20170406

Editorial



1 – Un nouveau New Deal au coeur de mouvements sociaux inédits

Eine neue New Deal ?

Drei Jahrzehnte lang hat der Zauber gewirkt. Drei Jahrzehnte lang hat die Menschheit an jenen Segen geglaubt, den die Globalisierung mit sich bringen würde. Am Ende nutze es allen, wenn Vorschriften Fallen, Konzerne weltweit präsent sind, die Banken sehr viel Geld haben, wenn es Steuerparadise gibt und Regierungen möglichst wenige stören. 

Doch die Zeiten haben sich geändert. Vor zehn Jahren begann jene mächtige Finanzwelt zu Kollabieren, die als Hohetempel der Marktgläubigkeit galt, dann aber von Sparbuchhaltern gerettet werden musste. 

Zusammengebrochen ist damit auch der Mythos der sich selbst regulierenden Märkte. Zutage tritt stattdessen ein immer stärkerer Unmut, getragenn von diffusen ängsten, Halbwissen und berechtigter Ablehnung bestimmter Mechanismen. Es ist eine Hochzeit für Menschenfänger und Autoritäre. 

Derzeit herrscht ein Vakuum, da hilft auch kein Ausbessern im Detail. Was die Welt braucht, ist ein neues Leitmotiv. Und zwar bevor Populisten aller Couleur dieses Vakuum füllen und die Meschen gegeneinander aufbringen. 

Die Zeit drängt. 

Repris du Spiegel, Thomas Fricke 


2 – Des mouvements sociaux profonds 

Tandis qu’en France, les analyses du vote à la dernière élection présidentielle montre que le socle de la société est en train de bouger fortement. 

Un livre récent : 
Lévy, Jacques, Ogier Maitre, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas (dirs.). 2017. 
Atlas politique de la France
Paris : Éditions Autrement.

Montre qu’on pourrait lire le résultat de l’élection présidentielle de 2017 comme une sorte de révolte, menée au nom de l’intérêt public, de ceux qui produisent contre ceux qui reçoivent sans produire. Avec le « système » « gauche »/« droite », il était difficile de critiquer la conservation des privilèges statutaires, chaque « camp » s’employant à défendre une part de ces corporatismes d’État. En acceptant de parler clair, les forces les plus dynamiques dans l’économie et la culture ont décidé de barrer la route à des groupes sociaux tétanisés par l’échec ou la peur et prêts à empêcher les autres d’avancer. Le « peuple » de 2017 – la majorité des deux tiers du 2e tour de la présidentielle –, c’est aussi celui du 11 janvier 2015, qui renvoie dos à dos le communautarisme islamiste et le communautarisme nationaliste français. Ce sont les mêmes qui, à Paris, ont réalisé la plus grande manifestation de l’histoire de la ville et ont voté à 90% pour Emmanuel Macron. La carte qui oppose le vote Macron au vote Le Pen rend compte de ces deux conceptions, l’une qui subordonne l’ensemble de la vie sociale à une allégeance nationale monoscalaire, l’autre qui s’appuie sur le concept de société des individus et fédère de multiples identités spatiales, de la ville au monde. En tant que clivage entre modèles de société, cette antinomie est substantielle ; elle s’exprimera encore avec une grande force géographique. 

Ce qui restait d’appartenances communautaires s’est progressivement effrité : les genres, les âges, les familles, les classes et les castes, les corporations, les petits pays et les vieilles régions, l’État et les institutions religieuses existent toujours, mais l’étau qu’ils appliquaient sur les individus s’est desserré. L’allégeance à un groupe non choisi, qui était encore il y a cinquante ans un lien social essentiel, est devenu un problème, parfois une angoisse, signe que désormais le grain de base de la société est bien l’individu et le cadre fondamental du vivre-ensemble, la société (Elias 1991).


20170405

Migrations

Archéologie des migrations
Christian Ruby
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Cet ouvrage rédigé par Dominique Garcia et Hervé Le Bras (dir., Paris, La Découverte, 2017) concerne d’autant plus les européens, pour ne pas dire le monde entier, qu’il ne se contente pas du dépouillement théorique de la notion de migration – ce à quoi il procède aussi – mais entreprend l’étude de nombreuses migrations de ladite préhistoire aux Grecs, des Étrusques au Bantoustan, de l’immigration scandinave à la diaspora africaine, pour ne citer que ces explorations et enquêtes conduites, ici, par des auteurs qualifiés internationaux.

Concernant la question même de la migration (définition et mise en œuvre), les auteurs de cette Archéologie des migrations soulignent que le terme est récent, en langue française en tout cas (et en dehors du cas de la migration des âmes). Mais surtout, il se heurte à un présupposé : auparavant, c’est-à-dire finalement, avant son usage récent, les grands auteurs insistent plutôt sur l’immobilité des populations, quand l’esprit nationaliste ne vient pas insister de manière assez trouble sur l’identité nationale articulée à « origine » et « population originaire ». Déjà Adam Smith, mais aussi Montesquieu, et bien d’autres, tentent de prouver que l’homme est difficile à remuer et à déplacer. À dire vrai, on se demande si ce parti pris n’est pas nécessaire dès lors qu’on veut défendre l’idée d’une extension commercial, mais alors il faut lire les textes de référence à contrario de ce qu’ils démontrent. La théorie des climats de Montesquieu pense l’adaptation des hommes au climat du lieu qui les a vu naître et grandis. Dès lors, transplantés ailleurs, leur esprit se dissout. Et que dire des mille considérations sur les paysans, ces hommes qui ne quittent jamais leur terre, etc. Fiefs, villages, terre, foyer font ainsi bon ménage pour « prouver » qu’il existe deux types d’humains : les sédentaires et les migrants. Les sédentaires étant valorisés et les migrants relevant quasi d’une « nature étrangère ».

Dans l’Europe du XIX° siècle, les nationalismes ont rendu possible l’utilisation dévoyée d’un grand nombre d’ethnonymes (Goths, Celtes,...) empêchant de comprendre les modes migratoires internes à l’Europe, et projetant les migrations chez les « autres ». Les concepts de civilisation et de culture, dans certains usages ont conduit à des dérives raciales qui ont servi à partager les sédentaires et les migrants, les autochtones et les immigrants, etc.

