20170308

Editorial



Empruntons à Maxime Lefebvre son compte-rendu (publié sur non-fiction) d’un ouvrage suggestif de Vivien Schmidt (La démocratie en Europe. L’Union européenne et les politiques nationales, Paris, La Découverte, 2016). Il nous oblige à rouvrir le dossier européen à l’heure où les diffractions anéantissantes se multiplient au profit d’une repli et non d’une remise en cause, et où les politiques suivies autour de l’Europe n’ont pas fière allure : Turquie, Etats-Unis, etc. 



« Vivien Schmidt, professeur de relations internationales et d’intégration européenne à l’Université de Boston et à Sciences Po Paris, nous livre une étude éclairante sur la relation entre l’intégration européenne et l’évolution des systèmes politiques nationaux en Europe, et sur la compréhension du processus que les chercheurs appellent "européanisation". Ce type d’études comparatives est particulièrement bienvenu quand on parle d’intégration européenne. L’Europe – selon une prémisse affirmée d’emblée, et très justement, par l’auteure – est loin d’être un Etat uniforme, mais bien plutôt un "Etat-région en devenir" (concept choisi et défendu par l’auteure), une "fédération d’Etats-nations" (J. Delors) ou une "union régionale d’Etats-nations" (R. Dehousse). "Il lui manque encore – et peut-être lui manquera-t-il toujours – le contrôle central et le pouvoir de coercition voulus pour en faire un Etat néo-westphalien". Ce point de départ implique de reconnaître les diversités nationales comme des éléments constitutifs et même moteurs de l’intégration européenne, et comme une grille indispensable d’analyse.

Vivien Schmidt part du constat – qui n’est pas une découverte – que l’intégration européenne entraîne une dichotomie entre la concentration des compétences à l’échelon européen et le maintien de la vie démocratique à l’échelon national. S’opposent ainsi "les politiques sans la politique" (Europe) à "la politique sans les politiques" (Etats membres) : "l’Union européenne a pour ainsi dire dépolitisé la politique" ; c’est aussi ce qu’on appelle souvent le "déficit démocratique" de l’Europe. Une spécificité s’affirme certes dans la légitimité de la gouvernance européenne : au lieu d’être une gouvernance "du peuple et par le peuple "comme dans les démocraties nationales, elle s’affirme comme gouvernance "pour le peuple" ("ce qui intéresse les citoyens n’est pas qui résout les problèmes mais le fait qu’ils sont résolus", Romano Prodi) et "avec le peuple" (participation de la société civile à la décision, en particulier à travers le lobbying). Malgré cela, ce sont toujours les responsables nationaux qui doivent rendre des comptes face au mécontentement des citoyens, et c’est là que Vivien Schmidt analyse la diversité des situations nationales impactées par l’intégration européenne.

Pour résumer une étude subtile, approfondie, et nourrie d’exemples concrets, l’auteure montre que cet impact a été plus fort sur les "systèmes simples des Etats unitaires" (France, Royaume-Uni) que sur les "systèmes composés à structures fédérales ou régionalisées" (Allemagne, Italie). Les compromis négociés à l’échelle européenne sont plus déstabilisants pour les premiers, habitués à des gouvernements forts et à une polarisation entre majorité et opposition, que pour les seconds, habitués aux négociations complexes et aux compromis. 

Mais l’analyse est beaucoup plus nuancée que cette opposition schématique. Les gouvernements unitaires de France et du Royaume-Uni ont été plus capables d’imposer leurs préférences au niveau européen, dans une approche donnant la priorité au levier gouvernemental, mais en en faisant un usage différent : autant les dirigeants français ont toujours cherché (Nicolas Sarkozy inclus) à faire de l’UE une extension de la souveraineté nationale, et ont insisté sur le leadership de la France en Europe. » 





C’est aussi sur la notion de démocratie qu’il convient de revenir !

20170307

Pulse of Europe


http://pulseofeurope.eu/?lang=fr

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Nun gibt es ein Lebenszeichen. Es geht von Plätzen in Berlin, Frankfurt, Münster und Freiburg aus. Es kommt gleichermassen von Studenten, Familien und Rentnern. Es heisst Pulse of Europa, zu Deutsch : Pulschlag Europas. Jeden Sonntag demonstrieren Bürger mit Fahnen, Luftballons und Menschenketten für ein vereintes Europa. Und Woche für WOche wächst ihre Zahl. 

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Quelques mots sur le mouvement Pulse of Europa, qui n’ignore pas les erreurs commises dans les instances européennes, ni la nécessaire remise en question de ces institutions, mais qui récuse tout remise en cause d’un projet européen. 

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Some words about Pulse of Europa. We would like to emphasize that Pulse of Europe is a citizens’ initiative that does not pursue any political party’s aims. On the contrary: diversity is good, and the European idea can be realized in many different ways, which will be agreed on during elections.

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Noi, iniziatori del Pulse of Europe, vogliamo dare un contributo, cosicché ci sia ancora un’Europa unita e democratica – un’Europa, in cui il rispetto della dignità umana, lo stato di diritto, la libertà di pensiero e di parola, la tolleranza siano chiaramente le basi della collettività.













Pulse of Europe est un mouvement européen de citoyens, sans aucun lien avec un quelconque parti politique, dont le seul but est de manifester et promouvoir le projet d’une Union Européenne forte et qui fonctionne. Pulse of Europe France est l’antenne française de ce mouvement. Nous sommes persuadés que l’Union Européenne doit être réformée. Mais dans l’immédiat, il faut se dresser pour dire haut et fort que nous ne souhaitons pas un retour en arrière ou la destruction de l’Union Européenne. Cette Union, qui a instauré les conditions de la paix depuis plusieurs décennies, après des siècles de guerre et de destruction, nous voulons la préserver et l’améliorer.







Unsere Beweggründe

An der rasanten Radikalisierung des politischen Lebens wirkt vieles bedrohlich. Nach Brexitvotum und Trump können wir aber nicht in Schockstarre verharren. Denn im Jahr 2017 finden entscheidende Wahlen in mehreren europäischen Ländern statt.

Wir wollen einen Beitrag dazu leisten, dass es auch danach noch ein vereintes, demokratisches Europa gibt – ein Europa, in dem die Achtung der Menschenwürde, die Rechtsstaatlichkeit, freiheitliches Denken und Handeln, Toleranz und Respekt selbstverständliche Grundlage des Gemeinwesens sind!



Unser Ziel und Beitrag

Wir sind überzeugt, dass die Mehrzahl der Menschen an die Grundidee der Europäischen Union und ihre Reformierbarkeit und Weiterentwicklung glaubt und sie nicht nationalistischen Tendenzen opfern möchte. Es geht um nichts Geringeres als die Bewahrung eines Bündnisses zur Sicherung des Friedens und zur Gewährleistung von individueller Freiheit, Gerechtigkeit und Rechtssicherheit.

