aussi, le
plus important pour la réflexion de Ruby, le flâneur. Celui qui dans l’espace public, sans idées toutes faites,
sait regarder et voir, avoir du quotidien une vision esthétique. Porter sur le
monde un regard actif : ce que dans L’Archipel,
l’auteur a appelé le spectacteur, qui,
ouvert sur l’espace de la Cité, participe ainsi d’une démarche politique.
Terminons sur le concept de trajectoire qui est proposé en
conclusion. Si le spectateur suit une trajectoire rectiligne, en chaque point
de celle-ci il est susceptible, dans son mouvement, d’être modifié. Nous en
sommes arrivés au spectacteur, mais
nous ne connaissons pas la suite. Il ne s’agit pas de progrès, mais de ce qui
advient et qui peut réserver bien des surprises.