Il fallait aussi rappeler que « migration » peut se comprendre de deux points de vue : la région d’où l’on part et la région où l’on arrive (émigration, immigration). Mais dans tous les cas, cela ne suffit pas à distinguer, hors champ du nationalisme, les mouvements de colonisation, les expéditions guerrières, les échanges commerciaux, les potlatch, les échanges matrimoniaux, les diffusions de techniques nouvelles, etc.

Les Paléontologues contribuent aussi à déplacer le concept de migration. Ils montrent que le genre Homo est le seul singe migrateur. Ce genre brise la dépendance au monde des arbres. C’est ainsi que se met en place l’expansion de notre espèce, depuis l’Afrique. Ces migrations s’accomplissent en bateau et en radeau, par cabotage ou de manière hauturière. La formation de plusieurs humanités et la rencontre entre ces formes se déroule sur toute la surface de la terre du fait de ces migrations.

La recherche spécifique en Europe montre que cette terre est depuis longtemps une terre de migration. La paléogénétique aide à comprendre les lignes de force de ces migrations. Ce qu’il faut donc expliquer est donc moins la migration que la sédentarisation des migrants. L’ère de la paléogénomique a mis en évidence que les premiers paysans anatoliens ont colonisé l’Europe. D’ailleurs, les données paléogénomiques attestent une migration massive des populations des steppes vers l’Europe centrale, à l’âge du Bronze, et elles semblent coïncider avec un scénario linguistique qui ferait remonter l’expansion des langues indo-européennes à cette époque, et à une origine anatolienne des langues indo-européennes.

Plus largement, si jadis on a pu soutenir l’idée que les différentes populations actuelles étaient issues de formes archaïques locales dans les différentes régions du monde, l’origine africaine récente des hommes modernes s’est aujourd’hui largement imposée. Ensuite, alors que l’Europe orientale voit le remplacement des populations néandertaliennes s’opérer rapidement, plus à l’ouest, ces groupes persistent encore pendant des millénaires. Les auteurs de cet ouvrage collectif, par ailleurs issu d’un colloque de l’Inrap, exposent ces questions avec clarté. Les migrations humaines se sont poursuivies durant au moins deux millions d’années, à la fois à l’intérieur et au dehors du berceau africain, les humains devenant l’espère mammifère dominante et universelle. Des cartes dont il importe de faire la lecture précise étayent ces données.

La modestie des chercheurs en ces matières est aussi caractéristique. Ils n’hésitent pas à désigner des zones de recherche inachevées, ou des questions en suspens. Seule certitude : il faut cesse de se laisser empêtrer dans les nationalismes (ethniques, culturels, raciaux, linguistiques, etc.).

Cet ouvrage est, comme on l’entend, central tant pour ceux qui veulent savoir où en sont les recherches actuellement, que pour ceux qui veulent s’attaquer aux mythes qui parcourent encore de nombreuses consciences, et des discours politiques.


20170404

Les suppliants

Les suppliants (Grensgeval, Borderline), 
Paris, L’Arche, 2016 

Elfriede Jelinek
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Sur le thème de Les Suppliantes, d’Euripide, 123 av. notre ère (représentées probablement en 423). Les mères des guerriers argiens morts à Thèbes aux côtés de Polynice, à qui les Thébains refusent de donner une sépulture, viennent en suppliantes, à Eleusis, avec Adraste, demander l'aide de Thésée. Le roi mène une expédition contre Thèbes et l'emporte. On ramène les corps des sept chefs. Evadné se jette dans le bûcher de Capanée, son époux. Les urnes sont apportées aux mères ; Athéna annonce l'avenir et scelle l'alliance des Argiens et d'Athènes. Un thème d'actualité après la défaite de Délion (424).

Cf. http://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/Euripide/173198#Bz4lMHZJyTyjzfo7.99

Repris par Jelinek : le thème est traité ici au masculin pluriel, il concerne donc tout le monde. Les suppliants sont : hommes, femmes et enfants... 

Dans ce texte écrit en 2013, en réaction aux agissements des autorités viennoises vis-à-vis des demandeurs d'asile, s'élève la voix de l'Étranger - une voix chorale. Cette langue, se gonflant telle une vague de récits aussi bien mythologiques que bibliques, de discours administratifs ou politiques, prend la forme d'une discordante et magistrale prière. Sous-tendue par des expressions idiomatiques ou proverbiales, des textes de philosophie classique et des vers d'Eschyle, Rilke ou Hölderlin, elle accomplit l'accueil de l'étranger. 

Extraits de ces voix de l’Étranger

« Vivants. Vivants. C’est le principal, nous sommes vivants, et ce n’est pas beaucoup plus qu’être en vie après avoir quitté la sainte patrie. Pas un regard clément ne daigne se tourner vers notre procession, mais nous dédaigner, ça ils le font. Nous avons fui, non pas bannis par notre peuple, mais bannis par tous ça et là. Tout ce qui est à savoir sur notre vie s’en est allé, étouffé sous une couche d’apparences, plus rien ne fait l’objet de connaissance, il n’y a plus rien du tout. Il n’est plus nécessaire non plus de s’emparer d’idées. Nous essayons de lire des lois étrangères. On ne nous dit rien, nous ne sommes au courant de rien, nous sommes convoqués puis laissés en plan, nous sommes tenus d’apparaître ici, puis là-bas, mais en quel pays, plus accueillant que celui-ci, et nous n’en connaissons point, en quel pays pouvons nous mettre les pieds ? Aucun. Nous avons mis les pieds dans le plat. Nous avons été refoulés. Nous nous allongeons sur le sol froid de l’église. Nous nous relevons. Ne mangeons rien. Nous devrions pourtant recommencer à manger, à boire du moins. Nous avons ici une ramée pour la paix, les rameaux d’un palmier à huile, non, d’un olivier , nous les lui avons arrachés, oui, et puis ceci aussi, tout recouvert d’inscriptions ; nous n’avons que ça, à qui pouvons-nous la remettre, cette pile, nous avons noirci deux tonnes de papier, bien sûr qu’on nous a aidés, nous le brandissons d’un air suppliant, ce papier, non, des papiers nous n’en avons pas , juste du papier, à qui pouvons-nous le remettre ? à vous ? » 

« Peu importe, vous nous considérez comme des êtres odieux, nous le voyons bien, c’est évident. » « Fléau d’étrangers ! C’est ainsi que vous nous appelez et vous allez piocher dans les moyens expiatoires du pays, alors qu’aucun péché n’y a eu lieu et que le pays n’a plus aucun moyen. » 

« De par nos voix, nous aimerions apporter notre contribution au bien commun de ce pays, nous aimerions de manière générale apporter quelque chose à ce pays qui se sent à son aise en lui-même... » « Ce n’est pas grave, ce n’est pas grave, nous constituons l’horizon pour quelque chose qui pourrait aussi se terminer au mieux, mais ce n’est pas le cas ». 