Leider sind aber in der Öffentlichkeit vor allem die destruktiven und zerstörerischen Stimmen zu hören!









There has been an alarming increase of radicalization in political life. After the vote for Brexit and the election of Trump, however, we must not remain in shock. There are going to be held presidential elections in the Netherlands on 15 March 2017, in France on 23 April 2017, and in the autumn of 2017 the Bundestag election will take place.



Our aim and contribution

We are convinced that the majority of people believe in the fundamental idea of the European Union and its reformability and development and does not want to sacrifice it to nationalist tendencies. Nothing less than the protection of an alliance, which secures peace and guarantees individual freedom, justice and legal security are at stake.

Unfortunately, mostly negative and destructive voices are heard in public!



Therefore: Let us become louder and more visible! We all must now send out positive energy against current tendencies. The European pulse must be felt everywhere!









La radicalizzazione della vita politica è in minaccioso aumento. Dopo il voto del Brexit e l’elezione di Trump, tuttavia, non possiamo permetterci di rimanere paralizzati dallo shock. Ci saranno elezioni presidenziali nei Paesi Bassi il 15 marzo, in Francia il 23 aprile, e in autunno 2017 ci saranno le elezioni in Germania.

Noi, iniziatori del Pulse of Europe, vogliamo dare un contributo, cosicché ci sia ancora un’Europa unita e democratica – un’Europa, in cui il rispetto della dignità umana, lo stato di diritto, la libertà di pensiero e di parola, la tolleranza siano chiaramente le basi della collettività.



Il nostro obbiettivo e contributo

Siamo convinti che la maggioranza delle persone credano nell’idea fondamentale dell’Unione Europea, nella sua capacità di riformarsi e di svilupparsi, e non voglia sacrificarla per tendenze nazionaliste. È in gioco nientemeno che la protezione di un’alleanza per la tutela della pace e per la garanzia della libertà dell’individuo, della giustizia e della certezza del diritto.

Purtroppo, solo una maggioranza di voci negative e di discordia sembra prevalentemente raggiungere il pubblico!

Perciò: Vediamo di alzare la voce e manifestarci! Noi tutti dobbiamo diffondere energia positiva, per contrastare le tendenze attuali. Il battito d’Europa deve essere sentito ovunque!

Ognuno è responsabile del fallimento o del successo del nostro futuro, nessuno ha scuse. Non basta pensare che tutto tornerà a posto, e quest’atteggiamento è anche oltretutto pericoloso.

Ora, prima delle elezioni, è il tempo giusto per fare il più possibile – con il maggior numero di persone possibile.

Abbiamo un obbiettivo ambizioso: radunare in Europa il maggior numero possibile di persone che supportano l’Europa, e che contribuiscono supportando le forze pro-Europa, così che queste possano prevalere anche dopo le elezioni. In questo modo possiamo congiungerci in una catena umana attraverso l’Europa, che congiunga i Paesi tra di loro.

Ci incontriamo ogni domenica alle due di pomeriggio in diverse città: Francoforte, Parigi, Amsterdam, Berlino, ecc., ecc. Clicca su questo link per vedere la lista completa delle città.

Speriamo di aggiungerne altre il più presto possibile!

Dai, prendi la bandiera d’Europa e i nastri azzurri, porta famiglia e amici e conoscenti!



L’immagine di noi stessi

Vogliamo enfatizzare che Pulse of Europe è un’iniziativa popolare senza obbiettivi politici. Al contrario: la diversità è vantaggiosa, e l’idea europea può essere realizzata in modi completamente diversi. Come? Ciò viene deciso anche alle urne durante le elezioni.

Non siamo contro un qualcosa, ma siamo a favore di qualcosa. Non è tempo di protestare. È tempo di sostenere le basi della nostra comunità dei valori in senso positivo.

I principi fondamentali del Pulse of Europe sono trovabili nella pagina “I nostri principi”.

Per favore, spargete la nostra richiesta a quante più persone o istituzioni possibili, condividetela sui social network, siate attivi – non vediamo l’ora di diffondere un’energia positiva per l’Europa assieme a voi. 







Pulse of Europe es un movimiento europeo ciudadano, sin ninguna relación con ningún partido político, cuyo objetivo es manifestarse y promover el proyecto de una Unión Europea fuerte y eficaz.



¿Por qué actuar?

La radicalización del debate político en los países europeos es una amenaza real. Tras el voto a favor del Brexit y la elección de Donald Trump, queda claro que no podemos contar con qué otros defiendas nuestros derechos y libertades. El 15 de Marzo de 2017 tendrán lugar las elecciones en Holanda, a las cuales seguirán las presidenciales francesas el 23 de Abril y las elecciones Alemanas. Los populismos que abogan por tapar los ojos y engañar a los pueblos mediante el uso de la ignorancia y el miedo están tomando fuerza. 



¿Cómo respondemos ?

Estamos convencidos de que la Unión Europea necesita un cambio. Pero no creemos que la solución sea dar marcha atrás en la unión o destruir la Unión Europea. Porque gracias a esta unión se han establecido las condiciones necesarias para mantener la paz durante décadas, después de siglos de guerras y destrucción. Es por ello que queremos preservarla y mejorarla.
Hagámonos oír y manifestémonos para mostrar nuestro apoyo a la Unión Europea.

Somos un movimiento ciudadano apartidista y sin jerarquías fijas. Nuestra arma: organizar manifestaciones periódicas de forma regular para hacer notar nuestro apoyo a los principios fundamentales de la Unión Europea.

Cada domingo se organizan encuentros en varias ciudades de Europa.

Venid en masa, con vuestras banderas y globos europeos, con vuestra familia y amigos y, sobre todo, con vuestro buen humor.



Haced correr la voz y ¡Movilizaros!

20170306

Culture & Europe


De la culture européenne pour une Europe de la culture.
Jean-Patrick Bouvard

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Il ne s'agit plus de prôner l'exception culturelle, comme il a été fait en son temps, quelle soit Française ou d'un autre État Européen, quelle que soit la richesse culturelle historique ou contemporaine de référence, mais de voir en quoi la culture est un liant et surtout dans quelle mesure il est possible de faire culture commune, et partant de la richesse culturelle européenne de bâtir une culture européenne.



Parler de culture commune ne signifie pas induire une uniformisation et une mise au pas, par réduction à un dénominateur commun, de la force, la multiplicité, l'étendue des cultures des Européens. Ce qui est évoqué par cette expression, dans notre perspective, c'est la création d'une culture européenne par la rencontre, le frottement, l'interaction des cultures qui bâtiront une culture Européenne d'appartenance, vivante et de vie.



