20120108

Editorial

Ein gutes neues Jahr
E gudd neit Joër
Happy new year
Feliz año nuevo
Feliz ano novo
Felice anno nuovo
Laimīgo Jauno gadu
Un an nou fericit
Štastlivy novy rok
Šťastn´y nov´y rok
Srečno novo leto
Gott nytt år
Mutlu yıllar
Gëzuar vitin e ri
Sretna nova godina
честита нова година
Godt nytår
Head uut aastat
Sretna nova godina
Onnellista uutta vuotta
Head uut aastat
Ath bhliain faoi mhaise
ΚΑΛΗ ΧΡΟΝΙΑ
Boldog új évet
Farsælt komandi ár
Laimingų naujųjų metų
Sena gdida mimlija risq
Gelukkig nieuwjaar
Szczęśliwego nowego roku






            A l’intersection de deux années, 2011 et 2012, Le Spectateur européen est heureux de présenter ses meilleurs vœux à chacun de ses lecteurs. L’équipe du Spectateur, qui incarne une génération de transition entre le monde ancien des nations et le monde de ceux qui sont entièrement nés dans l’esprit européen, souhaite que chacun de ses lecteurs bénéficie en 2012 des moyens qui devraient être mis à sa disposition pour exercer pleinement son rôle de citoyenne et de citoyen européen.
            Loin de considérer que les problèmes qui nous ont décidés à conduire cette publication jusqu’à cette année sont résolus, nous persévérons à croire qu’il est nécessaire de construire l’histoire de la culture européenne à l’époque contemporaine, une histoire qui nous proposerait une synthèse non-nationale et non-homogène, et qui ferait droit à toutes les contributions que nous pouvons attendre de citoyens pensant et agissant à la hauteur de cette échelle inédite de l’histoire du monde.
            En ce début d’année, c’est un historien qui nous convie à prolonger nos travaux. Christophe Charle, dans un recueil d’articles consacrés à l’histoire culturelle (Dix ans d’histoire culturelle, Villeurbanne, Enssib, 2011), revient sur cette question. Il rejoint la liste des auteurs qui alimentent notre réflexion. Entre autres : Donald Sassoon qui a publié The Culture of the Europeans (New York, HarperCollins, 2006), cet ouvrage qui se donne la longue durée et l’espace d’écriture pour ne rien oublier. Mais aussi Gisèle Sapiro, qui se penche sur L’espace intellectuel en Europe (Paris, La Découverte, 2009), et Anna Boschetti, qui prolonge de telles analyses dans L’espace culturel transnational (Paris, Nouveau monde Editions, 2010).
Donald Sassoon précise que, pour parler de l’Europe, seules les larges vues ont de l’intérêt pour autant qu’elles dessinent « un espace de circulation des idées, des œuvres, des formes symboliques où des structures culturelles et symboliques anciennes (héritage gréco-latin, christianisme, Lumières) et que les multiples conflits et échanges au fil des siècles produisent, au terme de réactions en chaine complexes, des réalités culturelles dont l’identité originelle, locale, régionale, nationale n’est plus tout à fait assignable ». Aussi démonte-t-il ces circulations transnationales propres à l’Europe, au travers de la littérature, des mœurs, et des références transversales.
En un mot, chacun de ces auteurs approche l’Europe par les circulations, les transferts et les réappropriations. Ce qui est essentiel à nos yeux, à nous qui travaillons à livrer régulièrement une matière de réflexion à nos lecteurs du Spectateur européen.
Evidemment, l’horizon d’une telle histoire (à faire) demeure obscurci par la question même de la notion d’Europe, dont le sens a varié dans le débat culturel et politique au cours des deux derniers siècles. S’agit-il de reconstituer un mythe d’une Europe antique ou de reconstituer le généalogie de notre culture contemporaine en tant que mouvement vers l’ouverture des frontières nationales, la transgression des hiérarchies culturelles, le brouillage des pratiques sociales, le changement des représentations de l’espace et du temps ? S’agit-il de reconstituer les composantes successives d’une culture en partie perdue, en partie héritée, produite par l’accumulation des apports et des transferts des diverses parties de l’Europe, ou des espaces extérieurs à l’Europe ? S’agit-il au contraire de tracer les allées du jardin des malentendus et des rejets entre les nations, quitte à conclure à l’absence de culture européenne, en dehors d’une mince pellicule de la culture d’élite qui circule à l’échelle du continent ?  
            A quoi s’ajoute une perspective sur laquelle nous ne pouvons faire l’impasse, alors que tant de doctrines et de gouvernement cherchent à la gommer de notre horizon : le rapport de voisinage, de solidarité et d’entraide avec les différentes cultures et les différentes histoires du monde contemporain. Nous ne pouvons nous contenter de donner force et ampleur aux axes Nord-Sud, Est-Ouest, à une potentielle Union pour la Méditerranée (bien malmenée), à un partenariat Oriental. Il convient de lancer des politiques de solidarité dans tous les sens, sans se restreindre à des zones réputées indiscutables, qu’il s’agisse de géographie, de culture ou de normes démocratiques.
            Les dossiers que nous nous apprêtons à publier cette année le prouvent.

L’équipe du Spectateur européen.


20120107

Montesquieu in Deutschland

            Les écrits de Montesquieu (1689-1755) portant sur l’Allemagne sont peu connus. L’auteur a entrepris un long voyage outre-Rhin au cours duquel il a pris des notes. Elles contiennent à la fois des notations sur la vie quotidienne et les difficultés du voyage et des notes plus élaborées concernant l’organisation politique de l’Allemagne. Ces dernières remarques sont d’autant plus importantes qu’elles reviendront sous d’autres formes dans les grands écrits politiques du philosophe. Un livre récent de l’historien Jürgen Overhoff en rend compte.
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Montesquieu’s writings (1689-1755) on Germany are little known.  The notes that the writer took during his trip accross the Rhine contain both thoughts about daily life and the difficulties of travel, as well as more complex thoughts about Germany’s political organization.  These latter views will later emerge under different forms in the philosopher’s great political works.  A recent book by the historian Jürgen Overhoff retraces these.
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über den Buch von Jürgen Overhoff : Jürgen Overhoff ist Historiker und hat sich mit den pädagogischen Ideen der Aufklärer des 18. Jahrhunderts befasst. Verlag : Société maubeugeoise d’édition, 2011. 
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            Gli scritti di Montesquieu (1689 – 1755) sulla Germania sono poco conosciutie. L’autore francese aveva intrapreso un lungo viaggio dall’altra parte del Reno, nel corso del quale prese alcune annotazioni. Esse contengono allo stesso tempo delle note sulla vita quotidiana, le difficoltà del viaggio ed alcuni appunti più elaborati che trattano dell’organizzazione politica della Germania. Queste ultime osservazioni sono così importanti che  ritornano sotto altre forme nei grandi scritti politici del filosofo illuminista precedente alla rivoluzione del 1789. Un libro recente dello storico Jürgen Overhoff ne rende conto.
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Los escritos de Montesquieu (1689-1755) en Alemania son poco conocidos. El autor ha realizado un largo viaje por el Rin, en la que tomó notas. Que contienen las calificaciones de la vida diaria y las dificultades del viaje y las notas más detalles sobre la organización política de Alemania. Estas últimas observaciones son aún más importantes, ya que volverá en otras formas en los escritos políticos más importantes del filósofo. Un reciente libro del historiador Jürgen Overhoff en los informes.
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            Montesquieu entwikelte seine Gedanken auf langen Reisen durch Frankreich und Europa, wo er Anschauungsunterricht zur Vielfalt der Lebensformen und Verfassingsordnung seiner Zeit erteilt bekam. So etudierte er die von ihn gepriesenen Mechanismen der Gewaltenteilung ertsmals während eines Aufenthaltes in England. Hier erliessen seit der Glorreichen Revolution von 1688 die gewählten Repräsentanten der Bürger gemeinsam mit dem König und den obersten Lords im Parlament von Westminster die Gesetze.
            Seine Reisen sind von allen Kennern seines Lebenswerks dokumentiert worden. Umso erstaunlicher ist es, dass die längste seine politisch-philosophischen Exkursionen bislang nicht die gleiche Aufmerksamkeit gefunden hat : seine Reise nach Deutschland, ins Heilige Römische Reich Deutscher Nation.
            Obgleich Montesquieu sehr detaillirte Notizen und Briefe über seine Erlebnisse jenseits des Rheins verfasste, sind diese noch gar nicht ausgewertet worden.
            Am Anfangs des Weges zu dieser bedeutsamen Entdeckung steht eine holprige Kutschfahrt.  Kaum hat Montesquieu zu beginn des Monats April 1728 den Rhein überquert, da erleidet sein Wagen unweit von Karlsruhe einen Achsbruch. Wie so viele Deutschlandreisende dieser Zeit verflucht er den schlechten Zustand der Stassen im Reich. In seinem mit grosser Akribie geführten Reisejournal schimpft er, der Unfall sei « une catastrophe ». Gerade hat er noch in einem Brief an dire Pariser Freundin Anne de Courcelles, Marquise de Lambert, grossspurig anerkündigt, das gesamte Reich bereisen zu wollen. Diesen Plan muss er nun notgedrungen abändern.
            Schweren Herzens verzichtet er auf dem Besuch Hamburgs. Eine Tour in die Nördlichste Region des Reiches würde ihn unter den neuen Umständen mehr Zeit kosten, als ihm für die Rundreise insgesamt zur Verfügung steht.
            Er besichtigt zunächst Regensburg, wo der nun wieder vergnügte Montesquieu eine eifersüchtige Freundin in einem Brief nach Frankreich.
            Entlang der Donau fährt er dann weiter nach Wien, in die Jahrhundertealte Residenzstadt der deutsche Kaiser aus dem Hause Habsburg. In den österreichischen Landen besucht er ausserdem noch Graz, Laibach und Triest.
            Von München aus reist er über Augsburg, Ludwigsburg, Mannheim nach Frankfurt am Main, dann durchs Rheinland nach Bonn, Köln und Düsseldorf une weiter nach Münster, Hannover, Braunschweig und Wolfenbüttel.
            Er ergötzt sich an der sehr schönen « und ausserordentlich gefälligen » Landschaft im Süden, besonders im Herzogtum Würtemberg und in der Umgebung von Heidelberg.
            Der Geniesser Montesquieu stellt in Deutschland auch einen ausgeprägten Sinn für die Schönheiten der Künste unter Beweis. Die damals noch grandios ausgestattete Düsseldorfer Gemäldegalerie beeindruckt ihn mit Arbeiten von Rubens, van Dyck, und Raffael weit mehr als die berühmtesten Kunstsammlung Italiens.
            Scloss Nymphenburg, die Sommerresidenz der bayerischen Herrscher, erstrahlt vor ihm in « überbordendem Glanz » und ist, wie er befriedigt notiert, im « besten französischen Stil errichtet ». In der sehr grossen Stadt Köln, die « fast so gross ist wie Paris », besichtigt er die Bauruine des Doms, von der, so scheint ihm, ein ganz eigener Reiz ausgeht.
            Das allerschönste Gebäude jedoch, das er in Deutschland zu Gesicht bekommt, ist das Augsburger Rathaus, dessen prachtvolle Kessetendecke im Goldenen Saal jedem Betrachter ehrfürchtige Bewunderung abnötigt. Dass die Freie Reichsstadt von Protestanten und Katholoken streng paritätisch und im friedlichen Miteinander regiert wird, verstärtkt die erhebende Wirkung des Ortes nur noch mehr. Eine solche démonstration religiöser Toleranz ist zu dieser Zeit in Frankreich nicht denkbar.
            Wiewohl sich Montesquieu in seinem Briefen und Aufzeichnungen als unermüdlicher Protokollant aller noch so trivialen Kleinigkeiten erweist, gilt sein grösstes Organisationsform des Reiches. Deutschland ist, anders als Frankreich, nicht zentralistisch organisiert, sondern verfügt über eine Verfassungsstruktur, die den einzelnen Ländern, Territorien und Freien Städten, aus denen es besteht, grosse Freiheiten lässt. Bayern, Württemberg und Sachsen order Regensburg, Augsburg und Hamburg agieren fast « wie souveräne Staaten ». Und dennoch sind sie allesamt « Glieder » eines « politischen Körpers ». Wie aber, fragt sich der erstaunte Franzose, kann eine derartige « Union » von Staaten « überhaupt funktionnieren, und welche Begriff von Staatlichkeit soll man anwenden, um das Reich zu beschreiben.
Jürgen Overhoff : „[...] als [Montesquieu] Deutschland im Herbst 1729 » sehr betrübt « verlässt, weil er sich dort wohlgefühlt hat, ist er davon überzeugt, dass das Reich, trotz aller Einwände im Grunde einen vorbildlichen Weg politischer Organisation gefunden hat : den Staatsaufbau auf zwei Ebenen. Bändigten die Deutschen Preußen und gewährten sie den Einwohnern der Fürstentümer ähnliche Freiheiten wie den Bürgern der Städte, sei ihr Staatswesen ein völlig neuartiges Musterbeispiel des föderativen, bündischen Organisationsprinzips. Das Potenzial dazu habe das Reich bereits, weshalb Montesquieu es im Esprit des Lois ausdrücklich als République fédérative d’Allemagne bezeichnet, ein Begriff, der sich mit »Bundesstaat « oder, etwas freier, mit » Bundesrepublik Deutschland « übersetzen lässt » (Zeit Online).
            Am 11 Oktober 1729 verlässt er Deutschland, über Holland kehrt er nach Frankreich zurück.