20170403

Echange

L’Europe a l’échange pour culture 

Christian Ruby
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Une brève histoire culturelle de l’Europe
Emmanuelle Loyer, 
Paris, Flammarion, 
Champs Histoire, 
2017 


Que nous, citoyennes et citoyens européens, peinions à construire l’Europe de nos voeux, cela va sans dire. D’autant que nous ne pouvons plus nous contenter de ce que l’Europe crut être longtemps : le sol de l’universel et le méridien du beau, du bien et du vrai, des Lumières et du progrès, des droits de l’homme. Mais que nous ne pouvons pas non plus céder à l’air du temps, peu favorable, c’est le moins qu’on puisse dire, à l’idée même d’Europe. Alors, comment penser l’Europe (et non seulement l’UE) ? Suffira-t-il, comme beaucoup le croient encore, de scander des références soi-disant communes pour forger un esprit européen ? Et quelles références ? Certes, une tradition se construit, mais devons-nous construire n’importe quoi afin de donner aux uns et aux autres des motifs d’adhérer à cette idée. Un ouvrage synthétique, accompagné de notes, d’une abondante bibliographie et d’une iconographie ciblée, nous est ici proposé par une historienne, et que nous soumettons à une lecture cependant plus philosophique qu’historienne. 


Une histoire culturelle


Alors, plutôt que de s’enfermer dans une idéologie du commun que l’on se forcerait à rendre crédible par des références empilées – la culture européenne serait la somme de l’héritage des Grecs, des Romains, de la chrétienté, des lumières, de l’athéisme, etc., en somme de tout, un peu ! -, ou plutôt que de s’enquérir d’une identité toujours pensée comme essence, uniformité et homogénéité, mieux valait sans aucun doute affronter le problème autrement. L’historien Christophe Charle a indiqué jadis des pistes à suivre. Entre autre, une orientation centrale : l’idée même d’Europe a varié en extension comme en compréhension, au moins durant les deux derniers siècles. 

Mais cela ne suffit pas. Une telle histoire doit être culturelle, ce qui ne signifie pas qu’elle ne s’intéresse qu’à la culture. Elle ne peut se contenter d’un récit des successions royales ou des guerres, sur le mode de l’histoire antérieure (celle des pouvoirs officiels). Elle doit thématiser les événements en fonction de paramètres culturels : la ville, les spectacles, les mœurs, les sensibilités, les échanges, les traductions, etc. Elle doit mettre en scène, sans les négliger, les tensions, contradictions, décalages, discordances entre les cultures en Europe. Elle doit encore se confronter à des modernités différentielles. Elle doit enfin inscrire désormais l’Europe dans la mondialisation. 

C’est peu dire que le chantier est à la fois délicat à aborder et tentant. Professeure à Sciences Po, l’historienne qu’est Emmanuelle Loyer en assume les objectifs et enjeux. Elle ne néglige pas de justifier aussi une posture décisive à partir de trois éléments : s’intéresser à cette question de 1914 à nos jours ; accepter l’idée d’une histoire écrite depuis la France (sans constituer un point de vue français) ; ne pas négliger pour autant le « moment français de la culture européenne ». 


Un itinéraire cartographié 


L’auteure renvoie, pour ouvrir le propos, à quelques références théoriques tout à fait éclairantes quant à sa propre démarche. Elle s’appuie, implicitement, sur des interrogations qu’elle puise, entre autres, chez Erich Auerbach, Walter Benjamin et Virginia Woolf. Cette trilogie, qu’elle amplifie en cours de réflexion par la référence à d’autres auteurs, induit toutefois une manière de tabler sur les peines et les difficultés à entrer dans le régime de la modernité, de la part de nombre d’européens. Une poétique profonde serait-elle la flèche de l’idée européenne ? Mais alors une poétique de naufrages dont le Titanic fut éventuellement le modèle ? 

Plus largement, la cartographie dessinée par l’auteure – de Paris à Londres, de Berlin à Rome, de Prague à Copenhague... - respecte l’axe choisi : relever les traits qui, traduits dans des contextes historiques différents, identifient un fil conducteur susceptible d’être appelé « Europe ». Par exemple, le montage ou la fabrication des identités nationales au XIXe siècle. L’auteure profite pleinement des travaux récents selon lesquels l’idée de tradition renvoie à des élaborations toujours récentes (Eric Hobsbawm). Cette idée est soutenue par de nombreuses productions d’un matériau « national » inventé à chaque fois, mais dont la démarche est commune aux différents pays européens. Ainsi élites savantes, artistes, érudits, écrivains, archéologues se lancent sur la piste d’un ancrage local susceptible de servir de lien national (dont le romantisme a été le fil conducteur, ouvrant sur le Nord de l’Europe). Évidemment la langue y est une pièce essentielle, philologues et grammairiens forgeant des langues nationales. Mais cela vaut aussi pour les arts de la scène : Schiller, Verdi et Wagner ne sont pas les derniers à citer dans cet ordre, notamment en ce qui concerne l’opéra (et sa contribution au sentiment national). Les médias identitaires sont nombreux à se mettre en place : École, journaux, pratiques sportives, romans se mêlent dans cette expansion du sentiment national, appuyé sur des considérations historiques, géographiques, patriotiques et morales. 

Mais ce qui caractérise non moins une surface d’échange européenne est la culture urbaine, que l’auteure décrit fort justement à partir de l’esprit de Georg Simmel et de Benjamin. Cafés, journaux, spectacles, foules, etc. dessinent un écosystème urbain européen. Le nouveau régime culturel de la ville est fait de ces échanges dans lesquels le café est à la fois populaire et élitiste, la littérature est à la fois elle-même et journalisme, etc. On se souviendra du fait que George Steiner soulignait autrefois que : « Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l’un des jalons essentiels de la « notion d’Europe » ». 


Une société du spectacle ? 


La centralité du théâtre est un des éléments depuis longtemps commentés, dès lors que l’on cherche des traits communs aux pays qui se réclament de l’Europe. Sociétés urbaines et arts du spectacle ne se séparent pas. D’ailleurs, le cinéma n’est pas la dernière pratique artistique à produire des effets européens, selon cette échelle. L’auteure reprend ici les travaux de Christophe Charle déjà cité plus haut. Elle souligne la progressive transformation de la géographie théâtrale dans les grandes villes de ce territoire. 