Le Brexit peut-il être considérer comme un signe d'une identification non aboutie, non assumée, d'un certain constat d'échec de l'Europe économique ? Ces signes ne sont pas isolés. L'Europe, dans le débat public, est trop souvent réduite à des notions de représentation des États et des rapports financiers. Là où l'on constate que dans le même temps l'Europe peine à rassembler autour de la notion d'appartenance à un tout plus grand que la somme de ses parties, à une notion de territoire, d'espace politique et de projet partagés. N'est-ce pas là le rôle de la culture que de jeter des ponts, de bâtir du commun, de questionner les ressources, les rapprochements et les différences enrichissantes ? 



Pour autant des initiatives existent. Ainsi le 6ème Forum European Lab s'est tenu du 4 au 6 mai 2016 à Lyon. L'association européenne née à Lyon : Arty & Farty (www.nuits-sonores.com/qui-sommes-nous/) a conçu cet événement afin de remettre la culture au centre des débats et préoccupations européennes, d’en faire une action de développement notamment urbain. Le thème mis en avant a été « Europe de la culture : année zéro ». 



Prétexte à un débat sur l'ambition d'avoir un projet commun autour de l'Europe par le biais de la culture, cette manifestation offrait un espace de confrontation d'idée et de construction intellectuelle collective et citoyenne.



De telles initiatives permettent d'entrer en débat et par la même en construction d'autres rapports entre Européens. Comment faire l'Europe sans dialogue, sans brassage, sans inter-connaissance et reconnaissance entre ces citoyens ? 



Les enjeux poursuivis dépassent le cadre des événements mis en œuvre et le prisme de la culture est une porte d'entrée parmi les possibles qui s'offrent aux peuples et citoyens Européens pour partager l'Europe. C'est pourquoi de multiples formes d'interventions et d'échanges ont été proposées (forums, événements musicaux, radios libres, …), les partenariats se sont depuis démultipliés en se croisant afin d’enrichir les questionnements et les réponses potentielles. 



Le 26 janvier 2017 s'est tenu un second forum, 2ème édition du Winter Forum dont le thème choisi Des subcultures à l’engagement citoyen : alternatives et résistances (La Machine du Moulin Rouge - Paris, France, http://europeanlab.com/winterforum/) colle aux enjeux soulevés par l'actualité. Tandis que la 7ème édition du forum European Lab est prévue à Lyon les 24, 25 et 26 mai 2017, il paraît urgent de permettre à l'espace publique de s'accaparer « ses » débats. 


20170305

La Vérité


Ich glaube an die Kraft der Wahrheit
Der Spiegel

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Stefan Berg a publié dans le Spiegel un essai, tourné en plaidoyer, sur la « vérité » telle qu’elle est désormais envisagée par les politiques. La question des Fake News est en effet déterminante. À lire ici quelques extraits de son texte. 

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Stefan Berg, in Der Spiegel : Die Lüge hat kurze Beine, die Wahrheit braucht lange Sätze. 

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Stefan Berg examines questions about truth in our political world. Discussion topics include how the contributions of both unqualified (politicals) and expert users affect the truth. Here some abstract. We call that an enlightening documentary. 

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Ich fürchte die Wahrheiten, die aus dem medias kommen. Und die Lügen. Und die Lügent im Gewand der Wahrheit. Wenn die Oberen von Frieden reden, schrieb Bertolt Brecht, weiß das gemeine Volk, dass es Kreig gibt. Ich verstehe von der Welt mehr, wenn ich Brecht lese, als wenn ich die Nachrichten höre. 

Ich glaube an die Kraft der Wahrheit. 

Ich glaube immer an das Projekt Aufklärung : erklären, erkennen, handeln. Es ist schwer, diesen Glauben zu bewahren. 

Das projekt Aufklärung, fürchte ich, könnte zu einem Projekt Aufregung verkommen, in der großen Verhappungsverknappungsmaschinerie der angeblich sozialen Netzwerke. Ich habe noch nie das geschrieben, was Tweet genannt wird, und ich habe keinem Text einen Like-Button gedrückt. Es hat einen einfachen Grund : Die Lüge hat kurze Beine, die Wahrheit aber braucht lange Sätze. 

Ich beginne den Tag jetzt immer mit einem Text, der aus langen Sätze besteht. Bei Thomas Mann finde ich solche Sätze oder bei Stefan Zweig. Es ist eine Übung. Ich muss meine Sinne schärfen. Ich will mich sensibilisieren, gegen die große Desensibiliseirung des Trumpismus. Ich weiß, dass kein Nachrichtensprecher den jüngsten Stand des Dramas von Syrien oder Berlin in der Sprache Stefan Zweigs präsentieren kann. Aber manchmal stelle ich mir vor, man müsste die Nachrichten so formulieren. Die Wahrheit braucht lange Sätze. Der Anstand brauch lange Sätze. 














20170304

Technique & Ecologie


La Technique et l’écologie : De la crise éthique à l’inaction politique
Sam Durand

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Si, comme nous avions pu l’attester au cours du précédent article (La crise environnementale : des maux plus profonds (1)), l’on peut entendre derrière la réification une forme d’habitude « de pensée une sorte de perspective figée dans l’habitude, dont l’adoption fait perdre aux hommes l’aptitude à se rapporter aux personnes et aux évènements du monde de manière participative, engagée », alors un problème qu’il nous faut nous poser est de comprendre d’où peut provenir cette réification : question à laquelle nous avions déjà partiellement répondu. Toutefois, il demeure ultimement une cause de cette réification qui nous semble pouvoir également participer de la crise de l’action politique en matière d’action écologique. 



Cette cause, nous avons eu la sensation de la retrouver chez Jacques Ellul, illustre penseur de la technique au XXème siècle, qui, bien qu’étant certainement trop alarmiste, fournit par ses pensées un fantastique cadre de réflexion pour mieux comprendre comment le monde social et politique peut se transformer au contact d’un progrès perpétuel. Nous prendrons ainsi comme référence son ouvrage La technique ou l’enjeu du siècle (2).
Au sein de cette œuvre philosophique, J. Ellul s’attache à décrire ce qu’il nomme le « phénomène technique », soit l’ensemble des techniques qui font corps et s’auto-accroissent de telle manière que l’être humain qui croyait en avoir le contrôle finit modifié à son tour, non pas seulement dans ses petites habitudes quotidiennes, mais également dans son rapport au monde et aux autres. Mais comment, un béotien nous dirait-il, la technique engendrée par l’Homme pourrait-elle le modifier de manière si profonde ? 

La thèse centrale d’où il nous faut partir est celle de l’unicité du phénomène technique. La technique possède des critères qui lui sont propres et se perpétuent de telle manière que ce qui différencie la technique moderne de la primitive est uniquement le raffinement dû au progrès scientifique. Néanmoins, demeure entre ces deux niveaux techniques un objectif commun qui est de créer des moyens toujours plus efficaces pour répondre à des besoins. Aussi, avec l’évolution de la technique et des sciences ces derniers siècles, les résultats qu’offrent les techniques sont devenus quantifiables, parfois même de manière a priori (via des bilans prévisionnels par exemple), entrainant une nécessité rationnelle : nous pouvons toujours définir ultimement quelle technique se révèlera la plus efficace – en jaillit la nécessité de l’utiliser. 