(Extraits du livre de Jürgen Overhoff)


20120106

Diplomatie participative ? II

Henri Rouillé-d'Orfeuil
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Although non-governmental diplomacy is just at its beginnings, non-governmental actors, mainly NGOs, have often played important roles in a number of diplomatic breakthroughs.  Indeed, over the last 15 years, whether considering peace negotiations (human rights, mines, weapons...), international law (international criminal courts...), the environment (Agenda 21, Kyoto protocol, convention on biological diversity...), the social sphere (millennium objectives for development, public aid for development...), the financial realm (poor countries debt, international taxation debates...), or the commercial domain (commercialisation of generic medication, regulation of agricultural markets...), NGO actions have had significant clout.
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Hukumetler disi diplomasisi daha yeni yeni sekillenirken, STK'lar gibi bazi aktorlerin bu alandaki cesitli mudahaleleri daha simdiden uluslararsi iliskiler cercevesinde onemli rol oynamaya basladi. 15 senedir yapilan calismalar sonucunda pek cok alanda ilerlemeler kaydedildi. Zira, baris ve guvenlik, uluslararsi hukuk, cevre, sosyal ve finans alanlarinda bahsi gecen aktorler onemli mudahalelerde bulundular. Bir baska alan ise ticaret : bu alan vasitasiyla saglik sektorunde onemli ilerlemeler kaydedildi. Ancak son senelerde STK'larin cevre alanindaki ''aktivismi'  uluslararasi toplum tarafindan buyuk alkis topladi
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La diplomazia no-governativa relativamente recente e, già, gli attori non governativi, e principalmente gli ONG, possono rivendicare di avere giocato un ruolo importante, e talvolta maggiore, nella concretizzazione di numerose avanzate diplomatici. Da una quindicina di anni, il bilancio è significativo che si trattasse di negoziazioni nel campo della pace e della sicurezza (riconoscenza dei diritti umanitari, interdizione delle mine anti-personale e delle armi a sotto-munizione) nel campo del diritto internazionale (che istituisce il Tribunale penale internazionale...) nel campo ambientale (Agenda 21, Convenzione sui cambiamenti climatici e Protocollo di Kyoto, Convenzione sulla diversità biologica ...) nel campo sociale (Millennium Development Goals per lo sviluppo, la difesa di ...), pubblico allo sviluppo nel settore finanziario (trattamento del debito dei paesi poveri, il dibattito internazionale sulle tasse ...), nel settore commerciale (clausola della salute pubblica e l'accettazione di farmaceutici generici, regolamentazione dei mercati agricoli ...).
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El DNG se encuentra aún en su prehistoria, pero ya, los actores no gubernamentales, principalmente las organizaciones no gubernamentales, pueden afirmar que han desempeñado un papel importante, de mayor o, en la realización de muchos avances diplomáticos. Durante quince años, los resultados son significativos si las negociaciones en el ámbito de la paz y la seguridad (el reconocimiento del derecho humanitario, que prohíbe las minas antipersonal y las bombas de racimo, munición, ... ) en el campo del derecho internacional (que establece la Corte Penal Internacional ...) en el campo del medio ambiente (Agenda 21, la Convención sobre el Cambio Climático y el Protocolo de Kyoto, el Convenio sobre la Diversidad Biológica ...) en el campo social (objetivos los Objetivos de Desarrollo del Milenio, el funcionario de la defensa la ayuda al desarrollo ...) en el sector financiero (el tratamiento de la deuda de los países pobres, el debate sobre impuestos internacionales ...) en el comercio (protección de la salud la aceptación pública de los medicamentos genéricos, la regulación de los mercados agrícolas ...).
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La DNG n’en est encore qu’à sa préhistoire et, pourtant déjà, les acteurs non gouvernementaux, et principalement les ONG, peuvent revendiquer d’avoir joué un rôle important, et parfois majeur, dans la concrétisation de nombreuses avancées diplomatiques.    Depuis une quinzaine d’années, le bilan est significatif qu’il s’agisse de négociations dans le domaine de la paix et de la sécurité (reconnaissance des droits humanitaires, interdiction des mines anti-personnel et des armes à sous-munition,…), dans le domaine du droit international (création de la cour pénale internationale…), dans le domaine environnemental (Agenda 21, convention sur le changement climatique et protocole de Kyoto, convention sur la diversité biologique…), dans le domaine social (objectifs du millénaire pour le développement, défense de l’aide publique au développement…), dans le domaine financier (traitement de la dette des pays pauvres, débat sur les taxes internationales…), dans le domaine commercial (clause de sauvegarde en matière de santé publique et acceptation des médicaments génériques, régulation des marchés agricoles…).

Ce bilan est flatteur, mais il est possible de le relativiser. Malheureusement, les avancées diplomatiques ne se traduisent pas toujours par une mise en œuvre effective. Les ONG contribuent aux effets d’annonce sans lendemain, qui ne sont gênants que si ces pratiques sont publiquement dénoncées. Le contrôle de la mise en œuvre des accords devient donc une tâche importante pour les acteurs non gouvernementaux qui ont pu contribuer à l’issue positive de chacune des négociations.

On peut aussi minimiser le rôle des ONG puisqu’elles n’ont pas de responsabilité directe dans la signature des accords, qui est et reste l’apanage des gouvernements (et personne ne demande qu’il en soit autrement). C’est donc toujours par le biais d’alliances entre gouvernements qu’une majorité se construit et qu’un accord peut être signé. Le rôle d’initiateur ou de force de pression des ONG est donc difficile à pondérer. Enfin, il est à noter que certaines négociations concernant certaines mesures ou droits nouveaux sont si lourdes de conséquences stratégiques, géopolitiques ou économiques qu’il est hors de question de laisser libre cours à l’imagination et aux ONG. Les gouvernements eux-mêmes n’ont qu’un pouvoir limité sur ces sujets. Les grands acteurs globaux et des lobbies autrement plus puissants entrent alors en jeu. Néanmoins, même face à ces bastions imprenables, les acteurs non gouvernementaux ont joué un rôle significatif dans la prise de conscience d’une partie croissante des opinions publiques de l’importance de considérer ces bastions avec une autre approche que celle de la pensée unique. L’interrogation sur les bienfaits d’un libre échange doctrinal ou de la mondialisation, ou sur la nécessité d’engager la guerre d’Irak, a été largement alimentée par les mouvements altermondialistes.

Quoi qu’il en soit et même minimisé, ce bilan est surprenant si l’on considère la faiblesse des ONG. Le secret de la relative efficacité des ONG mérite d’être percé. L’analyse de leurs pratiques, la comparaison de celles-ci selon les types de négociation, qui diffèrent selon les sujets (paix et sécurité, commerce, économie et finance, environnement, domaines sociaux, culture,…), la caractérisation des différentes DNG des ONG, des syndicats, des collectivités territoriales et leur comparaison peuvent être riches d’enseignement. C’est un des objectifs du Programme DNG.

Nous observons qu’aujourd’hui les acteurs non gouvernementaux procèdent souvent de la même manière : choisir un domaine et une cible concrète, documenter le sujet et élaborer une position et des propositions de négociation, engager une campagne en direction de l’opinion publique, faire alliance avec un gouvernement pour introduire dans l’espace diplomatique ces propositions, soutenir le cheminement intergouvernemental de ces propositions, entre temps, gouvernementalisées.


A nouveau pouvoir, nouvelle responsabilité


L’ouverture des processus de négociation, l’arrivée de nouveaux acteurs dans ces processus et le renforcement de leur influence sur l’évolution des négociations entrainent une redistribution des pouvoirs entre les différents types d’acteurs. Il ne s’agit plus de quelques pays comme autrefois, ou quelques dizaine de pays comme au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Il ne s’agit plus seulement des deux cent pays membre de l’ONU, mais de milliers ou centaines de milliers d’acteurs non gouvernementaux qui, à différentes échelles, participent aux processus diplomatiques. Du côté gouvernemental, la mobilisation de ces acteurs et la recherche d’alliances permettant de renforcer son propre camp et sa capacité à mener la bataille diplomatique, sont aujourd’hui prioritaires pour des diplomaties modernes.

Du côté des acteurs non gouvernementaux, la fédération des acteurs de sa famille permettant de constituer des acteurs collectifs internationaux puissants est un enjeu majeur. L’émergence d’un forum favorisant des interactions au niveau international entre ces acteurs de statuts et de légitimités différentes intéresse les organisations internationales. Elles s’efforcent chacune d’attirer en leurs seins cet espace interactif.

Dans ce processus quelque peu brownien, les Etats nationaux perdent du poids, alors que les acteurs non gouvernementaux gagnent du pouvoir d’influence. Mais à ce pouvoir nouveau doit correspondre une responsabilité plus grande pour que l’exercice de ce surcroît de pouvoir soit utilisé à bon escient. Pour beaucoup, les acteurs non gouvernementaux sont déjà au-delà de leur limite de responsabilité, c’est-à-dire risquent d’entraîner les gouvernements dans des aventures périlleuses.

Ces risques sont de différentes natures. Ils appellent sans doute la définition d’un cadre et de règles s’appliquant aux interactions décrites, par exemple une rigueur dans la mesure de la représentativité des acteurs concernés. Ils nécessitent aussi de la part de ces acteurs le respect de disciplines nouvelles ou le renforcement de compétences dans plusieurs domaines. Par exemple :

-          une meilleure connaissance des domaines qui sont l’objet des négociations : les négociations concernant souvent des domaines très techniques, il est peu probable que des ONG généralistes engagées dans de multiples domaines puissent se doter d’une réelle compétence à moins d’établir une coopération avec des milieux experts de la recherche ou des professions concernés.

-          une plus forte relation avec les réalités locales et les partenaires touchés par une négociation : la relation aux « victimes » doit être une relation de service, permettant aux personnes ou communautés intéressées de participer au débat et à la négociation.

-          un engagement plus fort dans la résolution sur le terrain des problèmes en discussion : Les ONG, qui interviennent dans les processus diplomatiques, se limitent souvent à un rôle de censeur des gouvernements. La crédibilité des ONG, qui agissent sur le terrain avec des partenaires, victimes d’une absence de droits et de moyens dans les domaines qui se discutent au niveau international, est plus grande. Elles seront mieux respectées par les autorités, par les journalistes et les autres médiateurs. 

-          une indépendance rigoureuse vis-à-vis des gouvernements, des intérêts économiques ou de divers pouvoirs (sectes, mafias,…).