Les œuvres mises en public méritent qu’on s’y arrête. L’auteure tente alors de saisir l’être-ensemble du spectacle vivant, dans la confrontation entre le monde de la salle et le monde représenté sur la scène. Au demeurant, elle ne s’en tient pas à un répertoire historique. Il est effectivement facile de dresser une taxinomie des thèmes de spectacles, dans leur relation à la question de l’identité nationale des pays concernés. Elle tente, mais cela devrait être prolongé, de rendre compte des circulations avant-gardistes (pour chaque époque) dans les différents contextes. Mais l’analyse porte plutôt à renseigner les transferts d’un pays à l’autre qu’à analyser les déplacements des répertoires. En l’occurrence, il aurait été intéressant d’observer si le thème de l’Europe opère (ou non) une véritable greffe dans les spectacles, disons jusqu’à nos jours (We are l’Europe, par exemple). 

En revanche, l’auteure a l’habileté d’articuler en permanence urbanisme, mœurs, architectures et effets sensibles. 

Mais elle n’oublie pas que cette question du spectacle traverse aussi, dans toute l’Europe, la dimension coloniale, avec sa cohorte de spectacles « sauvages » et autres « zoos humains ». C’est aussi cela, l’Europe, avant même que se déploie un devenir postcolonial. Car, on a trop tendance à l’oublier, en marge de l’histoire des faits de colonisation et de décolonisation se conduisent des révoltes intellectuelles, culturelles, et plus encore, épistémologiques, contre notamment les catégories coloniales choisies pour penser l’autre et soi-même. 


Une originalité 


L’un des chapitres les plus originaux de l’ouvrage est celui qui traverse l’espace européen à partir de la question du genre. Cette dernière devient ici un outil heuristique qui permet de relire et de renouveler de nombreux secteurs de l’histoire. Certes pour en suivre les données, il faut rappeler que, par « genre », on entend le discours sur la différence des sexes, discours qui n’est pas absent de références aux institutions, structures, rituels, symboles qui organisent la société européenne. C’est bien sûr, la construction sociale qui distribue les identités féminines et masculines, à telle ou telle pratique, à tels ou tels sentiment ou valeur. 

Cette perspective rejoint l’historiographie indispensable, de nos jours, visant à tirer de l’oubli les femmes, ordinaires ou non, que l’on enfermait dans la dimension privée et dans les seules activités domestiques. Nul ne peut plus négliger le fait que cette perspective renouvèle l’histoire des femmes, mais non moins l’histoire des hommes. L’auteure alors parcours trois dimensions : l’histoire politique et l’exclusion des femmes de la politique démocratique ; l’ordre socio-politique d’un monde en guerre, engageant les femmes dans un ordre sexué qu’elles vont transformer ; l’examen des troubles apportés dans les identités sexuelles par l’émergence de l’homosexualité et les redéfinitions de la virilité. 


Le temps présent 


L’ouvrage ne se borne pas au passé. La reconstruction entreprise se fait source de réflexion sur le présent. Mais de surcroît, il est nécessaire de prendre en compte l’état des affaires sociales, culturelles et politiques de notre temps. Certains chapitres de l’ouvrage contiennent des données plus largement diffusées que d’autres, aussi passons-nous sur eux. Mais on peut s’arrêter sur deux éléments proposés dont l’intérêt est qu’ils réveillent encore la question de l’Europe en lui conférant des traits trop souvent écartés. 

Et si l’Europe devait quelque chose aux « masses » ? Entendons par là, au concept de « masse », mais aussi à ses applications : la notion de « culture de masse », par exemple. Comme si l’Europe pouvait donc se définir à partir des échanges conceptuels autour de questions finalement communes : le gouvernement à l’ère démocratique, la participation des masses en marge de la culture savante des élites... Cette attention portée par l’auteure aux échanges autour de cette question permet d’ailleurs de relier ce qui fut dit ci-dessus, l’émergence de la foule, et ce qui en est concevable plus tard, en particulier après la Deuxième Guerre mondiale. Il est vrai que la culture de masse représente un basculement historique qui se manifeste autour de l’image et du son, plutôt qu’autour des cultures écrites. L’européen contemporain est même moins familier de la radio désormais – par différence avec ce que traduit Woody Allen dans Radio Days -, que de la télévision et bientôt des ordinateurs. La couverture mondiale des événements donne à l’européen une capacité de réception inédite, quoique formatée par un type de rapport à la réalité. 

Il fallait donc aussi s’arrêter sur ces échanges conceptuels qui traversent l’Europe et fortifient des réseaux de pensée qui ne sont pas concentrés seulement sur les élites intellectuelles. De nos jours, les réseaux Internet permettent d’ailleurs des échanges facilités par les européens qui ont appris plusieurs langues. On sait que l’École de Francfort, dans les années 1930, a proposé des concepts (culture de masse, industries culturelles, aliénation), ensuite repris et retravaillés, et parfois déclassés. Il n’empêche, au niveau d’appréhension proposé d’une histoire culturelle de l’Europe, nous sommes bien mis au défi de penser ces dynamiques de traduction et d’efforts de pensée, au sein de ladite « civilisation des loisirs ». 

Au cœur même de la réflexion, la notion de « politique culturelle » prend une place décisive. De nombreux États européens ont mis en place de véritables politiques de ce type. Le modèle initial, justement par différence avec la culture de masse, voue un culte quasi religieux aux arts et aux vertus morales et nationales. C’est le signe d’une inscription de la culture dans l’agenda des États-providence et des contradictions culturelles qui les structurent. L’auteure en raconte l’aventure pour la France. Mais elle n’oublie ni les autres États, ni le fait que ces politiques se voient exposées à des contradictions et des déplacements. Les politiques de la mémoire post-Chute du Mur de Berlin – appuyées sur la gestion de l’héritage controversé des transferts de population après Guerre s’avère une difficulté, mais aussi une chance pour constituer une mémoire européenne commune, l’élargissement de l’Union européenne à l’Est dans les années 2000 est encore vue par certains comme l’occasion de remettre en question les transferts imposés en 1945, mais aussi de réfléchir à une mémoire de ces épisodes qui ne soit pas uniquement nationale -, comme les politiques patrimoniales pour temps de crise, font converger aussi des directives en Europe. Il semble bien, d’ailleurs, à ce propos, que l’auteure ne donne pas toute sa place à la construction de l’Europe, version UE et Commission de Bruxelles, dans ces considérations (avec effets induits des directives). Disons, ne tienne pas assez compte non plus de la culture des personnels européens dans les orientations de certains domaines (subsidiarité mise à part, car on peut la contourner). 