Dans ce contexte, nous dit Ellul, si la technique évolue de manière causale pour répondre à des problèmes par le « one best way », ce meilleur moyen attesté par de savants calculs, non seulement la technique s’auto-accroit en générant de nouveaux problèmes qui appellent des solutions inédites qui se révèlent nécessaires de par les calculs qu’elle nous permet, mais de surcroit, la frayeur d’Ellul est que, dans cet auto-accroissement, l’humain ne soit plus sollicité pour ce qu’il est mais pour ce qui est intéressant techniquement en lui, soit sa capacité à produire un savoir technique et à faire fonctionner un objet technique, sans pour autant qu’il n’ait besoin de le comprendre ou d’entretenir un rapport qualitatif avec cet objet. Le phénomène technique apparaît alors comme cette unicité de la technique qui engloutit peu à peu le facteur humain imprévisible et peu efficace : il faut standardiser, remplacer les critères moraux par des critères techniques car en effet, il n’existe pas de technique qui soit bonne ou mauvaise - sans les recherches sur la bombe A nous n’aurions pas pu créer de réacteurs atomiques et en manipuler l’énergie – de ce fait la technique est purement amorale. Par ailleurs et dans la même lignée, la réalité de la technique engendre la nécessité de l’utiliser lorsqu’elle apparaît. Elle produira alors nécessairement des effets secondaires inconnus dans la situation précédente, mais qui n’entameront pas pour autant les avancées qu’elle aura permises. Aussi, Ellul en appel donc à une forme de « contrainte immanente au progrès technique » (3) qui forme, à une allure toujours plus grande, une civilisation technique – « société technicienne ». 

C’est à partir de ces considérations que se comprend le lien entre réification et technique qui est le « pont neutre entre la réalité et l’Homme abstrait » (4). Le langage universel de la technique tendant par là même à détruire le lien, le dialogue, précisément parce que les données qui en résultent commandent directement à l’Homme ce qu’il doit faire sans qu’il ait besoin de s’interroger sur l’interprétation à en faire avec un autre. Dans un même mouvement l’Homme imparfait techniquement est amené à se laisser assimiler de telle sorte qu’user de la technique revienne à un choix exclusif : tout ou rien, user de la technique revient à devoir en accepter les conséquences, elle devient sacrilège et sacrée. Elle annihile le sacré, le mystère, les tabous. La science explique le sacré, la technique s’en saisit et le mystère n’est que ce qui n’est pas encore technicisé. L’Homme lui-même devient cette opération technique et la biogénétique, le transhumanisme doivent permettre à l’Homme de devenir cette opération, comme le prouve chaque jour la médecine moderne. Par le même mouvement, la technique prend la place du sacré, Dieu sauveur pour les prolétaires durant de nombreuses années.

C’est ce même processus réifiant qui prend place en politique selon Ellul : par opposition aux décisions technocrates appuyées par de savants calculs permettant d’attester l’efficacité des techniques mises en place, « les décisions de l’électeur et même des élus sont simplistes, incohérentes, inadmissibles techniquement » (5). Naissent alors de nouveaux instruments : statistiques, techniques d’opinion publique, mathématiques appliquées… Par ce processus, la technique finit par dévorer tout ce qui n’entre pas en cohésion avec ses exigences : la philosophie amuse, les questions théologiques sont rejetées pour leur manque d’utilité, les sciences humaines ne sont utilisées que dans la mesure où elles peuvent servir à prévoir ce que les individus comptent faire et donc dans la mesure où elles peuvent permettre d’influer sur leurs actions efficacement. Car en effet nous dit Ellul, pour ce qui est de l’Homme, « le technicien s’attaquera à ce problème comme à n’importe quel autre » (6). Il n’est autre que cette machine dont on doit pouvoir prévoir les comportements : son temps est régulé à la minute près, ses activités et son environnement doivent s’y conformer. Aussi, durant des années, on a alors invité le travailleur à être absent de son travail, « cette expression de la vie » (7), à se constituer en tant que personne durant son temps de loisirs comme si le travail n’était pas formateur d’une identité particulière : on nous aurait invités, selon Ellul, à laisser triompher notre inconscient dans l’intérêt de l’efficacité technique. Aussi, il ajoute de manière tout à fait pessimiste mais certainement réaliste : « Nous n’avons plus rien à perdre et plus rien à gagner, nos plus profondes impulsions, nos plus secrets battements de cœur, nos plus intimes passions sont connues, publiées, analysées, utilisées. L’on y répond, l’on met à ma disposition exactement ce que j’attendais, et le suprême luxe de cette civilisation de la nécessité est de m’accorder le superflu d’une révolte stérile et d’un sourire consentant » (8), une réflexion qui résonne de manière étrangement contemporaine à l’époque du numérique, des réseaux sociaux, des « publicités recommandées » (9) en fonction de nos recherches internet, des sites de rencontres aux allures de supermarchés. 

Dans cette mesure, la technique peut être appréhendée comme une des raisons de cette crise de l’action politique en matière d’écologie : en dictant à notre rationalité instrumentale d’appliquer uniquement ce qui se révèle le plus efficace, elle nous contraint à devoir faire une transition écologique plus lente que prévu, plus complexe et nécessitant la patience d’attendre que l’auto-accroissement la permette, en faisant émerger de nouvelles technologies devant rendre cette transition efficace et rentable.. Or, c’est bien dans ce contexte que semble se trouver le monde : le nucléaire est encore plus efficace que les autres moyens de production d’énergie, l’agriculture non biologique semble plus productive etc.



Malgré tout, il nous semble que les thèses d’Ellul ne sauraient rendre compte de manière directe d’un certain nombre de mouvements émergents depuis un vingtaine d’années qui sont à même de bouleverser sa grille de lecture. En effet, et dans un premier temps, le regain d’importance de questions d’ordre éthique dont certaines sont tout à fait nouvelles[1] indique un regain d’intérêt de la société pour ces thèmes qui deviennent perçus comme des valeurs. Dans un même mouvement, un produit peut donc aujourd’hui être préféré pour son respect de l’environnement. Or, d’un point de vue technique, il n’est pas impossible de quantifier ces valeurs ou du moins les techniques qui les respectent plus ou moins de telle manière qu’une technique produisant, mais aussi polluant plus, peut se révéler moins rentable (et donc efficace du point de vue des producteurs) qu’une autre produisant légèrement moins mais n’étant pas nocive pour son environnement : c’est le principe même de l’empreinte écologique. Autrement dit, et ici J. Ellul se trouve battu en brèche, il est tout à fait envisageable que la technique intègre, certes non pas des valeurs éthiques en tant que telles, mais bien des valeurs éthiques en tant que données qualitatives ayant un impact quantitatif sur l’efficacité calculée des conséquences de l’utilisation de ces techniques, qui peuvent donc tout de même aboutir à des résultats plus éthiques, soit pourrait-on dire, à une « technique responsable ». 