-          enfin, l’importante question de la représentativité, qui doit être liée aux mandants, membres de l’association ou du syndicat ou de la fédération ou de la confédération. La représentativité n’est pas tant celle du nombre des membres, qui sera de toute façon peu de chose au regard des presque sept milliards de citoyens du monde, mais de la nature des organes de gouvernance et des implantations. Les ONG internationales, en général originaire du Nord du monde, du fait de leur puissance parlent haut et fort sur la scène internationale au nom de la société civile mondiale. Il y a là un abus qui est souvent dénoncé par les associations et mouvements des pays du Sud et qui appelle des correctifs. Quoiqu’il en soit la question de la représentativité est une question clé pour la reconnaissance de la légitimité des acteurs non gouvernementaux.



20120105

Culture et Europe

Christian Ruby
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            Autour de 6 ouvrages parus ces derniers mois, l’auteur brosse un tableau des travaux portant sur la culture, en Europe et dans le monde. Ce tableau permet de réfléchir à la condition qui est faite à la culture dans le cadre européen, mais en prenant pour cadrage les industries culturelles et les résistances que suscitent leurs produits.
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Es gibt Dinge, die lassen sich auch mit Zahlen nicht erklären. Zum Beispiel : Kultur. In diesem Beitrag, einige Bücher des Jahres über Kultur. Sie erweisen sich zielsichere Abrechnung mit einem gesellschaftlichen Trend.
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Son aylarda yayimlanan 6 kitabi ele alarak, yazar Avrupa'da ve Dunya'da kulturle ilgili gerceklesen calismalari yorumluyor. Bu yorumlar Avrupa'da kulturun yerini tartmak acisindan son derece onemli.
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Referencing 6 books published in the past 6 months, the author highlights the tasks accomplished focusing on culture in Europe and in the world.  This depiction places in perspective not only the state of culture in the European context, but also links culture to the cultural endeavors and resistances generated by its development.


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L’autore offre una panoramica dei lavori per la cultura, in Europa e nel mondo attraverso i 6 libbri che ha pubblicato negli ultimi mesi. Questa tabella viene utilizzata per far riflettere sulla condizione che è fatta per la cultura nel quadro europeo, prendendo un inquadramento adeguato; le industrie culturali e le resistenze generate dai loro prodotti.
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A propos de 6 ouvrages :

-         Martel Frédéric, Mainstream, Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Paris, Flammarion, 2010.
-         Schiffrin André, L’argent et les mots, Paris, La Fabrique, 2010.
-         Levine Lawrence w., Culture d’en haut, culture d’en bas, L’émergence des hiérarchies culturelles aux Etats-Unis, Paris, La Découverte, 2010.
-         Reuzé Sébastien, Numéristique, Bruxelles, La Lettre volée, 2009.
-         Mondzain Marie-José, Une société sans art et sans culture, vidéo, Cassandre, 15 juin 2010.
-         Comolli Jean-Louis, Cinéma contre spectacle, Paris, Verdier, 2009.

Commençons par relever l’épaisseur d’une atmosphère : l’heure est manifestement à la gravité ! Au pessimisme sans doute aussi, concernant la culture et son devenir actuel. Mais, comme nous allons l’observer, si le constat semble étrangement semblable, à quelques nuances près qui tiennent souvent aux terrains d’exploration choisis, les conséquences qui en sont tirées ne sont pas du tout identiques.
            La situation est donc grave, parce que nous sommes dans une société qui ne se contente plus de commencer à transformes la culture en une marchandise (Adorno, Arendt, Benjamin, ...), mais qui tourne à plein régime à partir du déploiement des industries culturelles (Stiegler, Schiffrin, Mondzain, ...). Le consumérisme planétaire développé, sur le modèle US, fait des industries culturelles le bras armé du contrôle du comportement, pour le soumettre au rythme propre des changements de la spéculation. Et pour faire fonctionner l’ensemble, non seulement la culture se développe sous mode de service commercial (Mondzain), mais encore les oeuvres sont formatées à partir de modèles de référence (Martel) et les maisons d’édition, par exemple, sabordent les livres difficiles et les traductions parce que ce ne sont pas des ouvrages rentables (Schiffrin).
            La victoire du commerce dans le domaine culturel est le point commun de ces ouvrages et le point pivot de ces pensées. Au rythme actuel des mutations, nous ne sommes pas uniquement condamnés à vivre dans une société de profit, nous vivons aussi dans une société qui ne construit plus ses liens que par le commerce et le profit. Nous ne sommes plus que les clients du monde que nous partageons. Situation qui s’achève en obsolescence du monde lui-même depuis que la culture circule sous les mêmes règles que toutes les autres marchandises. Et pour aller plus loin encore, on peut dire que la commercialisation de l’éducation et de la culture finit par abolir la vie politique, qui elle aussi a besoin, pour être pleinement politique, de repose sur une culture vivante et vivifiante, une culture qui est la condition même de débats dans la société, qui permet la circulation de la parole et est la condition même de l’invention et de l’interférence entre les citoyennes et les citoyens.
            Tout cela semble confirmé par l’enquête minutieuse conduite auprès des grands groupes commerciaux producteurs de la culture commerciale (mainstream). « Mainstream », parce que « dominante », « grand public ». « Mainstream », de ce terme qu’on emploie généralement pour un média, un programme de télévision ou un produit culturel qui vise une large audience (Martel). »Mainstream » encore parce qu’elle transforme le spectateur en touriste, le lecteur patient en lecteur impatient et réducteur, ... (Reuzé).
            L’art le plus ambigu de ce point de vue, puisque lors de sa réinvention par Hollywood, il avait déjà subi des mutations ; cet art ambigu donc qu’est le cinéma n’arrive plus à masquer sa propre dérive vers le commerce (Comolli). Le spectateur ne plonge plus dans une expérience subjective au fond même de la salle obscure. Il se retrouve devant des oeuvres qui n’ont plus d’autre fonction que d’homogénéiser les réalités du monde. Il s’est mué en spectacle. Et le spectacle a gagné et le monde est livré à l’omniprésence visuelle et sonore du marché. L’hégémonie du spectacle généralisé façonne notre regard et colonise notre pensée. La victoire du visuel fabrique des spectateur abandonnés à leur cécité, et ne laissent sur le champ de bataille que des simulacres d’images servant à masquer la complexité du monde.
            Le moins désespéré sans doute est André Schiffrin (le moins seulement). Certes, pour lui la situation est grave. On ne peut plus publier les livres qui sont essentiels, les livres difficiles, ou les traductions. Dans les maisons d’édition en effet, la structure de la décision a changé. Désormais ce ne sont plus les éditeurs cultivés qui décident quoi que ce soit, ce sont les commerciaux qui décident. Ils ne se demandent plus si le livre est important. Ils se demandent quel est le marché de référence. Pourtant, ajoute Schiffrin, on voit se développer de nombreuses nouvelles maisons d’édition qui montrent non seulement qu’on peut résister à la situation en cours, mais encore que des structures viables de publications culturelles sont encore envisageables. Il est donc question ici des librairies indépendantes, ainsi que des pays qui ont su promouvoir des modèles culturels marginaux par rapport au modèle mondial dominant (la Norvège).
            Il reste que, au terme de la lecture approfondie de ces ouvrages ou de l’audition de ces prestations publiques des auteurs cités ci-dessus, on est en droit de se demander plusieurs choses.
-         Ce pessimisme résulte-t-il d’analyses du réel, ou guide-t-il ces analyses ?
-         Dans quelle mesure est-il impossible de dégager des affirmations différentes, en matière de culture, de cette description d’un monde si formaté ?
-         Le développement des industries culturelles ne donnent-ils pas lieu à des contradictions qui pourraient être mieux relevées ?
-         Est-ce que le présupposé d’une perspective différente n’est pas bridée dans ces propos par la visée d’une révolution à venir, alors que cette condition n’est peut-être pas la plus propice à des transformations ?
           
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20120104

Haïti/Europe et retour


Stanislas d'Ornano
Docteur en Sciences Politiques
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Haiti, a distant island for a European? Certainly not!  Not only would this be contrary to History, it would also symbolize a narrow understanding of the concept of Europe and its exposure to others.  Haiti was the first Black republic in history (1804).  Obtaining independence after the local population’s uprising against the French army, the country entered into a revolution whose significance is yet to be fully understood.  This was a lesson in freedom given by Haitians to Europeans.  Plus, the French, and all Europeans by extension, have yet to learn the history behind Haitian-French-European relations in order to fully grasp the types of relationships Europeans develop with the rest of the world.
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Haiti, bir Avrupali icin uzak bir ada mi ? Hayir. Bu dusunce tarihe aykiri olmakla beraber, Avrupa'nin dar, sinirli ve otekiye kapali bir dusunce oldugunu gosterir. Halbuki Haitililer 1804'te bir Cumhuriyet kurarak tarihte o dunyada insa edilen, yapilanan ilk Cumhuriyeti kurmuslardi. Kendilerini Fransizlara karsi savunan Haitililer onemli bir devrime imza atarak tarihte pek cok kulturun ders almasi gereken bir ayaklanmaya imza attilar.Hatta Avrupalilara bir ‘’ozgurluk’’ dersi verdiler. Kendilerine karsi. Ayrica Fransizlar ve uzanti olarak Avrupalilar  Fransa-Haiti-Avrupa iliskisini inceleyerek Avrupa'nin ''Otekiyle'' kurdugu iliskiyi daha iyi anlayabilirler
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Haiti, una isola remota per un europeo? Ovviamente no. Questo sarebbe non solo contrario alla storia, ma fa pure vedere una concezione stretta e limitata del’Europa e della sua apertura verso gli altri. E' stato li che la prima repubblica nera della storia (1804) fosse realizzata. Divenne indipendente dopo la rivolta degli schiavi contro l'esercito francese, il paese entra in una rivoluzione radicale per la cui dobbiamo ancora imparare il significato. Dà una lezione di libertà agli europei contro loro se stesso. Inoltre, il francese, e per estensione gli europei devono imparare la storia delle relazioni Francia / Haiti / Europa, cosi per poi potere analizzare le tipologie dei rapporti che gli europei stanno costruendo con il mondo esterno.
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Haïti et l’Europe ont cinq siècles d’histoire commune. En 1517, débuta la première déportation d’esclaves africains par les colons espagnols destinés à remplacer les indiens Arawaks massacrés, pour continuer l’exploitation des ressources de l’île, qui deviendra la « perle des Antilles ». Alors commença, pour le poète René Depestre «la longue saignée de la végétation de clarté de mon peuple ». Au cours de l’année 2010, d’autres écrivains ont débusqué derrière le séisme du 12 janvier – sur un mode intimiste (Dany Laferrière) ou anthropologique (Yanick Lahens)  les failles sociales, politiques, économiques, qui au-delà de la faille géologique, remontent à ces origines.
La pérennité de ces failles est appréhendée le plus souvent aujourd’hui comme l’expression d’une fatalité, d’une malédiction, d’une vocation à l’inexistence. L’objet des articles proposés est de mettre en relief des éléments et analyses qui, à l’encontre de cette paresse, campent le terrible face à face multiséculaire entre Haïti et l’Europe. Si les haïtiens d’aujourd’hui sont tout autant des descendants d’esclaves et des descendants de résistants à l’esclavage, c’est que le besoin d’une reconnaissance réciproque, mais aussi la persistance d’une double haine de soi (le « sanglot » de l’homme blanc ;  la méfiance à l’égard de toute institution humaine) constituent les ressorts d’une relation inscrite dans le temps long. Relation qu’une puissante tradition littéraire a su mettre en tension, entre mémoire et oubli.
Serons envisagés successivement les conséquences durables sur Haïti du système esclavagiste (I), la complexité des regards croisés entre intellectuels ou écrivains haïtiens et européens à propos de la question centrale de l ‘émancipation (II) et la thématique d’une nécessaire refondation sociétale, au cœur des stratégies contemporaines d’écrivains haïtiens (III). Le premier point sera traité autant sous l’angle des tensions spécifiques à la société haïtienne que celui d’une continuité d’un rapport de domination. Le second abordera le face à face entre une pensée radicale de l’émancipation – portée à la fois par les acteurs des événements ayant conduit à la première république noire (1791-1804) et par une tradition littéraire de résistance -, et ses impensés européens. Dans le dernier point enfin, il sera question de l’expression actuelle de cette vision d’émancipation, telle qu’elle se déploie dans des stratégies littéraires très différenciées : créole VS français ? Critique sociale et politique VS conquête d’une citoyenneté du monde ? Poétique de la tension entre mémoire et oubli.