Culture d’Europe, culture européenne 


On l’entend bien, cet ouvrage constitue une excellente synthèse non seulement de mouvements internes à l’espace européen mais encore d’une manière nouvelle de penser l’histoire de notre époque : changement de paramètres, changement de niveau d’analyse, regard plus transversal, émergence de questions auparavant mal formulées, etc. L’histoire, peut-on lire au travers du propos tenu, ne se conçoit (heureusement) plus comme histoire des gloires du temps et des héros de l’époque. Ou du moins, les héros ne sont plus les mêmes : ce sont les institutions, les questions, les échanges, les structures qui parcourent des territoires sans s’arrêter aux frontières politiques. 

L’auteure revient peu sur sa conception de l’histoire culturelle de l’Europe. Sans doute une conclusion autour de cette conception eut-elle été utile aux lecteurs qui s’apprêtent à ne plus confondre la culture européenne (dont certains cherchent les racines) et l’histoire culturelle de l’Europe (qui est encore à prolonger, à partir de telles tentatives), au centre de laquelle il conviendrait de placer aussi une histoire culturelle des migrations et des modifications de l’idée d’Europe à partir des cadres (territoriaux et mentaux) des États bouleversés. 

20170402

Hospitalité

Notes pour promouvoir un espace-lieu hospitalier à l’hôpital
(Intervention orale devant un personnel hospitalier, 2017, Tours)

Christian Ruby
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« Personne n’offre l’hospitalité à tout le monde. Il serait plus simple d’accueillir l’univers chez soi que le tout, que nous, rien ni personne ne nous accueille, c’est un comble !

Elfriede Jelinek, Les Suppliants, p. 12.

Pourquoi l’universalité d’une exigence devrait-elle s’affirmer concrètement dans des domaines partiels, en l’occurrence l’hôpital ?

L’hospitalité ne doit pas relever du seul registre du discours métaphysique ou d’un impératif moral abstrait traduit en sentiment sublime. Ce serait oublier que l’on reçoit l’étranger dans des lieux concrets, y compris et surtout dans des espaces publics (1) – là où il est étranger à la langue du droit dans laquelle est formulée le droit d’asile -, ou que cette exigence a du prendre la forme d’une loi (2) (qui énonce les critères de filtrage, de choix, d’exclusion), voire, plus récemment, d’un rappel dans un « manifeste des valeurs » (3), pour une humanité négligente de ses propres valeurs, si l’on veut bien mesurer la distance qui sépare la référence à l’hospitalité chez Euripide (Les suppliantes) et la description de l’hospitalité de nos jours telle que décrite par Elfriede Jelineck (Les suppliants).

Comment l’universalité de cette exigence peut-elle par conséquent être présentée à et dans l’hôpital – valeur dont il est toujours loisible de repérer la promotion dans la facilité avec laquelle on recourt à l’étymologie du nom de l’institution pour croire en son existence (4) -, en termes d’espace et de lieux ? Cette dernière distinction étant centrale en ce qu’elle met en avant des relations sociales (un espace non territorialisé, des réseaux de personnes) et des lieux concrets (délimitation de seuils, de frontières, de partages des lieux) qui se décomposent autant en unités discrètes qu’en fonction des disciplines qui s’en occupent (technologies médicales, sociologie de l’hébergement, discours administratif, etc.). Autrement dit, comment faire place à ce type de travail spirituel de fond dans le cadre de la condition post-hospitalière (5), et à l’invention de lieux dédiés, sans tomber dans le désespoir de jamais pouvoir présenter dans la réalité quelque chose qui soit à la mesure de l’Idée d’humanité visée ?

Poussons le propos un peu plus loin encore, vers les fins : si de tels lieux accommodés à l’hospitalité sont concevables dans l’hôpital, serviront-ils vraiment de levier à une émancipation des stéréotypes, des craintes, des rejets de l’autre non seulement dans les espaces hospitaliers, mais encore, par promotion générale, dans n’importe quel espace de la République, pour évoquer d’abord notre situation particulière, et la perspective des droits culturels désormais incluse dans nos textes de loi ?

L’hôpital, dans ce texte, nous le prenons à partir de l’héritage de sa version moderne, médicale, comme ce lieu édifié dans une époque privée de destin ou de surplomb divin, vouée à la santé et à l’hygiène. Il laisse alors advenir de nouvelles formes de partage des espaces et des lieux, quoiqu’il ait été rapidement modélisé en une architecture qui a tous les traits d’une forteresse d’enfermement (6), de hiérarchisation, de fonctionnalités, espace finalement disciplinaire des emplacements fonctionnels, distribués et cloisonnés avec rigueur. Cet espace sériel est d’ailleurs traversé largement par les essais accomplis durant la colonisation, tant dans la métropole que sur les territoires extérieurs. Malgré des efforts laborieux pour le transformer depuis lors. La question à nouveau posée de lieux dédiés à l’hospitalité dans l’hôpital semble impliquer qu’un décalage est sans doute encore possible. Du moins qu’il ne convient pas de désespérer.

C’est ce qu’il faut vérifier maintenant, non sans tenter tout de même d’éviter de perpétuer le moralisme - la « moraline » dont parle Friedrich Nietzsche -, si fréquent à ou concernant l’hôpital et cette référence à l’hospitalité qui devrait consister en « hospitalité absolue » (7), une hospitalité de résistance, de résilience ou de promotion. En somme, il convient de prendre sur cette « ligne de faille » (Nancy Houston, 2011) de nos démocraties un parti pris plus politique, référant à des manières d’agir et de partager (les espaces, les rôles, les fonctions) qui coordonneraient des actions et des espaces, et susceptibles d’affirmer le refus d’un monde global désastreux sur ce plan.


Des espaces d’émancipation ?