Dans la lignée de ces réflexions, émergent aujourd’hui de nombreuses idées ingénieuses techniquement ayant pour objectif de concilier vie sociale, vie biologique, et technique : des bouteilles d’eau remplacées par une bulle gélatineuse et sans plastique, aux purificateurs d’eau portatifs devant venir en aide aux populations habitant des milieux arides, en passant par les « civic tech » notamment. 

Dans cette mesure, peut demeurer l’espoir de voir émerger une technique certes toujours inconsciente et répondant à ses propres critères, mais pour autant bienveillante, au moins autant que nous l’aurons permis par nos choix. 

Nous apparaissent cependant au moins deux autres raison de la crise politique autour des questions écologiques qu’un certain président de première importance a su faire jaillir aux yeux de tous : la possibilité d’une coopération transnationale efficace. Il faut donc dorénavant nous interroger sur la possibilité pour des pays ayant des niveaux de vie, de pauvreté, de développement, tout à fait divers, de coopérer pour un même objectif au sein d’une société du risque qu’un certain Ulrich Beck, trop peu lu en France, a su mettre en lumière. Aussi nous faudra-t-il donc dans les prochains articles restituer sa pensée et répondre à une interrogation : Quel modèle appliquer à la coopération internationale afin qu’elle se révèle équitable et non moins efficace sur le plan écologique ?







Notes : 




(2) Ellul Jacques, La Technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Broché, 2008

(3) Terme habermassien que vous pourrez retrouver au sein de La Technique et la science comme idéologie, Paris, Gallimard, 1973

(4) Ellul Jacques, op.cit, p 120

(5) ibid, p. 150

(6) ibid, p. 307

(7) ibid, p. 362

(8) ibid, p. 388

(9) qui vont sans aucun doute de pair avec une partie de la crise des éthiques individuelles que nous avions abordé précédemment.

(10) Qu’elles concernent purement la politique avec une glorification des discours sur la transparence ou la moralisation politique, ou plus directement l’écologie avec la forte augmentation du veganisme ou encore des pétitions lutta






[1] Qu’elles concernent purement la politique avec une glorification des discours sur la transparence ou la moralisation politique, ou plus directement l’écologie avec la forte augmentation du veganisme ou encore des pétitions luttant contre un grand nombre de pratiques encore largement répandues.

20170303

Art & Nazisme


Production d’images, grand récit et rédemption du peuple

Christian Ruby

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Un art de l’éternité, 
L’image et le temps du national-socialisme, 
Eric Michaud, 
Paris, Gallimard, 
Folio Histoire, 
2017 


Résumé : L’art n’est pas toujours soumis à une instrumentalisation. Dans le cas du nazisme il est intrinsèque à la politique entreprise. Telle est la démonstration de l’auteur. 


Diverses actualités poussent à ne pas cesser de vouloir renforcer les analyses de la production des images et de la fabrication des grands récits, orientés vers une origine perdue, en contexte dictatorial. Le mal, pour l’énoncer dans les termes de Hannah Arendt, n’est pas définitivement vaincu. Revenir sur les configurations anciennes de l’usage des drapeaux, des mises en scène politiques, des slogans mués en poèmes, des structurations de l’espace et du temps, de l’architecture est non moins nécessaire, aussi bien pour en établir les faits, pour telle ou telle époque considérée, que pour en faire émerger les principes techniques et philosophiques dont nous devons penser la survivance ou la reconduction. 

Aussi la republication en version de poche de cette recherche est-elle centrale. Certes, l’ouvrage a été publié en 1996 ; certes encore on peut le relier à de nombreux autres portant sur le même thème ; mais ceux qui ne l’auraient pas lu à l’époque peuvent maintenant s’y référer avec facilité, alors que des ouvrages plus anciens sont moins aisés à retrouver. Ainsi en va-t-il du Mythe nazi des philosophes Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe (Éditions de l’Aube, 1991), néanmoins moins riche en iconographie et en textes de référence. Les jeunes générations qui cherchent des analyses, des documents, des explorations d’images tant aux fins d’études qu’aux fins de formation personnelle trouveront ici les ressources historiques, philosophiques et politiques nécessaires présentées par Eric Michaud, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Encore convient-il d’insister sur le fait que le travail est conduit de manière spécifique, articulant le récit des faits à la mise au jour de la logique spécifique de l’appareil nazi de production d’images. Les photographies publiées dans le cahier central ne sont pas des données brutes, destinées à satisfaire quelque pulsion, elles font l’objet d’une contextualisation et d’une réflexion évidemment nécessaires. 

En effet, ce qui mobilise d’emblée dans ce travail portant sur le nazisme, du point de vue de ses rapports avec l’art et l’esthétique, c’est l’insistance sur la manière de créer une telle « grande œuvre collective » à destination de la « rédemption » du peuple allemand, tant par la mobilisation des arts que par la production d’une imagerie destinée à subjuguer les foules. Qu’on ne cherche donc pas ici une histoire de la formation politique et sociale du nazisme, une mise au jour de ses méfaits. L’objet en est autre : comment, avec qui, à l’aide de quoi, le grand récit du nazisme a-t-il été à la fois conçu, engendré, imposé et est devenu crédible pour les Allemands qui y ont adhéré ? 

Utilisons les propos de l’ouvrage pour décliner brièvement quelques débats philosophiques majeures à l’endroit de notre époque – aurait-elle remplacé la propagande par le monde de la post-vérité ? - et des distances qu’elle a à prendre avec ce passé agencé pour satisfaire d’autres intérêts. 



Il ne s’agit pas d’une instrumentalisation 



Un tel objet est d’autant plus incontournable que, trop souvent, les allusions à « l’art » du ou dans le nazisme se contentent de peu. Il est vrai que les discours les plus plats concernant cette question croient pouvoir se satisfaire d’un propos sur l’instrumentalisation des arts durant les nazisme, comme on parle d’une telle instrumentalisation dans le cadre de la IIIe République, par exemple. Ainsi vont tant de discours sur la propagande nazie, laquelle bien évidemment existe, mais ne suffit pas à expliquer ce qui est en jeu, et a pu soutenir la mobilisation des Allemands, légitimer l’antisémitisme et l’extermination, pousser à la guerre par le moyen de la sensibilité et des arts. 