20120103

Europe ouverte/fermée

Philippe Perchoc
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Panique aux frontières. Enquête sur cette Europe qui se ferme
Eric L’Helgoualc’h
Editions Max Milo
Essais-Documents
09/06/11


Le livre d’Eric L’Helgoualc’h, Panique aux frontières. Enquête sur cette Europe qui se ferme publié chez Max Milo, arrive à point nommé pour revenir sur l’un des débats trans-européens les plus chauds de ces dernières années : quelle politique migratoire pour l’Europe ? Dans une enquête menée aux frontières du continent, en Méditerranée et en mer Egée, et au cœur du système institutionnel de l’UE, l’auteur montre combien l’Union peine à concilier ses idéaux universels et les populismes qui montent en son sein.
L’enquête commence en Méditerranée. C’est dans cette région que la hausse de l’immigration illégale a été la plus spectaculaire dans les années 2000. « Entre 2006 et 2008, les arrivées de migrants ont augmenté de 64% en Italie, 100% à Chypre et 400% en Grèce. » L’Italie est ainsi devenue une terre d’immigration après avoir longtemps été une terre d’émigration. « En 2001, l’Italie comptait 1,3 millions d’étrangers enregistrés. Moins de 10 ans plus tard, ce chiffre s’élevait à 3,8 millions. » Les autorités de ces pays sont dépassées par cette hausse, surtout un micro-Etat comme Malte, d’autant que cette immigration est aujourd’hui combinée avec une crise économique gravissime. Les deux phénomènes interagissent en nourrissant une xénophobie et un populisme en hausse dans bon nombre d’Etats européens.
L’Union européenne apparaît pour ces populistes comme une aggravation de la menace, le règlement européen Dublin II a instauré un vrai système d’expulsions internes : les migrants illégaux sont renvoyés dans le pays par lequel ils sont entrés dans l’espace Schengen. Ces Etats-frontières eux-mêmes tentent de les renvoyer vers les pays par lesquels ils ont transité avant d’entrer sur leur sol : Turquie, Libye, Maroc… Ces derniers sont bien entendu réticents à ces mécanismes de réadmissions que l’Union européenne essaie de conclure systématiquement avec eux. Certains Etats, comme l’Italie, ont donc décidé de « prendre les choses en mains » et de négocier directement avec la Libye par exemple. Les liens entre le gouvernement de Rome et celui de Tripoli se sont resserrés de manière spectaculaire dans les années 2000, sur fond de gros contrats pétroliers. L’Italie a ainsi sous-traité son « problème migratoire » au régime libyen sans que l’UE n’y trouve rien à redire.
Or, la question de l’immigration économique n’est pas la seule en cause. Elle se double de celle de l’asile. Une partie des clandestins tentent, en effet, de quitter leurs pays pour des raisons humanitaires et l’UE éprouve toutes les difficultés du monde à séparer l’immigration illégale pour raisons économiques et pour raisons humanitaires. Le renvoi des clandestins vers des régimes aussi peu soucieux des droits de l’homme que la Libye pose pour le moins la question de la cohérence de l’action européenne. Cette « solution » insatisfaisante sur le flanc sud de l’UE semble pourtant avoir donné des résultats. Eric L’Helgoualc’h rappelle que les flux de migrants clandestins avant le début des révolutions arabes ont été largement asséchés, tout du moins pour leur partie la plus visible, celle des migrants illégaux arrivant par voie de mer. Mais, l’auteur souligne que les migrations illégales fonctionnent comme un « water-bed », quand on appuie d’un côté du matelas rempli d’eau, celle-ci se masse en un autre point du lit.
Le second « front » visité par l’auteur se situe en mer Egée, entre l’île de Lesbos et les Thraces grecque et turque. Les migrants profitent des centaines d’îles de la mer Egée pour tenter d’entrer en Grèce et, de là, partir pour l’Allemagne ou les autres grands pays européens moins touchés par la crise économique. En Grèce, les autorités sont dépassées. Leur système embryonnaire de gestion de l’asile n’est pas taillé pour faire face à de tels afflux de demandeurs. Athènes demande l’aide de l’Union et se décide à construire un « mur » terrestre entre la Thrace grecque et turque, sans que là encore l’UE ne s’inquiète de la construction d’un mur entre un pays membre et un pays candidat.
Dans tous les cas, l’Union européenne essaie de fournir de l’assistance par le biais de Frontex, une agence située à Varsovie. Cette dernière essaie de coordonner l’action européenne et d’envoyer sur place des forces de police des Etats membres pour appuyer les autorités locales, parfois avec succès comme au large des Canaries. Pourtant, la question du rôle de l’agence et de ses moyens se pose. Officiellement, elle veut lutter principalement contre les filières et non contre les migrants eux-mêmes, mais « en 2009, l’ensemble des opérations conjointes a permis d’enregistrer l’entrée illégale de 165 700 personnes, de détecter 251 700 étrangers en situations irrégulières et d’arrêter seulement 6 600 « facilitateurs » selon le terme d’usage. »
De plus, l’action européenne s’appuie sur la création de multiples bases de données biométriques permettant de lutter contre le « tourisme consulaire » ou contre la destruction de leurs papiers par les migrants. Au moment où l’UE fait remarquer aux Etats-Unis que leurs pratiques dans le domaine de la conservation des données biométriques prête à débat, elle se lance elle-même dans une intense opération de fichage, sans ouvrir de controverse démocratique sur cette question. 

On ne peut pas dire que le livre d’Eric L’Helgoualc’h est celui d’un déçu de l’Europe. L’auteur a pendant quelques années exercé la fonction qu’il qualifie lui-même de « propagandiste soft » au sein de l’équipe Touteleurope.eu avant de se plonger dans une enquête d’un an sur les politiques migratoires européennes. Le résultat n’est pas tendre, mais il pose un bon nombre de questions auxquelles les euro-réalistes doivent répondre dans les dix ans qui viennent. Comment concilier le déclin démographique européen qui ralentira la croissance de l’UE et les inquiétudes des citoyens européens renforcées par la crise économique ? Ou comment combiner le long terme et le court terme, tout en respectant les valeurs fondatrices de l’Europe ? Jean-Claude Juncker, le Premier ministre luxembourgeois a l’habitude de dire à ce sujet « nous savons ce que nous devons faire, mais pas comment être réélus ensuite. » Voilà le nœud du problème.
Les quatre étapes de l’enquête d’Eric L’Helgoualc’h (Malte, la Grèce, Varsovie et Bruxelles) permettent de lier les éléments épars distillés par la presse européenne, et il convient de saluer ce véritable travail d’enquête journalistique, bien écrit et nécessaire à la vitalité démocratique européenne.

Repris sur Nonfiction.








20120102

Photographies shkodrane et ottoman

Christian Raby
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            Suite à de nombreuses découvertes récentes en Albanie, l’auteur s’intéresse à l’histoire de la photographie dans les Balkans et en Albanie. En la retraçant, il dresse le panorama d’une Europe de la photographie qui mérite d’être mieux connue.
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            Wer spricht heute schon noch von der alte Photographie ? Das ist ein Problem – und eine Chance für den Erfinder. Davon ist jedenfalls Christian Raby überzeugt. Die Photos sind keineswegs randständige Kuriositäten. Die eigentliche Arbeit fängt jetzt an. Sein Anblick verursacht ein frölishes Gefühl.
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            The history of photography came into contact with the Turkish world on October 28th, 1839.  That day, the newspaper Takvim-I Vekay announced in Turkish, Arabic and French the invention of the photographic device.  That same month, the French artist Horace Vernet (1789-1893), accompanied by his nephew Charles Bouton Marie and the photographer Goupil Fesquet (1806-1893), launched an expedition from the port in Marseille, which reached the port of Izmir Aegean on February 4th, 1840.  Nine days later, Vernet mentioned numerous photographs taken from Izmir.  After that, many other photographers came to take their snapshots: cafés, mosques, fountains, cemeteries, palaces and ancient ruins – the combination of different human types that populated the Empire and the mosaic oriental ways were captured into pictures.  Many studios opened thereafter around Topkap and Pera (occidental part of Istanbul).  The first photographers to establish themselves there were French, Italian, English, Armenian, Greek or belonged to the Empire’s Christian minorities. 
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La storia della fotografia incrociò la civilizzazione turca il 28 ottobre1839.  Quel giorno, il giornale “Takvim-i Vekayi” annunciò in turco, in arabo ed in francese l'invenzione della fotografia. La spedizione dell'artista francese Horace Vernet (1789 -1893), accompagnato da suo nipote Charles Bouton Marie e dal dagherreotipista Goupil Fesquet (1806 -1893), salpò dal porto di Marsiglia nell’ottobre del 1839, per poi raggiungere il porto di Izmir il 4 Febbraio 1840.  Il 13 febbraio 1840, Vernet citò nel suo giornale i numerosi dagherrotipi presi della città di Izmir. In seguito altri fotografi occidentali vennero ad Izmir per scattare dagherrotipi. I caffè, le moschee, le fontane, i cimiteri, i palazzi e le antiche rovine, la mescolanza di differenti tipi umani che popolavano a quel tempo l'Impero ottomano nonchè il mosaico dei vari mestieri orientali, si trasformarono in immagini fotografiche. Più tardi,  numerose botteghe di fotografia aprirono nei quartieri di Topkapi ed di Pera (nel settore occidentale di Istanbul). I primi fotografi ad installarsi furono francesi, italiani, inglesi, armeni, greci oppure appartenevano a delle minoranze cristiane dell’Impero.
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La historia de la fotografía se reunió con el mundo turco 28 de octubre 1839. Ese día, el periódico Takvim-i Vekayi anunció en turco, árabe y francés a la invención de la fotografía. La expedición del artista francés Horace Vernet (1789-1893), acompañado por su sobrino Charles Marie Bouton y daguerrotipista Fesquet Goupil (1806-1893) zarpó del puerto de Marsella en octubre de 1839. Ella llegó al puerto del Egeo de Izmir 04 de febrero 1840. El 13 de febrero de 1840, Vernet mencionó en su diario daguerrotipos tomadas muchas de Izmir. Tras él, otros fotógrafos occidentales vinieron a recoger su cosecha de clichés. Cafés, mezquitas, fuentes, cementerios, palacios y ruinas antiguas, la combinación de diferentes tipos humanos que habitan el Imperio y el mosaico del Este es muèrent oficios en las imágenes fotográficas. Más tarde, muchos estudios se han abierto alrededor de Topkapi y Pera (parte occidental de Estambul). Los primeros fotógrafos de resolver fueron Francés, Italiano, Inglés, armenios, griegos y pertenecían a las minorías cristianas del Imperio.
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1/ Place de la photographie dans l’Empire ottoman