Forts de cette perspective, nous comprenons bien, en effet, que parler d’hospitalité sérieusement implique une mise en question des attitudes fermées, des identifications impénétrables et de l’avare hospitalité induite, ainsi que les décrit Shakespeare (Roi Lear, Acte III, sc. 2 et Acte V, sc. II, 1607). Autant parler a minima d’une émancipation – du moins au sens des Lumières (8) – à l’égard des préjugés, puisqu’il n’est d’impératif d’hospitalité que par fait de conflits : « je suis son hôte en outre, et je devrais fermer la porte à l’assassinat, non le frapper moi-même » (Macbeth, Acte 1, scène 7).

Cela ne va pas, cependant, sans une interrogation à l’endroit de la théorie de l’architecture. La question implique, en effet, que l’on ne se déplace pas tant que cela des architectures commandées par les valeurs du beau (architectures classiques) et de l’utile (architectures médicales) vers une architecture absente de tels impératifs, insistant en quelque sorte sur la « finalité sans fin » (9) de l’œuvre d’architecture. Et que l’on accepte de maintenir la subordination de l’architecture à une finalité externe, ici l’hospitalité. Ainsi donc, il serait possible de vouer l’hôpital, en totalité ou partiellement, par un espace dédié par exemple, à la perspective de l’hospitalité, conçue comme principe laïque et manière d’être commune dans un ou des espaces.

Peut-on en ce sens définir des espaces et/ou des lieux ainsi émancipateurs par rapport à tel ou tel comportement d’hostilité à l’égard de l’étrange et de l’étranger, dont l’hôpital serait un modèle ? Cela revient évidemment à chercher à statuer sur des espaces mentaux et sociaux et sur des lieux – en jouant sur la polysémie de la notion d’espace -, qui permettraient d’échapper aux contraintes, aux présupposés sociaux, aux codes culturels réputés « naturels », aux corps identitaires et à la « bulle » spatiale d’enfermement (10), si une telle expérience existe ? Ils devraient être des « espaces » qui proclameraient la possibilité d’une communauté d’égaux, de collectifs de vie momentanés solidaires, en mettant en question le partage des espaces confinant chacun à sa place et à une identité close sur soi.

Néanmoins, la difficulté est alors triple :

La première difficulté renvoie au fait que l’hôpital a pour principe le passage, et non la situation. On ne s’y attarde nulle part, on passe quoique sans flâner, car ce ne sont pas des passages à la manière de Walter Benjamin et il convient de tenir compte des portes et des seuils, en référence à Georg Simmel, Benjamin et Gaston Bachelard.

La seconde difficulté tient au fait que l’hôpital est, en France, mais certainement aussi à l’étranger, ce qui, dans le genre « architecture publique » (11) a été souvent critiqué et, dans les faits, remanié. Mais pourquoi donc n’a-t-on jamais pensé à mettre en jeu ou en scène cette perspective de l’hospitalité, sinon en la confondant avec l’accueil et la bienveillance, pensés autant en termes de formation morale qu’en termes de lieux dédiés ? S’agirait-il d’un obstacle ? Politique ?

La troisième difficulté est encore plus conséquente : comment concrétiser des modes d’interactions humaines en forme d’espaces de réseaux (pour exclure hiérarchie et enfermement) dans et par des lieux ? Est-ce possible sans aboutir à un enfermement administré ? Car, entre le lieu que l’on quitte et celui dans lequel on tente d’entrer, il y a parfois une frontière : barrages grillagés, murs de centaines de km, tunnels. On ne peut éviter en ce sens de poser le problème des murs, tant sur le plan physique que métaphorique (le mur de l’identité inhospitalière, surtout lorsqu’il y a un panneau sur le mur : « Entrée interdite », comme le remarque, à d’autres égards, Orhan Pamuk, dans D’autres couleurs (Paris, Gallimard, 2006, p. 244)). Le mur (mental, culturel, physique) fixe l’étreinte du lieu en forme mortifère : habituellement, ce avec quoi on est contraint de composer, il encadre, il totalise et ferme, disait déjà Franz Kafka. Que serait donc un mur qui ouvrirait les lieux et les esprits ? Une hétérotopie avant d’être une utopie ?

De surcroît, il ne semble pas possible de déployer de tels problèmes sans faire droit à celui de l’insertion de l’institution au cœur de la cité (réseaux et lieux), de telle sorte qu’on puisse définir des espaces émancipateurs (par rapport à tel ou tel comportement d’hostilité à l’égard de l’étranger) à rayonnement global.

En un mot, des espaces d’émancipation à destination de l’hospitalité ne seraient probablement pas des espaces et des lieux qui échapperaient aux contraintes, aux présupposés sociaux, aux codes culturels, mais des espaces et des lieux qui proclameraient la possibilité d’une communauté d’égaux, de collectifs de vie momentanés solidaires, en mettant en question le partage des espaces assignant chacun à sa place et à une identité.


Un lieu de croisement dans une institution fonctionnelle ?


Afin d’éviter les confusions, il convient de préciser encore que de tels espaces/lieux d’hospitalité mais aussi de solidarité, ainsi mieux définis, ne doivent pas être confondus avec des lieux d’accueil, de bienveillance et de philanthropie. Chacun de ces lieux est déjà défini et identifiable : par panneaux (« Accueil » et personnel d’information), par localisation (lieux des associations d’aide qui s’attellent à un sort qui est digne de compassion (12)), par signes... Ils remplissent d’avance un rôle dans une structure hospitalière – souvent surchargée et qui exploite à cette occasion le moindre recoin - qui prend mieux en compte les débords sociaux de sa fonction centrale (la médecine). Les premiers orientent les patients dans les dédales architecturaux, les deuxièmes mettent leurs moyens à la disposition des patients, les troisièmes apportent leur soutien en cas de drames et déboires. Mais ni l’accueil, ni la bienveillance ne sont la solidarité ou l’hospitalité. Ces lieux sont largement cantonnés et emmurés et n’offrent aucune garantie de paix contre la menace permanente des hostilités relevant de l’(in)hospitalité.

En ce point, la différence entre les lieux emmurés et l’espace/lieu hospitalier, tel que nous venons d’en établir le principe, éclate. Ces lieux bien définis et fonctionnels sont encore enclos dans une marée de murs physiques (13) et psychologiques, même si la bonne volonté surmonte les difficultés premières.

Des architectes sont prêts cependant à s’attaquer à la question de faire tomber les murs afin de donner lieu à un autre esprit. Massimiliano Fuksas, dans Chaos Sublime (Paris, Arléa, 2017, p. 58), a raison de souligner qu’il est toujours nécessaire de faire tomber les murs. Le mur de protection, le mur fermé sur lui-même (le mur de Trump ! de récente mémoire), qui est aussi détruit : Berlin, etc.