D’ailleurs, la formule proposée par Walter Benjamin (à l’égard du fascisme, en 1939) – l’esthétisation de la politique – avait déjà obligé à interroger ces facilités. L’enrôlement des arts et des artistes ne fut pas un effet de propagande. Les images engendrées ne furent pas conçues sans répondre à des critères précis, en lien avec des référents germaniques, des disponibilités culturelles, et des objectifs systématiquement et consciemment délimités (subjuguer, entrainer, etc.). L’ouvrage en montre les traits caractéristiques. 

Ce qui revient à préciser que le recours artistique est intrinsèque à ce type de pouvoir. Le modèle de l’artiste-dirigeant est central, au sens où comme l’artiste donnant forme à la matière choisie (idéologie de l’art qui précède le nazisme), entre les mains du guide suprême le peuple prend sa forme véritable. Ici, par ailleurs, la forme du classicisme grec dont Hitler affirme que les Allemands sont les héritiers (même remarque, il s’agit d’un thème philosophique largement déployé dans la philosophie allemande précédent le nazisme), l’art devant par conséquent faire advenir la vérité de son origine grecque. Le guide est alors justifié par son œuvre, d’autant que le peuple est devenu l’œuvre d’art du guide. 

Aussi peut-on parler de la genèse de cette fiction à partir d’un projet de nature religieuse (Hannah Arendt le souligne aussi), au sens classique (religare, relier). Ce qui correspond bien aux fonctions requises des grands récits. Une partie de l’imagerie étant alors reprise au christianisme (même si le nazisme est anti-chrétien, il récupère ses modèles de construction) : le chef incarnant le peuple (ici, la « race »), provoquant des « apparitions », et ouvrant le chemin d’une rédemption (le peuple brisé par les défaites est guéri par les images salvatrices). 



Le dictateur en artiste



On peut, ainsi que le fait l’auteur à juste titre, insister sur la construction du dictateur en artiste. Le sérieux commande alors d’interroger d’abord les figures anciennes de l’artiste en dictateur du public, afin d’observer comment le nazisme en a adopté certains traits. Cette image de l’artiste en génie, qui a à modeler le public afin d’accomplir sa tâche, n’est effectivement pas nouvelle lorsque le nazisme s’en empare. Depuis la Renaissance, l’idéologie de l’artiste a plusieurs traits, dont celui-ci : l’artiste régit les formes et les impose à tous, le public étant à la fois un ennemi à combattre et à conquérir. 

De là la possibilité d’identifier l’homme d’État et l’artiste. De même que l’artiste travaille sa matière, l’homme d’État travaille le peuple dont il a la charge. L’activité politique est une activité artistique. Ainsi le pouvoir est-il légitimé par le génie artiste, qu’on se réfère ou non à Platon (dans la République : le philosophe-roi fait sa cité comme l’artiste sa statue). Point d’aboutissement : l’État devient une véritable œuvre d’art, et le chef l’artiste du peuple. 

Ce point central de cette construction tient à ceci : l’antisémitisme nazi et l’extermination ne sont intelligibles que dans la perspective historique qui forge l’instance rédemptrice. Ils prennent sens, dans ce cadre, de l’identité postulée de cette instance rédemptrice avec un art entendu comme production de soi-même. C’est pourquoi, il faut y insister, le Troisième Reich intègre l’activité artistique. L’art participe du combat qui produit l’identité et récuse les ennemis, les non-aryens. 



Arts et images 



Rendre visible à la « race » son propre génie, c’est lui redonner la foi en elle-même en la rendant consciente de sa mission historique. Tel est donc le thème majeur des cérémonies, des discours, de l’imagerie nazis. Ce que l’auteur appelle le « national-christianisme » n’a pas seulement pris en mains les médias nouveaux (téléphone, photographie, cinéma...) à sa disposition, par fait d’époque et de technologie. Cela ne suffirait pas à expliquer le nazisme. De plus, l’élaboration des images véhiculées dans les médias ne peut être considérée comme le propre de ces médias. Même pour comprendre l’utilisation ainsi faite de ces derniers, il faut décrire la conception du monde qui la rend puissante et prégnante. La destinée du monde devait être exposée, rendue sensible : lumières contre ténèbres, santé contre maladie, visible contre invisible, forme contre informe, culture contre décadence, aryen contre juif. 

Comment rendre ce combat religieux visible ? C’est en ce point que frappe la place exceptionnelle que le régime accordait d’emblée aux arts (arts plastiques, musique, poésie,...), encore une fois à condition de se défaire du primat de l’idée de propagande, afin de saisir la cohérence et l’homogénéité esthétique du système référentiel. De toute manière, pour conduire l’entreprise à bien, il fallait disposer d’artistes, d’architectes, de musiciens,... susceptibles, sous la direction de l’artiste suprême, de restructurer la vie quotidienne, l’urbanisme, les moments sacrés, les rituels en fonction des orientations du régime. 

Mais il est clair qu’une difficulté théorique se pose ici. Distinguera-t-on les productions artistiques et l’imagerie de référence (filmée, jouée, audible) ? Les œuvres de Arnaud Brecker, pour ne citer que le sculpteur le plus connu, relève-t-elle de l’art, tandis que les films de Leni Riefenstahl relèveraient de la propagande. Ne convient-il pas d’élaborer un concept élargi d’image plutôt que de séparer arts et images ? Quel statut conférer aux images salvatrices, aux images magiques et autosuggestives, aux images d’identification (cathartiques parfois), aux images populaires d’icones vivantes, etc. ? 

Ce sont là des débats de fond dont nous ne sommes pas sortis. Cet ouvrage aide, d’une certaine manière, à les reprendre. Au demeurant, si, à l’époque on assure que les foules se laissent facilement impressionner par les images – « seules les images les terrifient ou des séduisent », écrit Gustave Le Bon – afin d’asseoir le pouvoir de ceux qui sont plus « rationnels », les dirigeants, le parti, on remarquera que ce type de discours s’entend encore. Et combien croient non moins qu’il faut épargner au peuple la fatigue intellectuelle en lui offrant l’image apportant les bénéfices qu’il ne peut tirer de sa réflexion ! 



Esthétique et autosuggestion 



Il ne suffit cependant pas de raconter des histoires – celle de l’aryen écrasé, brisé, par « les juifs », les opposants, les non-aryens... – pour vaincre les esprits. Il faut encore mettre au régime de l’ordre esthétique un monde qui veut triompher de sa propre contingence, pour asseoir son éternité (le Reich de mille ans). Les positions esthétiques du nazisme ne sont sans doute pas nouvelles, une modernité mesurée s’exprime en elles, qui reflètent à la fois les tendances les plus courantes du public, et la grande majorité des artistes. 