L’histoire de la photographie rencontra le monde turc le 28 octobre 1839. Ce jour-là, le journal Takvim-i Vekayi annonça en turc, en arabe et en français l’invention de la photographie. L’expédition de l'artiste français Horace Vernet (1789-1893), accompagné de son neveu Charles Bouton Marie et du daguerréotypiste Goupil Fesquet (1806-1893) appareilla du port de Marseille en octobre 1839. Elle atteignit le port d'Izmir Egée le 4 Février 1840. Le 13 février 1840, Vernet mentionna dans son journal de nombreux daguerréotypes pris d’Izmir. À sa suite, d’autres photographes occidentaux vinrent récolter leur moisson de clichés. Les cafés, les mosquées, les fontaines, les cimetières, les palais et les ruines antiques, la combinaison des différents types humains peuplant l’Empire et la mosaïque des métiers orientaux se muèrent en images photographiques. Plus tard, de nombreux studios s’ouvrirent autour de Topkapi et à Pera (partie occidentale d’Istanbul). Les premiers photographes à s’installer étaient français, italiens, anglais, arméniens, grecs ou appartenaient à des minorités chrétiennes de l’Empire.
Au XIXe siècle, l’Empire est pris dans la spirale d’une modernisation venue en grande partie de l’Occident. Industrie, architecture, art militaire, administration, juridiction, hygiène, scolarisation, tous ces secteurs furent objets de réformes profondes (les « tanzimat »). La photographie a grandement tenu sa place au sein de cet élan modernisateur et réformateur. Elle est le médium de la modernité et, à cet égard, les rapports existant entre elle et la religion musulmane sont souvent l’objet de malentendus. Cette relation ne peut être réduite à une interdiction des images, comme on le croit trop souvent ; loin s’en faut. Bien que les sultans fussent les personnages centraux du monde musulman, ils n’hésitèrent pas à faire de la photographie un élément essentiel de leur gouvernement. Et cela dès l’invention de cette nouvelle technique en 1839.
L’image photographique fut l’objet d’une protection et d’une promotion constantes jusqu’à la chute définitive de l’Empire. En ce sens, cet outil fut utilisé comme une réponse appropriée à l’orientalisme et à son idéologie laquelle, comme pouvait le penser Edward Saïd, visait à contrôler, manipuler et incorporer tout ce qui était manifestement différent. C’est en tout cas très exactement ce que croyait le sultan, Abdul-Hamid II (r.1876-1909), lorsqu’il lança un projet apparemment assez extravagant qui aboutit à la confection de 51 albums composés de 1819 photographies réalisées entre 1880 et 1893 et offerts cette même année à la Bibliothèque du Congrès américain, puis l’année suivante, en 1894, au British Museum. L’activité photographique ottomane fut donc un outil privilégié de la modernisation de l’Empire et de sa publicité.
Les sultans furent de fidèles mécènes de la photographie depuis son invention. Remise de médailles, commandes, création du poste de photographe de cour, cours de photographie dans les académies militaires, jusqu’au grade militaire de général qui récompensa le photographe Kenan Pachae après qu’il fut devenu le principal conseiller de Habdul-Hamid II dans la commission créée en 1897 pour le recouvrement des dommages de guerre. Après le règne du sultan Abdul-Aziz (r.1840 et 1870), le point culminant de ce mécénat fut atteint par l’un de ses successeurs, Hadbul-Hamid II (r.1876-1909). Ce dernier fit réaliser 34 819 photographies rassemblées dans plus de 800 albums. Bien plus qu’un projet artistique, cette entreprise visait à enregistrer tous les évènements importants de l’Empire. La photographie prit place dans le traitement bureaucratique de l’information comme preuve, témoignage et mémoire. On peut parler à juste titre de panoptique photographique pour décrire cette soif frénétique d’images.
Dans l’esprit du sultan, la photographie était un outil de contrôle à envisager dans deux directions distinctes mais complémentaires. Tout d’abord, il s’agissait d’un instrument pour son propre pouvoir. La photographie était enseignée dans les écoles militaires et l’élite de l’administration y voyait une source de renseignements objectifs. Les 800 albums et leurs 34 879 clichés, actuellement conservés à la bibliothèque de l’Université d’Istanbul, étaient à usage interne. En second lieu, le projet d’albums de 1880 montre que le sultan désirait contrôler de la même manière l’image de son Empire à l’extérieur de celui-ci. Il voyait en ce projet le moyen de modifier le regard des Occidentaux sur la réalité ottomane.

2/ Photographie et Renaissance albanaise.

Aux confins occidentaux de l’Empire se trouvaient quatre régions (« vilayet ») majoritairement albanophones. La photographie y fit son apparition sous le règne du sultan Abdul-Haziz, dans le courant des années 1850, lorsque Pjeter Marubi, émigré politique italien, installa le premier studio photographique à Shkodra. Il fut à l’origine non seulement de ce qu’il est convenu d’appeler la dynastie Marubi, dont le dernier représentant, Gegë Marubi disparut en 1970, mais aussi d’une lignée d’opérateurs qui représente en quelque sorte l’école skodrane de photographie. Le premier à faire son apprentissage dans le studio Marubi fut Kolë Idromeno. Il naquit à Shkodra, le 15 août 1860. Son père, grec d’origine, s’était installé dans cette ville albanaise après avoir épousé une jeune fille du pays. À 16 ans, en 1876, il partit suivre les cours de l’Académie des Beaux-Arts de Venise. Avec l’aide de Pjeter Marubi, il ouvrit le studio photographique, Dritëshkronja Idromeno. On peut trouver dans les archives de vieilles familles shkodranes des photographies datées de 1888 signées du nom de Kolë Idromeno. Il était enregistré comme photographe sur les registres professionnels de 1895.
Avec Kel Marubi, deuxième du nom, Kolë Idromeno appartient donc à la deuxième génération des photographes albanais de Shkodra. À leur suite viendront Gegë Marubi, Shan Pici (1904- 1976) et Dedë Jakova (1917-1973) puis Peter Raboshta et Angelin Nenshati. Il n’est donc pas exagéré de faire de cette filiation un élément important de l’histoire de la photographie albanaise. En revanche, au tournant du XIXe et du XXe siècle il est probablement abusif de parler d’Albanie. En effet, cette région de la péninsule balkanique appartenait pleinement à l’Empire ottoman depuis le XVe siècle et ne proclama son indépendance qu’en 1912. Elle n’était unifiée ni administrativement, ni juridiquement, ni linguistiquement. Si la religion musulmane y était très implantée (environ les deux tiers de la population selon les « vilayet »), la religion chrétienne y était représentée de manière importante par les confessions catholiques et orthodoxes. Ce n’est évidemment pas un hasard si la photographie albanaise trouva son origine au nord, à Shkodra, « capitale » catholique de la péninsule et si un second centre photographique se développa un peu plus tard dans les environs de Korça, première ville de la communauté orthodoxe. La filiation de cette seconde « école » photographique est tout aussi caractéristique que celle de Shkodra. Une quinzaine d’opérateurs y développèrent leur activité entre la fin du XIXe et le milieu du XXe siècle. Kristaq Sotiri, Kiço Venetiku, Dhimiter Vangjeli ou le peintre Vangjus Mio sont probablement les plus talentueux représentants de cette lignée. Comme en témoignent de nombreuses sources d’archives, le village de Dardha à l’est de Korça fut une place  importante de l’activité photographique au tournant du XXe siècle.
Si, à la différence des classes populaires musulmanes et des milieux conservateurs, l’élite de l’Empire s’intéressait vivement à la photographie, de leur côté, les minorités chrétiennes firent de cette activité le moyen de leur réussite sociale. Les Arméniens et les chrétiens syriens développèrent leur activité dans tout l’Empire et acquirent une maîtrise technique tout à fait exceptionnelle. À Istanbul même, ils avaient fondé les studios les plus réputés et purent devenir les photographes attitrés du sultan, comme ce fut le cas pour les trois frères Abdullah ou encore pour Boghos Tarkulian, plus connu sous le nom de Phébus. De la même manière, en Albanie, comme partout dans l’Empire, l’appartenance à la religion chrétienne conduisait à relever d’un statut spécifique. Embrasser la profession de « faiseur d’images » était une opportunité qui n’intéressait pas les citoyens musulmans. Toutefois, ceux-ci n’hésitaient pas à faire appel à ces opérateurs chrétiens pour immortaliser leur visage ou les évènements édifiants de leur existence.
La photographie albanaise doit donc être considérée en premier lieu dans le contexte de l’histoire de la photographie ottomane, de ses spécificités sociales et confessionnelles. Elle doit aussi être envisagée parallèlement au développement de la photographie orientaliste en Europe : autre point de perspective tout à fait indispensable. Tout d’abord, parce que les opérateurs occidentaux formèrent le gros du bataillon des photographes qui arpentèrent l’Empire d’Ouest en Est. Mais aussi parce que ceux-ci, en installant leur studio dans les diverses capitales de cet espace politique, furent les inspirateurs, voire les formateurs, des photographes ottomans et de leur mécène à TopKapi. Ils constituent donc une source indispensable de réflexion et de comparaison. La photographie albanaise apparaît à cet égard assez singulière puisqu’il ne semble pas que des photographes occidentaux se soient installés dans les régions albanaises, même si certains y attardèrent leur appareil photographique. Elle incarne donc une vitalité spécifiquement albanophone.

3/ Les albums photographiques d’Abdul-Hamid II et la Renaissance photographique albanaise.

Un premier constat s’impose à celui qui feuillette les 51 albums photographiques ottomans conservés à la Bibliothèque du Congrès américain. Aucune place n’est faite aux conflits internes qui secouent l’Empire et qui conduiront à sa perte. Tout au contraire, les thèmes abordés mettent en évidence ses aspects civilisateurs (à l’égard des multiples peuples qui le composent) et modernistes. Les photographies d’architecture font l’impasse sur l’habitat traditionnel pour mettre en évidence les dernières constructions inspirées de l’Occident, souvent dans le plus pur style turc rococo. Les monuments, les paysages, les témoignages de l’évolution du système éducatif, militaire et industriel mettent l’Empire ottoman sur un pied d’égalité avec les puissances occidentales. Plus encore, ces images ancrent cette modernisation dans une tradition classique byzantine ou romaine, dont l’empire veut se montrer le fidèle successeur. Quelle fut la manière dont furent accueillis ces 51 albums ? Nous n’en savons pas grand-chose. Ce qui est peut-être révélateur du faible impact de ce cadeau sur les gouvernements américain ou britannique.
La confection des albums commandés par le sultan Abdul-Hamid II demanda treize années. Le sultan fit appel à ses photographes officiels, appartenant à l’élite militaire mais aussi à des studios photographiques installés dans l’Empire. La plupart des photographies de portrait furent réalisées par les studios privés. Trois photographes sont particulièrement bien représentés. Tout d’abord, les frères Abdullah qui étaient d’origine arménienne. Ils ouvrirent un studio à Pera en 1858 et furent les photographes attitrés des sultans Abdul-Haziz et Abdul-Hamid II. Ils participèrent aux expositions universelles de 1867 et 1878. Ensuite, Boghos Tarkulyan, qui fut élève des frères Abdullah. Il installa son studio dans la Grande Rue de Péra en 1890 et adopta le nom de « Phébus ». Enfin Pascal Sebah (1823-1886), catholique d’origine franco-syrienne qui ouvrit un studio à Istanbul en1857 et une succursale au Caire en 1873. Son fils Jean (1872-1947) lui succéda et s’associa en 1888 avec un photographe français résidant à Istanbul, Polycarpe Joaillier. La célèbre firme Sebah et Joaillier était née.
Rétrospectivement, nous savons que l’Empire était un monde en ruine, même si les albums du sultan n’en portent pas trace. Paradoxalement, les réformes et l’élan de modernisation qui inspirent ces ouvrages sont également à l’origine du démantèlement progressif de l’Empire ottoman. Les efforts éducatifs consentis par le sultan participent à créer une élite éduquée originaire des diverses régions de l’espace ottoman ainsi qu’une classe moyenne plus développée. Une partie de cette élite, souvent intégrée aux multiples administrations ottomanes, est l’acteur principal de la fièvre émancipatrice qui  agite l’Empire de l’intérieur, pendant que les puissances occidentales le secouaient de l’extérieur.
Les régions albanaises ne font pas exception. L’idée d’une identité albanaise unifiée contre l’ennemi ottoman se construit petit à petit à la fin du XIXe siècle. La mosaïque de peuples occupant les territoires en question, la diversité des pratiques sociales, religieuses, coutumières comportent des aspects tellement complexes qu’il ne peut être question ici, ne serait-ce que d’esquisser le compte rendu de la naissance du sentiment identitaire albanais qui va déboucher sur l’indépendance de 1912. Par contre, il est important de remarquer que le développement de la photographie albanaise est inséparable de l’élan nationaliste qui préside à l’idée de Renaissance albanaise. Renaissance politique, culturelle, artistique dont de nombreux journaux se font l’écho à partir de 1896.
Si, dans les années 1890, un périodique « albaniste » comme Drita demandait à ses lecteurs de lui faire parvenir des images des régions albanaises, c’était autant pour faire connaître le pays que pour construire une mémoire collective propre à cristalliser le sentiment d’une unité nationale. De plus, les photographes, à l’image de Kolë Idromeno et de Kel Marubi à Shkodra ou de Kiço Venetiku à Korça ont activement participé à l’élaboration d’une identité albanaise contre l’ennemi ottoman. Les deux premiers, formés en Italie, respectivement à Venise et Trieste, imprégnés de la culture occidentale, spécialement catholique, vont à leur manière, faire de la photographie un outil de la Renaissance artistique albanaise, elle-même au service d’une Renaissance politique. Kiço Venetiku donnera pour sa part un aspect franchement propagandiste à ses images. Ainsi donc, la photographie albanaise au tournant du XIXe et du XXe siècle se fait-elle le théâtre de l’apparition du sentiment d’identité albanaise. De manière différenciée, chaque opérateur va trouver des moyens techniques, esthétiques et dramatiques, de mettre en image l’émancipation souhaitée.