Le recours aux philosophes et écrivains - Paul Nizan, d’après Sartre, dans la préface à Aden Arabie, voulait supprimer tous les murs, mais on peut encore une fois renvoyer à Franz Kafka, Les armes de la ville, La muraille de Chine, voire à José-Luis Borgès... – offre aussi des points d’appui à quelques perspectives différentes. Un espace de l’hospitalité, avant d’être un lieu, serait un site commun à tous, un universel concret qui supposerait possible n’importe quel échange entre les humains, sans être un marché pour autant (Karl Marx). Ce serait un espace de langage et de parole réveillant en la parole sa vertu de faire sauter les murs.

Mais comment approcher la consistance d’un tel lieu ? Faut-il le faire reposer (le fonder ?) sur une expérience commune de l’existence ? Une sorte de terre natale ? À la manière de ce que propose par exemple, Hannah Arendt en suivant le propos de Immanuel Kant : la certitude de chacun d’être du même monde, encore ajoute-t-elle, du fait de voir la même chose. À la manière de Jürgen Habermas : la visée commune d’un consensus de vérité. Mais limite de ces propos éclate. Ils prennent le risque de fonder l’affaire sur l’idée d’une vérité qui serait posée, voire comme l’affirme Maurice Merleau-Ponty, une sorte de trésor épars dans toutes les existences humaines et partageable. On reste pris dans la métaphysique.

N’en va-t-il pas de même pour les théories du don et du contre-don ?

On focalise alors la conception d’un tel espace de l’hospitalité sur un rapport simple à une émancipation conçue à la manière des Lumières. Et désormais en profil des droits culturels... !

Ne vaut-il pas mieux concevoir un espace de l’hospitalité qui serait d’abord un espace mental accompagnant ces droits : par rapport à tel ou tel comportement d’hostilité à l’égard de l’étranger (Macbeth encore), figure que l’on pourrait de surcroît amplifier en pensant au fait que administration de l’hôpital, pôle médical et hébergement sont déjà souvent étrangers les uns aux autres ? Il serait ensuite un espace social : celui de la complexité et non de l’uniforme. Enfin, un lieu conçu sans architecte démiurge...

Il faudrait alors travailler à partir de l’idée de vide et d’une expérience nouvelle. Idée qui conjoindrait mieux l’espace et le temps, le passage et l’éphémère, mais aussi cette question des droits culturels... puisque le problème de l’hospitalité est celui du maintenant, lorsque cela se croise...


Un espace et un lieu paradoxal ?


Autant relever encore un autre paramètre. L’hôpital n’est pas/plus un lieu sacré ou du sacré (hiérarchie médicale). Il devrait permettre d’approfondir sans cesse le principe de l’hospitalité et des droits culturels afférants. Sachant que la réalisation de l’hospitalité dépend d’une condition négative : le renoncement aux hostilités (hospitalité et hostilité, comme hôte, relevant de la même étymologie). Et d’une condition positive : l’élaboration d’une garantie de paix entre les hôtes. Comment construire cette garantie, pour la faire fonctionner dans des espaces devenant par là des espaces en archipels.... ?

L’hospitalité ramenée à une commande sociale (et non plus à un impératif destinal ou à un commandement). Comment construire cette garantie ?

Du point de vue du droit : Ce serait comme un droit paradoxal : « le droit d’un étranger de ne pas être traité d’une façon hostile par celui dont il foule le sol » (Kant). Paradoxal parce que qu’il ne serait pas contracté avec quelqu’un, il ne relèverait pas d’un contrat dont pourrait se réclamer un étranger. Ce serait un droit qui ne répondrait qu’à une raison juridique, et définirait un droit de visite dans l’espace de l’autre sur une terre commune. , « qui appartient à tous les humains, de s’offrir comme membre de la société en vertu du droit de la propriété commune de la surface de la terre ». Ce droit comprendrait, selon Kant, quatre articles : le droit de visite par possession commune de la terre – encore désormais avons-nous un problème avec l’espace interstellaire ; le droit d’occuper un espace de protection chez l’autre ; le droit de refouler quelqu’un si cela ne provoque pas sa perte ; le droit de traiter un étranger comme un ennemi s’il ne se conduit pas pacifiquement. Voilà un premier lien de l’hospitalité à l’espace à approfondir. Kant, en effet, la relie à l’espace-monde, ouvrant aussi droit à une réflexion écologique (ressaisie par Hans Jonas, autour du thème d’une terre non-hospitalitère, d’un monde en train de sombrer sous nos yeux).

Un droit cosmopolitique est un droit paradoxal (un droit privé international). Il répond à une exigence de la raison pratique, mais il n’est pas juridique (il ne résulte pas d’un contrat avec le recevant, puisque par définition il n’est pas encore, l’étranger ne peut s’en réclamer). L’hospitalité constitue un tel droit. D’abord elle n’est pas l’accueil simple, la philanthropie ou la bienveillance, donc une morale. Elle est bien un droit. Le droit d’un étranger de na pas être traité d’une façon hostile par celui dont il foule le sol ; faire de l’autre un hôte de la maisonnée.

Dès lors, du point de vue de l’hôpital et des espaces et des lieux : Ce droit se traduit par un droit de visite qui appartient à tous les humains (ce n’est pas un droit d’installation). Mais il interdit le refoulement si cela provoque la perte de la personne en question. Et il interdit de traiter quelqu’un comme un ennemi s’il se conduit pacifiquement.

Ce droit se fonde sur le « droit de la propriété commune de la surface de la terre » : « Celle-ci étant sphérique, les hommes ne peuvent pas s’y disperser à l’infini, mais ils doivent finalement supporter la promiscuité, personne n’ayant originellement plus de droit qu’un autre à être à un endroit donné de la terre ». C’est un droit à la surface de la terre commun au genre humain en vue d’un commerce possible... (non marchand). Ce « droit d’hospitalité, c’est-à-dire le droit de nouveaux arrivants » doit s’imposer aux droits des premiers occupants et s’opposer aux comportements inhospitalier des États policés de notre continent : conquête et colonisation.


Conclusion : Une hétérotopie


Unique, alors, ce lieu ne pourra être neutre, passif. Il sera silencieusement actif, vivant, en tension. Il participera à la construction d’un autre monde, engendrant des réactions par rencontres. Ce lieu, en tant que milieu, renverra à l’ensemble des conditions qui fabriquent les différents humains. Site, espace, étendue, environnement, et contexte, tout à la fois, il sera aussi ambiance, atmosphère, climat, palpitation, odeurs, sons, sensations, écho des regards portés sur le monde. Unique, donc, il sera pourtant multiple et divers.