Au demeurant, au-delà de l’imagerie populaire et quotidienne (les portraits dans le salon, les photographies distribuées, les chromos de salon), pourquoi l’architecture (copie du grec, néoclassicisme des bâtiments officiels ou architecture moderniste des bâtiments industriels) a-t-elle eu un tel poids, dans cette diversité même ? Parce qu’elle se rattache à une longue tradition admise par tous et sa définition comme espace et patrie de tous les arts s’y réfère. L’analyse proposée dans l’ouvrage des cérémonies de Munich, de la construction du Temple de l’art allemand (dont l’« art dégénéré » est exclu), et des cortèges parcourant la ville est significative à cet égard. Le succès populaire est au rendez-vous. Pourquoi ? Telle est bien la question qui oblige encore à s’interroger sur la puissance de l’esthétique, de la mise en œuvre du sensible : par de telles mises en scène, le mythe au sein duquel le peuple devait s’éveiller se déployait vivant devant les yeux de chacun. Une Allemagne de légende devenait réalité. Une Allemagne bien –heureuse, ignorant la guerre et les ennemis. Le peuple était alors réconcilié avec la totalité de son art. 

Mais cette idée d’une puissance de l’esthétique est insuffisante si elle n’enveloppe pas la dimension spécifique du partage du sensible, dans ce cas, du nazisme. Encore se cas n’est-il pas unique, sous cet angle. 

Bien sûr, cet ouvrage fait encore référence à de nombreux éléments à côté desquels ce compte rendu ne peut que passer tant la matière est abondante. Il ne s’interdit pas non plus de relier l’idéologie artistique et esthétique (la « beauté racialement déterminée » écrit Alfred Rosenberg) du nazisme à l’idéologie politique et sociale (eugénisme, antisémitisme, nationalisme) et celle-ci à de nombreuses ramifications étendues dans toute l’Europe. Et si le nazisme en matière artistique n’a innové que très peu, ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas su reprendre à son compte les images livrées par avance dans la culture européenne, en les manifestant autrement. 






20170302

Malraux


André Malraux et l’Europe

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Les Éditions Gallimard mettent en librairie un petit ouvrage – Malraux face aux jeunes, Mai 68, avant, après, Entretiens inédits (Paris, Gallimard, folio, 2016) - dont la lecture peut susciter de nombreuses questions sur le monde contemporain et bien évidemment sur l’Europe. L’ouvrage est composé de deux entretiens avec Malraux, enregistrés en 1967 et 1968, l’un avec 12 étudiants et au ministère des Affaires culturelles, l’autre sous forme d’une conférence de presse à la radio allemande. 

Nous en extrayons quelques éléments. 

Et nous commençons par les propos de Malraux concernant l’Europe (certes, celle des années 1960-1970, dans un monde fracturé d’une autre manière que la nôtre) : 



« [...] ce que je crois, c’est que faire l’Europe est prodigieusement difficile et que ce que nous avons découvert dans les vingt dernières années c’est cette difficulté. Le générale de Gaulle n’a jamais parlé de « l’Europe des patries » - on raconte toujours ça -, ce qu’il a dit est infiniment plus complexe. En gros, ça revient exactement à dire ceci : il faut d’abord faire une Europe économique... » (p. 44-45)

« Si nous sommes en perspective de désir, je dirais que si vous souhaitez contribuer à faire l’Europe, n’hésitez pas, c’est la seule chose véritablement importante qui puisse être faite de notre temps. Que l’Europe se mette à exister, presque tout ce que j’ai dit serait volatilisé. Mais en même temps, ne croyez surtout pas que ça consiste à réunir des gens qui se prétendent délégués ou élus à Strasbourg ou ailleurs, parce qu’alors là on ne changera rien du tout ! Cela ne fera que perpétuer ce que l’on fait déjà depuis un bon moment : une illusion d’Europe, une fausse Europe. » (Ibidem) 



Malraux prend aussi une perspective plus large concernant le devenir des civilisations au sein desquelles l’Europe prend place : 



« Nietzsche a prévu une civilisation dans laquelle les valeurs non seulement ne seraient pas chrétiennes, ce qui est banal, mais ne seraient pas religieuses. Or, notre temps, notre époque, n’est pas parvenu à trouver l’équivalent des valeurs religieuses sur le sens de la vie. Je pense que c’est le problème auquel va avoir à faire la nouvelle civilisation. Elle ne peut pas durer comme elle a commencé. Il faut qu’elle trouve la raison d’être de l’Homme. Nous, je pense que nous ne faisons que commencer à poser les questions. Pour qu’une civilisation se constitue il faut plusieurs siècles, et celle-ci comme les autres mettra plusieurs siècles à se créer. » (p. 74-75) 



Et Malraux de proposer aussi un découpage culturel du monde, au cœur de l’Europe : 



« Il y a un vieux rêve lotharingien que je ne vous rappellerai pas, mais qui signifiait tout de même bien quelque chose. Tout le long du Rhin, il y a une civilisation double. Et je trouve que c’est quelque chose d’extraordinairement précieux pour l’Europe, parce que la Suisse, l’Alsace et la Hollande devraient représenter une sorte de balcon d’observation, à la fois sur la France et sur l’Allemagne, qui pourrait non seulement les rapprocher, mais être en tout cas d’une valeur intellectuelle et spirituelle considérable pour l’humanité. » (p. 82)





Tout ceci ne rend pas compte de cet ouvrage entier. Nous nous contentons de souhaiter donner le goût de lire cet ouvrage qui comporte de nombreuses autres dimensions (sur la jeunesse, la mort, la politique, la révolution, les grands hommes, les relations avec les Allemands, etc.)

20170301

Trump


Michel Rogalski, directeur de la revue Recherches internationales

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Élu le 8 novembre 2016, Donald Trump a pris ses fonctions, en tant que 45e président des États-Unis, le 20 janvier 2017. Élection surprise, dont les thèmes de campagne ne furent pas sans rappeler ceux du Brexit britannique dont le résultat surprit également quelques mois plus tôt. Tout a été dit sur le caractère pittoresque et fantasque du personnage, au point qu’il n’est pas nécessaire de s’y attarder, sauf à retenir, ce que la suite confirmera, l’absence de vision claire, l’imprécision, l’impréparation, l’incohérence et l’imprévisibilité des positions. Bref, la hantise des chancelleries et des chargés du protocole qui adorent le bon déroulement des choses bien préparées.