 4/ Toiles peintes et accessoires : le décor généraliste

             Personne ne sera surpris par l’affirmation selon laquelle les photographies de studio, en Albanie comme partout dans le monde, forment une grande partie des clichés pris avant la Première Guerre mondiale. Derrière le sujet photographié de chacun de ces innombrables clichés, il y a le décor. Généralement celui-ci est composé d’une toile peinte et de quelques accessoires. On y voit entre autres des fauteuils, un grand nombre de sellettes, des peaux de bête, des bouts de bois harmonieusement agencés, des colonnes tronquées, des escaliers, des rideaux, des balustrades, ou bien encore des piédestaux. Quelques bouquets de fleurs figurent ici et là. La banalité de ces arrières fonds, vues paysagères ou intérieurs très aristocratiques, ne doit pas faire perdre de vue la systématicité de tels arrangements. Le décor est une pièce maîtresse du rituel du studio photographique. L’analyse de cet ancêtre du photomontage n’est pas à dédaigner si l’on veut comprendre l’histoire du studio photographique.
Ce qu’il est convenu d’appeler le décor généraliste et qui a envahi les studios des photographes de par le monde, n’a pu s’universaliser qu’à la faveur du colonialisme de l’activité photographique. Les photographes voyageurs qui ouvrirent leur studio aux quatre coins du monde conjuguèrent l’exotisme des sujets avec la balustrade, la sellette, la table chargée de livres, les colonnes et la perspective du parc aristocratique ou du paysage bucolique. Par contre, que les photographes albanais, tous issus de la zone albanophone, tous indigènes, comme d’ailleurs les photographes ottomans, aient embrassé une telle esthétique de studio, voilà qui ne laisse pas de surprendre et contraint à quelques instants de réflexion. Le siège gothique et les escaliers évoquent le château et non la maison bourgeoise. Le décor floral s’inspire du parc et non du jardin. Il s’agit véritablement de la prégnance d’un idéal aristocratique. Si l’on peut comprendre qu’un tel imaginaire hante les esprits européens ou américains (disons occidentaux), il est plus difficile d’en expliquer la présence dans une région qui appartenait à la civilisation ottomane et dont une grande partie de la population était musulmane. L’Empire ottoman intégrait les diverses populations religieuses et, d’une manière ou d’une autre, leur mode de vie était bien plus oriental et plus traditionnel qu’européen. Qu’il s’agisse des vêtements, de l’ameublement ou des habitations elles-mêmes. Comment se fait-il que, dans une région depuis si longtemps sous domination ottomane, qui plus est, dans une région si attachée à la perpétuation de ses us et coutumes traditionnels, le décor généraliste occidentalisant ait connu un tel succès photographique ? Est-ce simple imitation, réappropriation, adaptation ?
Les photographies de studio intégrées dans les albums d’Adbul-Hamid partagent avec les photographies albanaises ce même type de décor, ce même type de mise en scène. Il pourrait se faire que le destinataire de ces albums, Congrès américain ou British Library, ait pu déterminer les choix opérationnels des photographes. Pourtant, cette hypothèse ne tient pas, puisque les photographes en question usaient du même décor généraliste pour leur clientèle privée, qu’elle soit d’origine ottomane ou occidentale. Ainsi donc, photographes orientalistes, photographes originaires de l’Empire ottoman ou photographes spécifiquement albanais, tous usaient de l’artifice du décor généraliste pour théâtraliser leurs images. Rentrons maintenant dans les détails de cet usage pour mieux en appréhender la diversité.

5/ Pjeter Marubi et l’influence orientaliste.

Du père fondateur de la photographie albanaise nous avons connaissance de beaucoup moins d’images que de ses successeurs. Sa photographie témoigne des évènements politiques comme lorsqu’il met en image la délégation de Shkodra pour la Ligue de Prizren en 1878 (photo), enregistre la vie sociale et culturelle de la région ou répond aux commandes de portraits de ses contemporains. Par ailleurs, il n’hésite pas à mettre en scène ses clichés. Sur l’image d’un compositeur de musique populaire armé de son saz (photo n°…) on peut voir deux jeunes hommes qui ferment de chaque coté la composition. Il s’agit à droite de Kel Marubi, alors en apprentissage, qui fait ici office de figurant. Les images de Pjeter Marubi sont conformes à l’organisation du studio telle qu’on peut la connaître ailleurs dans le monde avant 1880, date à laquelle les fonds peints se généralisèrent. Fond uni, tapis, piédestal sur lequel s’appuie le sujet, chaise ou fauteuil. Ces accessoires commencèrent à être les éléments indispensables du studio photographique, en raison de la longueur du temps de pose, avant de devenir les objets d’un décor ritualisé. La vision très frontale des clichés est renforcée par une profondeur de champ particulièrement courte. Les modèles se détachent clairement sur un fond uni presque toujours flou. La moindre protubérance d’un habit ou d’une arme devient très vite imprécise à son tour (photo n°).
Comme on peut le constater, le studio de Pjeter Marubi ne se distingue pas de celui de ses contemporains occidentaux. L’élément de hiatus vient essentiellement des modèles eux-mêmes et de leur costume traditionnel albanais. Non seulement Pjeter Marubi semble avoir adopté le rituel photographique du studio dans ses moindres détails, mais il a aussi fait sienne la diffusion d’images types destinées à la confection de cartes postales. Avec la carte postale les contrées les plus reculées et les coutumes les plus traditionnelles entrent dans la modernité, souvent pour y disparaître. Quintessence d’un gigantesque mouvement d’inventaire du monde, elle confine à la typologie. Chaque cliché devient un archétype de ce qu’il met en scène. La femme mauresque, le samouraï, le bédouin, la femme turque, le porteur d’eau, la prostituée, le harem, la mendiante, la musulmane… Le fondateur de la photographie albanaise s’inscrit pleinement dans ce mouvement de modélisation.
Une série de cartes postales de Pjeter Marubi est signée de son nom orthographié avec deux « b » et de l’initiale de son prénom. L’inscription « Scutari » désigne la ville de Shkodra. Italianisme sans ambiguïté sur la destination commerciale de ces cartes et sur leur vocation à l’exportation. Cette série est datée entre 1860 et 1890. Pleine période d’activité du photographe. On y découvre des modèles féminins vêtus du costume catholique typique de Shkodra. Ils occupent le centre de l’image dans une relation frontale avec l’objectif. D’autres photographies étaient probablement destinées à servir d’illustration pour des cartes postales. Elles montrent des travaux de femmes. Une porteuse de panier, une paysanne avec une bêche (photo…). L’unité du décor permet de rattacher à cette deuxième série l’image d’un couple de montagnards de la Haute-Malesi (photo n°). Même sol pierreux recouvert de paille, même panier.
Dans bien des cas, la carte postale souligne l’aspect exotique du sujet photographié. Exotisme qui n’a de valeur que vu de l’étranger. L’indigène est généralement aveugle à ce caractère en raison de sa proximité avec les objets mis en image. Pjeter Marubi choisit, comme les photographes orientalistes, des images qui confinent à la typologie. Il suffit pour s’en convaincre de penser à cette autre carte postale (photo…) où une très jeune fille d’une pauvreté extrême découvre sa poitrine naissante sous son gilet en haillons. Ce genre d’images archétypales fleurit sous l’objectif des photographes occidentaux sous toutes les latitudes. Un négatif de la même période et ayant les mêmes caractéristiques techniques fixe l’image d’une autre mendiante (photo…), cette fois-ci plus âgée, dévoilant elle aussi sa poitrine. La composition de ce cliché est plus explicitement voyeuriste par la manière très artificielle dont cette jeune femme a écarté sa chemise. Difficile de faire abstraction ici d’une injonction de l’opérateur.
En résumé, si l’œil photographique de Pjeter Marubi est tout à fait exceptionnel, ce que nous connaissons de son travail l’est moins. Grand ancêtre d’une dynastie photographique et fondateur d’une véritable école shkodrane de l’image, il ne semble par avoir possédé la singularité de la mise en scène de son fils adoptif Kel, ni l’originalité de composition de son plus célèbre apprenti, Kolë Idromeno. Ce dernier, loin de se satisfaire du décor généraliste, s’inspira de la Renaissance primitive italienne pour confectionner ses propres toiles et donner à ses images la force d’une véritable Renaissance artistique albanaise.