Accordons ce qui doit l’être : comme le respect et la solidarité (14), l’hospitalité – malgré ce qu’en disent les imprécateurs – est très répandue, quoique variable selon les tempéraments, les époques et les sociétés, et toujours constatable à des degrés divers. Mais la généralité ne fonde jamais une légitimité, et les limites des pratiques de l’hospitalité deviennent bientôt une distinction (un partage). La déception arrive alors, nous voilà parfois désemparés devant tel ou tel geste ou devant des refus caractérisés. Alors, on réclame la codification de l’hospitalité. On voit ainsi la place du scandale dans l’appel à légiférer sur elle. On voit aussi le rôle de la crainte, qui est assurément l’un des ressorts de cette demande. Mais c’est exiger de figer l’hospitalité, et lui conférer un support de violence s’il faut exiger que tout le monde soit hospitalier au même titre et dans les mêmes formes.

Pensons donc plutôt un double espace mental/lieu dédié qui assumerait ce paradoxe de ne pouvoir jamais se réaliser sauf quand la rencontre s’opère. Une hétérotopie. Une véritable émancipation, pas uniquement conçue selon les canons des Lumières.


Notes

(1) Étienne Balibar parle des lois supérieures de l’humanité : Droit de cité, Culture et politique en démocratie, La Tour d’Aigues, L’Aube, 1998, p. 18sq.

(2) Dans la traduction en grec de la Bible (Genèse, 18, 1-8), Abraham reçoit trois inconnus (xénos) auxquels il offre de l’eau pour se laver les pieds, du pain, etc. Il appelle cela « hospitalité » et en fait une leçon morale. Mais il faut encore préciser qu’en grec, celui-là est xénos, étranger et hôte, et ne doit pas être confondu avec le « métèque », l’étranger résident (attention à la connotation actuelle, péjorative, du terme !) et le « barbare ». Il est alors sacré et les citoyens ont des devoirs envers lui (Platon, Lois, 729 e ; Hérodote, Les Histoires/Enquêtes). En cas de problème, il doit s'adresser au « proxène » citoyen protecteur des citoyens d'une autre cité. En latin, hospes, c’est l’hôte, celui qui reçoit l’étranger, d’où dérivent hôpital, hôtel. Et hostis désigne l’hôte, l’étranger auquel on doit l’hospitalité. Etc.

(3) Cf. le texte de Martin Hisrch, directeur général de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), Août 2017, affiché dans les hôpitaux publics.

(4) Néanmoins, Denis Diderot est plus circonspect, à l’époque de l’élaboration classique de la notion, à son égard. Cf. Diderot, « Hôpital », Encyclopédie, Extraits, Paris, Gallimard, Folio Classique, 2015 p. 276. Michel Foucault est non moins réticent à la confusion entre hospice et hôpital.

(5) Cf. Catherine Grout, Christian Ruby, Arnaud Théval, - La condition posthospitalière, Repenser l’hôpital public-privé sous la condition de la culture, Lille, 2009 (accessible sur Internet), commande de Hi-Culture.

(6) Michel Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

(7) Dufourmantelle Anne, De l’hospitalité, Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre, Paris, Calmann-Lévy, 1997, p. 29.

(8) Car il faudrait aussi évoquer une autre approche, celle d’espaces émancipateurs au sens où ce terme prend sens chez les Zadistes ou dans les réseaux du numérique.

(9) Au sens de Immanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, trad. A. Renaut, Paris, GF, 2000.

(10) Edward Hall, La dimension cachée, Paris, Seuil, 1966.

(11) Pourquoi Thomas Bernhardt écrit-il que les musées sont les derniers lieux publics hospitaliers, cf. Maîtres anciens, 1960 ?

(12) Cf. La « bienveillance affective » de Jeremy Bentham ou le propos de Myriam Revault-d’Allonnes, L’homme compassionnel, Paris, Seuil, coll. Débats, 2008.

(13) Cf. Leon Battista Alberti, L’art d’édifier, 1485, Traduit du latin, présenté et annoté par Pierre Caye et François Choay, Paris, Seuil, Source du savoir, 2004 : p. 58 : Livre 1 (Linéaments), chapitre 2 « Nous appelons « mur » toute construction qui s’élèvera depuis le sol pour porter la charge des toits ou qui sera montée pour enclore les espaces intérieurs de l’édifice ».

(14) Cf. Christian Ruby, Dignité, Bruxelles, Luc Pire, 2002 ; et La solidarité, Essai sur une autre culture politique dans un monde postmoderne, Paris, Ellipses, 1997.

20170401

Divers

« Sein oder Nochtsein, das ist hier die Frage »
Zitat aus Shakespeares Tragödie Hamlet
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« Stadt ohne Juden »

Der österreichischen Stummfilm « Die Stadt ohne Juden » wurde 1924 gedreht und spielt in einem fiktiven Wien. Der Schwarz-Weiss Streifen ist ein Manifest gegen die Nazis. Ein Jahr nach der Premiere des Films wurde Regisseur Hugo Bettauer von einem Rechtextremisten getötet. Bisloang gab es nur reine stark nachbearbeitete Fassung des Films. Doch im Oktober 2015 fand ein Filsammler auf einem Flohmarkt in Paris eine vollständige Kopie.


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Le film muet « La ville sans juifs » (littéral, mais on peut dire aussi « privée de ») a été tourné en 1924. Il se déroule dans une Vienne fictive. Le film tourné (en pellicule) noir et blanc est un manifeste contre le nazisme. Une année après la première présentation du film, le metteur en scène Hugo Bettauer a été assassiné par un membre de l’extrême droite. Jusqu’à présent il n’existait, du film, qu’une version fortement retouchée. Cependant, en Octobre 2015, un collectionneur (de films) a retrouvé une copie intégrale dans un marché aux puces de Paris.

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Über Deniz Yücel

Der Türkei-Korrespondent der Welt, Deniz Yücel, befindet sich seit Anfang März in Istanbul in Polizeigewahrsam. Sein Fall ist keine Ausnahme in der Türkei. Türkische Behörden gehen systematisch gegen kritische Journalisten vor. Seine Wohnung sei durchsucht worden.