Cette élection et la campagne qui l’a précédée confirment un grand chamboulement dans le système de valeurs sur lequel le monde occidental s’était constitué. Donald Trump a réussi à imposer quatre thèmes majeurs qui ont constitué le moteur de sa victoire. En réalité unconstat et trois causes. Il a surfé sur le thème du déclin des États-Unis dans le monde et sur la nécessité de retrouver la grandeur passée. Le mot d’ordre « America First ! » fit merveille et rencontra l’adhésion de tous les déclassés et délaissés d’une opulence qui ne profitait qu’à certains. Il suffisait de pointer les responsables de ce déclin pour alimenter les thèmes de campagne. Tout d’abord la mondialisation qui avait dévasté le pays, sinistré des bassins d’emplois et avait surtout enrichi les autres sur le dos des États-Unis. Les accords commerciaux devaient être dénoncés et renégociés au cas par cas, dans l’intérêt du pays. Le libre-échange devait être abandonné et le recours au protectionnisme envisagé. L’idéologie mondialiste à l’oeuvre depuis Reagan et Thatcher devait être tenue pour suspecte. Les responsables de cette situation, les élites, devaient être dénoncés. Démagogie classique qui fit merveille chez des couches importantes de population qui se sentent depuis longtemps délaissées. Les guerres extérieures, sans fin, sans but clair et incapables d’apporter la moindre fierté patriotique au pays furent critiquées. Enfin, le pays en déclin, enlisé dans des guerres lointaines incompréhensibles était dans le même temps envahi par des migrants, notamment hispaniques. C’est de l’ennemi intérieur qu’il fallait s’occuper et en chasser à coups de menton pas moins de onze millions. Ce cocktail d’arguments terriblement efficace emporta la victoire. Le monde occidental, confronté aux mêmes problématiques, prit conscience que ces thèmes faisaient également des ravages politiques, notamment dans une Europe en crise économique, à zone euro atone, confrontée à des politiques austéritaires et donc en perte de légitimité et plongée dans une interrogation existentielle après le vote britannique en faveur du Brexit et la montée de courants eurosceptiques. Bref, ce qui s’était passé au Royaume-Uni et aux États-Unis ne relevait peut-être pas de l’exception singulière et pouvait avoir vocation à s’étendre. D’où la vive inquiétude qui s’empara des chancelleries, jusqu’à Pékin et Moscou, d’autant que le candidat s’était permis de nombreuses saillies et rodomontades sur les affaires internationales au cours de sa campagne.

Mais bien vite, une fois élu, le Président se heurta aux réalités du monde et dut en rabattre. Il comprit vite qu’il ne fallait pas trop fâcher la Chine qui n’était pas démunie d’atouts dans une confrontation. Il a dû vite rassurer Xi Jinping que s’il s’était bien entretenu avec la Présidente de Taïwan, qui avait eu l’habileté de l’appeler, il ne remettrait pas en cause la politique de Washington d’une seule Chine. Malgré son secrétaire à la Défense, le général James Mattis, connu pour sa franche hostilité à l’Iran, Donald Trump respectera l’accord de Vienne sur le nucléaire concernant ce pays, et manifestera simplement son extrême vigilance sur son application. Après avoir traité l’Otan d’obsolète, il se contentera de menacer de ne pas faire jouer l’assistance automatique si le pays membre ne participe pas suffisamment à l’effort du « partage du fardeau », soit 2 % du PIB. Cela fait quarante ans que les États-Unis tiennent ce discours. Les velléités d’expulsions d’Hispaniques furent bien vite ramenées à un chiffre comparable à ce qui avait été fait par Obama. Quant au Mur de la frontière mexicaine, s’il reste dans les intentions, on peut imaginer qu’il connaîtra beaucoup de vicissitudes. De même, il n’est plus question de déplacer l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. Quant à l’existence d’un État palestinien aux côtés d’Israël ou d’un seul État réunifié, aucun diplomate n’est en mesure de comprendre les intentions de Washington. La collaboration renforcée annoncée avec Moscou semble pour l’instant se concrétiser uniquement à travers une présence militaire renforcée en Syrie et plus de coordination sur le terrain. Le rapprochement semble se manifester uniquement dans la lutte contre l’islamisme radical, thème sur lequel la Chine pourrait venir s’associer. Sur nombre de points abordés lors de la campagne et qui avaient fortement inquiété, le nuage de poussière s’est dissipé et c’est plutôt une reculade qui apparaît. Par contre d’autres mesures annoncées furent appliquées, notamment la dénonciation du Partenariat transpacifique (TPP) à la grande joie de la Chine qui a toujours considéré que ce traité l’excluant était tourné contre elle. Ce qui permit à Xi Jinping de faire à front renversé, devant un parterre incrédule, l’éloge du libre-échange à Davos.

Néanmoins, l’ensemble du discours sur l’international traduit des revirements importants et porte des conceptions dangereuses confirmées par des premières mesures. La contribution au budget de l’ONU est sérieusement menacée. La préparation du prochain budget comporte des indications sans équivoques. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’assurer la sécurité américaine au travers d’une augmentation du budget de Défense sans précédent, soit près de 10 %, l’amenant à plus de 600 milliards de $ en 2018, à hauteur d’un peu plus d’un tiers des dépenses mondiales. Certes, on peut relativiser, car comparée au sommet atteint trente ans avant en 1988, cette somme représente aujourd’hui un peu moins de 4 % alors qu’elle dépassait alors 8 % du PIB. Il s’agit sans conteste d’affirmer encore plus une suprématie militaire. Cette orientation n’exclut pas les critiques contre les engagements militaires décidés par ses prédécesseurs et qu’il n’assume pas, les rendant pour partie responsables de l’état détestable dans lequel se trouve le pays. En ce sens, il reste bien sur une ligne isolationniste, à rebours de ce qu’aurait été une diplomatie d’Hillary Clinton. Redonner à l’Amérique sa grandeur ne doit pas être compris au sens d’aller guerroyer aux quatre coins du monde pour imposer un modèle ou civiliser le monde. Par contre, éventuellement pour aller défendre ses intérêts nationaux. La Chine et la Russie seront ses principaux partenaires. L’Europe reste secondaire pour les États-Unis. Trump ne cherche pas à aider Merkel à se faire réélire et sa visite à Washington a été un fiasco car elle n’a rien obtenu et n’a pu montrer qu’elle pouvait « modérer » Trump. Cette orientation budgétaire se fait au détriment de la diplomatie, la culture, la santé et surtout l’environnement. L’Agence de protection de l’environnement (EPA) pourrait être amputée de 2,6 milliards $ sur les 8,3 milliards actuels, soit environ une baisse de 30 %. Car il est un domaine où les convictions du Président sont affichées. C’est un climato-sceptique, très dépendant des lobbies pétroliers, qui cherchera à revenir sur l’Accord de Paris (COP21) ou se dispensera de l’appliquer, entraînant dans son sillage d’autres États, ravis de l’aubaine.

Cette présidence qui démarre n’a pas encore pris toutes ses marques et beaucoup de questions restent dans l’incertitude. Le rapport au monde de Donald Trump sera difficile et dangereux d’autant plus qu’il s’est mis à dos tous ses services de renseignement, essentiels dans ce domaine, et qu’ils n’hésiteront peut-être pas à le mettre délibérément en difficulté. Assurément, une rupture se confirme qui concernera tout l’Occident. On regrettera Obama, mais on se consolera en se disant que ça aurait pu être pire avec Hillary Clinton.



Article paru dans la revue Recherches Internationales (www.recherches-internationales.fr)