6 / Kolë idromeno : l’esthétique d’une Renaissance artistique albanaise

Comment Kol Idromeno structurait-il ses fonds ? Deux types de toiles peintes sont couramment utilisés par ce photographe. L’une montre un édifice catholique avec ses voûtes et ses colonnes, l’autre un paysage peuplé d’arbres et de bosquets ; autrement dit un décor d’intérieur et un décor d’extérieur. Si les sujets qui prirent place devant ces fonds donnèrent à chaque image une tonalité particulière, le souci de vraisemblance n’apparaît pas clairement comme la première préoccupation du photographe. Ainsi, lorsque l’importance du groupe photographié le réclame, les deux toiles, bien que totalement disparates, sont mises côte à côte (photo…).
La première composition de Kolë Idromeno dont il va être question (photo…) semble faire écho à une histoire, peut-être à une légende, que rapporte le consul de France A. Degrand dans son livre Souvenirs de Haute Albanie, publié en 1901 et illustré de 81 photographies. Le jeune Nicolas Idromeno aurait peint des toiles représentant des sujets religieux commandées par un père de la société de Jésus. Ce missionnaire s’en servait pour édifier l’esprit des montagnards. Sur fond d’église néoclassique on voit un prêtre en soutane qui baptise un jeune sauvageon, probablement natif des montagnes du nord. Les deux personnages sont entourés de deux enfants de chœur portant, l’un, un livre saint, l’autre un bol contenant de l’eau bénite.
Bien évidemment la photographie obéissait à l’aspect édificateur que devaient pouvoir prendre les commandes des autorités catholiques de Shkodra (de nombreux autres clichés en portent témoignage). Le photographe évoque ses liens privilégiés avec la compagnie de Jésus et met probablement en scène un événement de sa propre biographie. Quoi qu’il en soit, grâce au témoignage du consul français, on voit qu’un fond peint apparemment généraliste pouvait très exactement s’adapter aux circonstances et aux finalités du photographe. Par contre, une autre image laisse perplexe (photographie 4). Sur celle-ci, deux jeunes musulmans, frères ou amis, se tiennent par le petit doigt devant le même décor d’église. Si l’on se contente de se référer à ce qui sépare les deux religions, le hiatus semble complet. Comment a-t-on pu avoir l’idée de placer deux jeunes musulmans dans la nef d’une église de style néoclassique ? Cependant, si l’on s’intéresse à l’espace photographique ainsi construit, l’analyse peut être plus fertile et l’étonnement moins grand. Loin d’opposer terme à terme sur le plan religieux le décor et le sujet, l’image insèrerait une réalité albanaise ottomane traditionnelle, voire traditionaliste, dans un espace esthétique qui réactive la perspective désormais classique de la Renaissance italienne. Nous aurions ainsi affaire, de la part de ce photographe formé aux Beaux-Arts de Venise, à une sorte de réappropriation du décor généraliste.
Sans doute s’agissait-il de mettre en scène une identité rêvée. Car l’identité albanaise en ce début de XXe siècle est une identité rêvée. La photographie s’efforcerait de l’inscrire dans la continuité européenne grâce au décor néoclassique, tout en conservant les attributs de la tradition proprement balkanique. L’idée de Renaissance artistique albanaise viendrait donc puiser aux origines de la Renaissance primitive italienne en ces temps de révolutions politiques et nationalistes.
Cette hypothèse trouve une confirmation dans la composition d’une autre image de Kol Idromeno (photo…). Là, une femme voilée se tient devant l’objectif. Il ne s’agit pas d’une femme musulmane. Le tissu aux motifs rayés de son habit prouve qu’il est question d’une catholique (photo). Etait-ce véritablement une catholique ou s’agissait-il d’une mise en scène pour présenter un type féminin et son costume ? Personne ne peut le dire avec certitude. Quoi qu’il en soit, cette coutume du voile n’était pas du tout exceptionnelle à l’époque dans les Balkans. Elle concernait aussi bien les femmes musulmanes, catholiques, qu’orthodoxes. Chacune avait un voile de caractère distinct. Cependant, ce qui est remarquable ici pour notre propos, ce sont les deux pilastres de marbre qui encadrent cette figure féminine. Nouvelle réminiscence de la peinture italienne du Quattrocento, ils renvoient à des tableaux comme celui du Saint Sébastien du Perugin conservé au Louvre et plus encore aux madones peintes par Filippo Lippi. La paille répandue sur le sol renforce la netteté de l’habit du personnage et les deux pilastres lui donnent une valeur hiératique. C’est donc une image archétype de la culture ottomane albanaise qui se trouve encore une fois mise en scène dans l’espace purement occidental de la Renaissance primitive italienne.
L’hypothèse de photographes peignant eux-mêmes leurs fonds paraît peu crédible au vu du caractère généraliste et, à vrai dire, fortement idéologisé des toiles peintes. Il faudra pourtant faire une exception pour Kol Idromeno. Plusieurs arguments sont ici à considérer. En premier lieu, il est l’auteur admiré d’une des figures les plus célèbres de la peinture albanaise : « Motra tone » (sœur Tone). Cette toile, sur laquelle figure une femme orthodoxe en costume traditionnel tenant son voile, était vite devenue une véritable « Joconde » nationale. Sa réputation de peintre est donc tout à fait à la hauteur de sa notoriété de photographe. En second lieu, Kol Idromeno est aussi célèbre comme architecte. Il est l’auteur de la rue principale de Shkodra, laquelle lui a servi de temps à autre de décor pour ses propres photographies. Ainsi, c’est lui qui figure probablement sur une image de Pjeter Marubi, palette à la main au milieu du chantier de la Cathédrale de Shkodra en 1898 (photo …). En effet, en 1897, le toit de l’édifice s’était effondré pour la deuxième fois. Des poutrelles de fer prirent la place des poutres de bois. Une autre photographie de Pjeter Marubi datée de la même année en porte témoignage (photo…). Par ailleurs, Kol Idromeno, se chargera en 1909 d’exécuter le plafond à caissons de cette même cathédrale et ses peintures sont toujours visibles aujourd’hui.
Ses talents d’architecte et de peintre se trouvent heureusement réunis dans une de ses toiles de théâtre intitulée « Teatri » (photo … ), conservée aujourd’hui, semble-t-il, dans le magasin des frères franciscains de Shkodra. On y voit, en contre-plongée, une impressionnante galerie soutenue de colonnades qui surmonte l’escalier monumental d’un théâtre. La vue d’ensemble donne l’impression d’un collage ; comme si l’imposant escalier du théâtre ouvrait sur l’envoûtante nef d’une cathédrale néoclassique. Impossible ici de ne pas rapprocher cette peinture de la toile peinte qui figure en arrière-plan de la photographie du Baptême ainsi que derrière les deux jeunes musulmans se tenant par le petit doigt. La construction de l’espace, avec son second plan d’arcades, est tout à fait comparable. Certes, l’exécution est moins grandiose et le point de perspective est frontal. Mais, la contrainte du décor photographique de portrait empêchait probablement de construire une perspective contre plongeante qui aurait été incompatible avec la position d’une chambre photographique sur pied pour les images rapprochées. D’ailleurs, à cet égard, les choses ne sont pas si différentes d’une image à l’autre, c’est-à-dire de l’image peinte à l’image photographique. En effet, toutes les scènes photographiques qui prenaient place sous la colonnade du fond peint occupaient le lieu exact de l’escalier dans la peinture « Teatri ». En résumé, la toile peinte « Teatri » pourrait apparaître comme une métaphore du studio photographique et de son espace propre à théâtraliser, devant une toile de fond, les sujets que le photographe s’applique à mettre en scène. Le théâtre de la photographie sous la bienveillante hospitalité du décor néoclassique de la Renaissance. Voilà qui pourrait définir l’espace du studio photographique selon Kolë Idromeno.
Arriver à une telle conclusion peut paraître trop métaphorique, pourtant, une fois n’est pas coutume, la métaphore rencontre ici le réel de manière bien plus démonstrative encore. En effet, Kel Marubi, deuxième du nom, photographe contemporain de Kol Idromeno, nous a laissé un cliché apparemment assez conventionnel montrant, à la manière des photographies de classe, une congrégation de jésuites italiens posant dans une cour. Cette image est datée de 1924. Ici encore, l’examen du décor peint, disposé derrière le groupe, ouvre la porte à une meilleure intelligence de l’image photographique. Ce décor n’est rien d’autre que la peinture de Kol Idromeno intitulé « Teatri ». Le groupe d’ecclésiastiques figurant sur la photographie étant important, il a fallu ajouter à gauche de l’image un dispositif de décor qui, tout en reprenant les éléments de la toile de fond, se présente latéralement et en profondeur par rapport à ce groupe. On voit bien le positionnement de cet élément de décor ajouté. Il est un peu en biais par rapport au fond, ce qui brise la perspective, et il laisse passer des feuilles du végétal qui grimpe le long du mur latéral de la cour. Un tel dispositif suppose donc la participation du peintre lui-même pour compléter sa toile initiale.
Nous avons désormais la preuve absolue que Kol Idromeno a peint des toiles pour le studio de Kel Marubi et l’idée d’une lignée photographique shkodrane s’en trouve consolidée. Comment cette collaboration s’est-elle mise en place ? Quelle était son étendue ? Autant de questions qui restent aujourd’hui sans réponse mais qui ouvrent la perspective à de nouvelles recherches jusqu’à maintenant ignorées. Plus encore, ce cliché Marubi de 1924 conduit à conclure que si Kol Idromeno a peint des toiles de fond pour Kel Marubi, a fortiori a-t-il peint les fonds de ses propres clichés. Ainsi se démarque-t-il de la pratique commune qui, de par le monde, fait circuler des toiles peintes conformes à l’imaginaire occidental répétitif. L’interprétation proposée d’un espace esthétique et photographique (peut-être politique) construit par Kol Idromeno se trouve de la même manière tout à fait confortée. En effet, c’est bien le sujet photographique lui-même (les jésuites ici) qui se trouve en lieu et place de l’escalier central du « Teatri ». Le décor néoclassique inspiré de la Renaissance italienne vient accueillir la mise en scène théâtrale de la photographie albanaise de studio. C’est sans nul doute la direction qu’Idromeno a voulu donner à son interprétation particulière de la Renaissance artistique albanaise.
La clé des fonds peints de Kolë Idromeno semble donc pouvoir se trouver dans l’usage d’un décor en trompe-l’œil figurant une architecture néoclassique. C’est le Trecento et le Quattrocento qui inventèrent l’organisation d’un tel espace ; espace monoculaire comme celui de la chambre noire. Adepte érudit de la Renaissance italienne, Kolë Idromeno met la Renaissance artistique albanaise sous le sceau de la Renaissance italienne, comme si la photographie albanaise avait besoin de se ressourcer aux origines de la construction spatiale occidentale et d’y placer ses objets. La photographie primitive albanaise suit dans son œuvre la peinture primitive italienne. La composition de l’image photographique se fait alors le théâtre de la Renaissance artistique albanaise émanation esthétique d’une volonté de Renaissance politique plus tournée vers l’Occident que vers l’ennemi ottoman.

7) Kel Marubi : le théâtre de Renaissance albanaise

Des trois Marubi, Kel est celui dont nous possédons le fonds le plus important. Son activité aborda tous les sujets qu’un studio commercial se devait de traiter. Son œuvre recèle pourtant des photographies dont la composition ne peut pas être l’objet d’une commande banale. Ni portrait individuel ni portrait de groupe, ni publicité, ni document à caractère professionnel, ces clichés apparaissent plutôt comme de véritables mises en scène de théâtre. Les personnages y jouent un rôle spécifique et leur disposition, leurs costumes et leurs expressions obéissent à une finalité précise. Chose tout à fait notable, aucun regard ne se tourne vers le photographe, donnant ainsi un aspect plus objectif à la scène qui se déroule sous nos yeux. Si le thème de ces scénettes n’est pas toujours intelligible, il est en revanche aisé d’en déterminer les motifs de prédilection.
Ici (page ) un militaire ottoman tente de convaincre une recrue en costume albanais sous le regard indifférent de trois hommes de troupe en uniforme turc. Le geste autoritaire du recruteur rencontre une attitude de mépris hautain de la part de l’Albanais qui, littéralement, le prend de haut. Là (photo ) un soldat turc, main sur la poignée de son sabre, semble sermonner un Albanais armé d’un fusil qui sourit avec dédain. Ici encore le regard hautain de l’Albanais et sa fierté sont patents. Le sérieux du Turc, sa corpulence, sa taille, le geste du bras avec la main ouverte mais serrée, tout ce jeu de composition vaut pour une scène d’avertissement ou de conseil. Le petit Albanais en costume du nord se contente de répondre d’un sourire narquois. Dans une troisième image (photo ), un chef albanais reçoit des mains de soldats italiens un fusil. La composition intègre un civil qui semble enregistrer cette donation et il est difficile d’identifier exactement le thème beaucoup plus complexe de cette image. Mais le rôle central du combattant albanais est cependant manifeste.
En résumé, c’est la fière indépendance du combattant albanais qui constitue le thème de prédilection de ces compositions. Pour qui celles-ci étaient-elles réalisées? Ces clichés furent pris avant la déclaration d’indépendance de l’Albanie. Qui en était donc le commanditaire ? Personne n’en a la moindre idée. Par contre, il est assuré que les toiles peintes ont ici servi de théâtre à une mise en scène de la Renaissance albanaise. Car dans l’Albanie d’avant l’indépendance, le courage et l’honneur n’étaient pas de simples vertus individuelles ou privées. Ces vertus furent les puissants instruments de l’identification des régions albanophones à l’idée d’une nation unique avec son histoire, sa géographie. Elles furent louées sans relâche dans les périodiques albanistes qui se multiplièrent à partir de 1896. Elles étaient la marque d’excellence qui aurait permis au peuple albanais de sans cesse résister à l’envahisseur turc et conquérir désormais son indépendance.
On ne peut s’empêcher ici de relever un fort contraste entre différentes manières d’utiliser les décors généralistes à travers le monde. Habituellement, soit ils servaient de cadre à un rituel où les individus endimanchés venaient sacrifier à la cérémonie mémorielle de la photographie, soit ils prenaient place derrière des figures exotiques correspondant à l’imaginaire stéréotypé d’opérateurs occidentaux itinérants. Dans les deux cas, leur fonction symbolique est très proche. Ils ferment les nombreux clichés, témoignages de cette appropriation du réel qui a été une des tâches colonisatrices de la photographie depuis sa naissance. On peut voir dans les photographies d’Hyppolite Arnoux et celles de Norbert Ghisoland une sorte de modèle de ce phénomène spécifique. Les premières présentent des images de harem devant de riches décors néoclassiques avec pilastres, lambris et arcades, les secondes placent le petit peuple belge d’ouvriers et de mineurs de Frameries sous les auspices de luxueux parcs aristocratiques et d’intérieurs de châteaux avec cheminées monumentales et colonnades. En revanche, dans l’exemple albanais, c’est l’inverse qui semble s’être passé. Ce sont les idéaux albanais de l’indépendance et de la Renaissance nationale et artistique qui ont investi les décors fantaisistes et stéréotypés de la photographie occidentale. Ceux-ci sont devenus les instruments statiques d’un renouveau culturel proprement indigène. Un tel processus d’appropriation est tout à fait remarquable et paraît être un des vrais traits d’originalité de l’histoire de la photographie albanaise.
A cet égard, la photographie shkodrane se distingue tout autant de la photographie de studio ottomane des albums du sultan Abdul-Hamid II. En effet, les images de studio de ces albums obéissent à deux principes simples : les personnages vont généralement au moins par deux et le fond est généraliste. À la différence de la photographie de groupe ou de portrait de dignitaires, le couple photographié assure à chaque image le statut de type ; il permet d’éviter l’individualisation. Plus que des portraits, ces photographies sont la figuration d’idées promotionnelles et constituent des modèles de l’œuvre éducatrice et civilisatrice de l’empire ottoman envers les différentes populations qui le composent. Le cliché archétypal, si prisé en Occident, trouve ici son pendant oriental. Ainsi peut-on penser que le sultan luttait contre les stéréotypes des orientalistes en utilisant leurs propres armes et en créant lui-même une nouvelle stéréotypie.
L’utilisation des décors généralistes est le second principe de composition pour les portraits en pied. Comme nous les rencontrons dans les photographies orientalistes, nous les rencontrons sous l’objectif des photographes ottomans. Cependant, il existe une différence de taille dans l’utilisation de ces fonds standardisés. Leur usage est fait à contre-emploi pour revendiquer une vision autonome de la réalité orientale. Le fond généraliste est là pour promouvoir une idée d’unité et d’indépendance afin de lutter contre les stéréotypes occidentaux sur la culture ottomane. Mais, cette appropriation des décors généralistes est ici tout à fait paradoxale. Comment distinguer les images prises par Sebah ou les frères Abdallah à destination du commerce international et celles qu’ils prirent pour mettre en valeur l’originalité de la culture ottomane ? C’est ici que l’on mesure l’inégalité des deux civilisations en conflit puisque l’effort déployé par Abdul-Hamid II pour singulariser la culture ottomane en usant de l’outil photographique réduit cette même culture à une sorte de sous produit de l’outil lui-même. D’une certaine manière, Kel Marubi évite cet écueil en théâtralisant ses images, c’est-à-dire en les charpentant d’une structure narrative forte. Aussi forte que le fut l’organisation esthétique des fonds chez Kolë Idromeno.
Cette structure narrative, nous la rencontrons de nouveau dans d’autres images de Kel Marubi comme dans ces deux scènes photographiées réputées des années 1910-1915. Sur la première image (photo…) Kel Marubi, à gauche, est accompagné de deux amis : Mati Logoreci et Lugj Gurakugji. Une discussion semble opposer Mati Logoreci et kel Marubi. Ce dernier fait un geste de conviction que Logoreci accueille avec un léger recul du buste. Les regards se défient. Entre les deux protagonistes, Lugj Gurakugji, les bras croisés, assiste en spectateur à l’échange. Peut-on savoir l’objet d’un tel dialogue ?
Mati Logoreci est né en 1867. Originaire de Shkodra, il fut formé comme instituteur à Trieste. Il enseigna à Prizren puis à partir de 1907 à Shkodra. Dans le milieu catholique du Nord de l’Albanie, défenseur de l’albanité et du développement de la langue albanaise, il était le seul laïc. Sa réputation d’athée et de révolutionnaire lui valurent quelques ennuis avec le consul austro-hongrois Kral. Lugj Gurakugji, quant à lui, était le fils du secrétaire du consulat italien. Il avait fait ses études à Naples comme boursier du gouvernement italien après avoir fréquenté le collège San Demetrio Corone, en Calabre. Il collaborait au journal « Drita » et entretenait des contacts étroits avec des Tosks (Albanais du sud) et les milieux « arbëresh » (albanais installés en Italie depuis…). Lorsque, le 1er décembre 1909, l’Ecole normale d’Elbasan ouvrit ses portes pour former des maîtres capables d’enseigner l’albanais, il fut l’un des six premiers enseignants.
Tous trois incarnent l’influence italienne et catholique dans l’activisme du nord de l’Albanie en opposition à l’autorité ottomane. En automne 1908, les trois personnages de cette photographie fondèrent le « club de la langue albanaise », composé presque exclusivement de jeunes catholiques éduqués. Cette photographie date donc très probablement de cette année-là et symbolise la création d’un club voué à l’adoption d’une langue albanaise unique, écrite en alphabet latin et enseignée à tous les Albanais, Tosk ou Gegë. La langue, pour les albanistes, était vue comme socle commun de la nation.
Sur la seconde photographie (photo), Kel Marubi semble instruire trois amis au maniement du fusil. Les quatre personnages ont revêtu l’habit traditionnel albanais et sont représentés en combattants. L’image nous reste, pour le détail, assez énigmatique. Elle nous permet cependant de constater que, jointe à la première, ces deux clichés incarnent les deux phases complémentaires de l’opposition à l’Empire ottoman : le combat sur le terrain des idées et le combat des armes. Ce sont bien ces deux luttes qui structurèrent l’histoire de l’indépendance albanaise.
Dans de nombreuses photographies de studio en Albanie, la diversité des costumes signe l’occidentalisation du pays. Cette répartition des costumes recoupe généralement une différence générationnelle. Les plus jeunes sont habillés à l’occidentale, les plus vieux à l’orientale (photo). Ces images sont donc des témoignages d’un fait enregistré par les photographes et non le résultat d’une mise en scène délibérée. Tout au contraire, les deux photographies de Kel Marubi que nous venons d’évoquer font de l’alternance des costumes le résultat d’un choix.
Le photographe ottoman Ali Sami Aközer (1866-1936) avait lui aussi fait du costume un accessoire significatif de ses images. Formé par l’Académie militaire du sultan Abdul-Hamid II, Ali Sami Aközer tient une place toute particulière parmi les photographes ottomans. Diplômé en artillerie de l’Ecole Impériale d’ingénieur en 1886, il enseigna la peinture et la photographie dans cette même école avant de devenir photographe du Palais et d’accompagner le sultan dans ses visites officielles à partir de 1899. Comme photographe militaire il participa à l’élaboration des fameux albums d’Abdul-Hamid II. En plus de ses photographies officielles, Ali Sami Aközer nous a laissé une série de photographies fortement théâtralisées d’une facture plus personnelle et tout à fait originale.
Parmi celles-ci, deux clichés montrent la fille de Hoca Ali Rıza d’Üsküdar, Hamide. L’un est daté de 1900, l’autre de 1905. Sur le premier, Hamide porte les vêtements turcs traditionnels. Sur le second cliché, Hamide tient dans sa main un porte-plume et c’est tout au contraire la robe occidentale qui est à l’honneur. Au premier regard on pourrait penser qu’il s’agit là d’une mise en scène des deux identités que tout ottoman appartenant à l’élite sociale se devait de concilier. En réalité, la construction photographique et ses références ne laissent aucun doute sur la prééminence occidentalisante des deux images. En effet, la première représentation montre Hamide debout dans une pose lascive qui évoque la typologie des photographies orientalistes. Ce qui ne peut être le résultat du hasard sous l’objectif d’un photographe de la culture d’Ali Sami. Ainsi, le photographe montre-t-il « l’authenticité » turque dans le cadre de référence du regard occidental sur elle.
L’utilisation des décors, ici encore, est sans ambiguïté. Décor généraliste d’extérieur évoquant la nature pour la première image. En effet, la photographie orientaliste de studio aimait ce genre de fond pour associer les types humains orientaux à l’idée d’un paradis perdu pour l’Occident, bouleversé qu’il était par le progrès et la technique. Décor d’intérieur aristocratique avec guéridon et lampadaire pour la seconde représentation. Hamide se lève délaissant son exercice d’écriture et le gros livre qui meuble la petite table.
Les images de Kel Marubi comme celles d’Ali Sami sont donc construites selon un principe commun de mise en scène. L’identité occidentale et l’identité orientale structurent la représentation, représentation dans laquelle elles s’opposent autant qu’elles se complètent. Cependant, là où le photographe turc embrasse les canons orientalistes ainsi que le cliché classique de studio, comme s’il cherchait à élaborer une image légitime de son statut social, le photographe albanais invente un espace à la fois esthétique et politique propre à servir de théâtre à la propagande albaniste dont il est lui-même un des acteurs.
En définitive, rien n’est plus éloigné que la nature de ces deux séries de photographies bien qu’elles semblent si proches par le principe de construction. Ali Sami Aközer, de manière très originale quitte le terrain des photographies officielles dont il est coutumier pour donner un espace de représentation à son intimité familiale et amicale. Ce faisant, il se réapproprie le cliché occidental de studio. Mais il élabore une image de l’élite ottomane à laquelle il appartient qui reste, de manière insidieuse, sous la coupe des valeurs esthétiques et idéologiques occidentales. Kel Marubi, quant à lui, fait de la photographie, un porte-parole de la Renaissance albanaise. Le choix des costumes dans ces deux clichés est tout à fait cohérent et révélateur. La photographie des fondateurs du « club de la langue albanaise », les montre en costume occidental, mettant en évidence les liens très forts qui les liaient à l’Italie et au catholicisme. L’autre image montre que le ressort de l’émancipation albanaise de l’Empire ottoman passe par une refondation de l’identité albanaise en une nation fière de ses racines. Les costumes traditionnels sont là pour indiquer clairement cette refondation.
Il est à noter qu’entre le père adoptif et le fils, il semble y avoir une différence de nature quant au traitement symbolique des images. Bien évidemment, Kel Marubi, comme Kolë Idromeno, eut une activité  commerciale qui intégrait la production de cartes postales ou d’images types (photo) mais il n’hésita pas à politiser ses photographies et à en faire les témoins de ses propres engagements. Pjeter, peut-être en raison de ses origines italiennes, resta dans une vision plus orientaliste et quelque peu exotique des sujets qu’il mit en image. En ce sens, il était sans doute plus proche d’Ali Sami Aközer lorsqu’il faisait prendre la pose à ses modèles. 

Conclusion

La photographie, sociologiquement, assure l’unité symbolique d’une communauté. En général, il s’agit de réaffirmer l’appartenance à la famille en feuilletant les clichés d’antan dans des albums, patiemment confectionnés. L’entrée d’une nouvelle personne dans la communauté familiale invite à une relecture de ces albums, laquelle participe à son intégration. On a souvent écrit que la photographie était la mémoire de la famille nucléaire et de la perpétuation de son unité, lorsque la communauté traditionnelle rurale disparaît. Si la photographie albanaise et la photographie ottomane possèdent bien ce rôle d’unité symbolique, c’est visiblement dans deux directions distinctes.
Les 51 Albums du sultan Adbul-Hamid, en voulant assurer la promotion de l’Empire et de sa modernisation, fabriquent une unité imaginaire tout entière vouée à séduire les puissances occidentales. Les images plus personnelles d’Ali Sami Aközer, quant à elles, assurent la promotion du nouveau mode de vie des cadres de la bureaucratie ottomane et plus particulièrement de l’élite militaire à laquelle il appartenait. Il construit une identité photographique où l’assurance de la réussite sociale au sein de l’Empire se présente comme le résultat d’une sorte de syncrétisme Occident - Orient dans lequel l’officier de l’Empire place toute sa confiance. Il est cependant clair que les valeurs occidentales y tiennent une place déterminante.
Quant à la photographie de Shkodra, elle suit l’avènement d’une nouvelle unité de la communauté, autrement dit celui de l’unité nationale. Elle accompagne la Renaissance artistique et nationale albanaise au cours de sa gestation dans son combat qui conduira à l’indépendance. Depuis le milieu du XIXème siècle, tous les efforts convergeaient vers la construction d’une identité albanaise capable de structurer un sentiment national cohérent pour combattre les turcs et les voisins balkaniques. Les disparités étaient nombreuses : linguistiques, confessionnelles, coutumières, régionales, villageoises… La littérature livresque ou journalistique s’est employée à construire patiemment le profil unitaire de l’Albanais. À Shkodra, les premiers Marubi et leur contemporain Kolë Idromeno proposèrent une interprétation photographique de l’unité nationale albanaise qui, sans renier son appartenance orientale, plonge ses racines dans l’occident catholique et sa culture, anticipant ainsi un destin européen.