20070207

editorial

La culture européenne n'est pas une affaire d'identité, d'origine ou d'unité-homogénéité.
Nous rejetons d'emblée cette hypothèse comme mortifère.


La culture européenne n'existe pas sous la forme d'un sol, d'un socle, d'un territoire, d'un lieu, d'un recueil des sources ou d'un passé que nous aurions à sanctifier. La culture européenne correspond moins à ce qu'on peut en dire qu'à ce qu'on peut en faire. Si une culture européenne peut se forger, c'est en obligeant les européens à se frotter les uns aux autres, en jouant de leurs langues, des familiarités de leurs cultures, les unes contre les autres, non pas au sens d'une logomachie, mais au sens d'une confrontation. Une telle culture, à venir, doit se penser à l'intersection de toutes les lignes de force culturelles qui s'élaborent, pour l'heure, chez tous ceux qui veulent s'extraire des bornes nationales. Et ceci, sans que l'une ou l'autre langue ou culture puisse servir de vérité aux autres.
Le Spectateur européen, qui, aux côtés de l'association les Architoyens, se donne pour objet de servir de lieu de rencontre à ceux qui souhaitent participer à la construction d'une culture européenne, veut faire entrer en interactions des citoyennes et des citoyens, des chercheuses et des chercheurs, des acteurs culturels de toutes sortes, afin de constituer un Observatoire de la culture européenne.
Un observatoire qui rend compte de ce qui peut se dire et se penser d'un peuple européen à un autre. Et un observatoire qui favorise des actions collectives organisant des archipels de rencontre entre ceux qui veulent faire de l'Europe un lieu de ressources théoriques et un lieu d'ouverture sur l'ensemble du monde. La culture européenne d'un peuple européen est évidemment à venir. Nous ne prétendons pas nous substituer à eux. Nous ne pouvons parler ni au nom d'un peuple européen existant ni au nom d'un peuple européen à venir. Il ne peut donc s'agir, dans le Spectateur européen, que de créer un collectif d'énonciation visant la constitution d'un peuple. Et si nous ne savons pas ce que va être ce peuple, nous pouvons du moins pressentir qu'il importe moins de définir une communauté d'existence ou de coexistence que de rendre possible une forme de devenir collectif.

20070206

Révolution et bicentenaire

Quel a été l’usage de la notion de la guerre civile, et au-delà le statut assigné à la violence, lors de la commémoration du Bicentenaire de la Révolution française? Avant de tenter de répondre à cette double interrogation, il faut, au préalable, de s’intéresser à la notion de guerre civile elle-même.
Il s’agit, de fait, d’une notion assez peu répandue dans l’historiographie révolutionnaire classique pour qualifier l’épisode révolutionnaire. Albert Mathiez s’en sert dans son parallèle entre jacobinisme et bolchevisme[1]. Georges Lefebvre l’utilise en citant Saint-Just qui “conseillait le 8 juillet 1793 de ne frapper que ceux qui parmi les Girondins fomentaient la guerre civile[2]”. Albert Soboul la mentionne au chapitre consacré à la Vendée comme conséquence de l’insurrection vendéenne : “la guerre civile exaspéra les républicains[3]”.
On en retrouve, de même, la mention associée à la Vendée dans de nombreux manuels scolaires. Cependant il ne s’agit jamais – sous réserve d’un inventaire exhaustif – de têtes de chapitre dont les dénominations sont plus euphémisées et utilisent les qualificatifs de “révoltes” ou “guerres intérieures”.
Comment expliquer le faible recours à cette notion?
Cela tient à ce que l’emploi de la notion de guerre civile n’est pas neutre. Il est, en lui-même, interprétation de l’événement. Evoquer, à propos de la Révolution française, la notion de guerre civile revient à se livrer à une opération historiographique qui réintègre les opposants à la Révolution et les désignent, non plus en fonction d’un projet unifié ou supposé tel : la Contre-Révolution, mais leur accordent un statut d’identité, les inclut au sein de la nation. Cela équivaut à la reconnaissance, à parité, d’une diversité de réactions possibles non subsumables par l’antagonisme entre Révolution et Contre-Révolution. Cette opération historiographique[4] s’inscrit en continuité d’une première substitution, celle de la notion “résistances” à la Révolution à celle de “bloc contre-révolutionnaire”. Elle constitue un élément de réponse à l’offensive de l’extrême-droite autour du thème du “génocide franco-français”. A l’opposé des notions de génocides, de Révolution ou de Contre-révolution, articulées autour d’un projet, celle de guerre civile se veut descriptive des conflits armés qui divisèrent les Français pendant la période révolutionnaire. Force est, cependant, de constater qu’elle n’est pas seulement cela. Alors que la Révolution est une fondation, l’emploi de la notion de guerre civile met l’accent sur les divisions violentes qui ont affecté la France en révolution. C’est pourquoi, l’un des traits de l’activité de l’extrême-droite, et d’une droite moins extrême, est de l’utiliser conjointement à la celle de “génocide franco-français”.
Il convenait de marquer cet écart qui va de la simple description, issue d’une volonté de décrisper le débat historiographique, à la disqualication de la Révolution, en tant qu’élément constitutif de la “désunion” française, avant d’analyser la façon dont le Bicentenaire a investi - ou non – cette notion controversée.

I. La guerre civile n’a jamais eu lieu : l’état d’une mémoire.

Faute de pouvoir, ici, prendre en considération le débat historiographique en tant que tel, c’est à l’usage polémique de la notion de guerre civile que nous nous intéresserons tout d’abord.

1.1. La description de la période révolutionnaire au travers de la notion de guerre civile : un enjeu polémique.

Cet usage s’affirme par l’ouverture d’une rubrique “correspondants de guerre civile” dans le mensuel de l’association Anti-89 (animée par des catholiques intégristes). Il est manifeste dès les premières pages du pamphlet de Philippe de Villiers :

Après avoir cité Daniel Halévy, grand-père de Pierre Joxe : «Ne vous fâchez pas si je vous dis qu’il n’y a qu’une seule France, que Jacques Cœur et Riquet, c’est Lesseps, que Duplex, c’est Lyautey, et que vous êtes absurdes quand vous comptez sur trois doigts d’une seule de vos mains les cinquantenaires de vos discordes, alors que les dix doigts de vos deux mains ne suffiraient pas à compter les siècles de vôtre grandeur», le député vendéen poursuit : “ En cette année 1989, nous commémorons le Bicentenaire de la Révolution en même temps que le quatrième centenaire de l’avènement d’Henry IV. Nos commémorations sont trop souvent des histoires de guerre civile. [Alors que] la France est un acte d’amour.”[5]

Je n’insisterais pas sur l’intense campagne de presse qui se développe dès 1983 autour de la Vendée, relayée notamment par Pierre Chaunu, que Steven Kaplan a précisément décrite dans Adieu 89[6]. Il n’en reste pas moins que cette offensive confortée par la condamnation d’un totalitarisme inhérent à la pensée révolutionnaire (François Furet, Mona Ozouf) a connu une audience d’autant plus importante qu’à gauche, le “rôle de la violence dans l’histoire”(Engels) paraissait, de plus en plus, sujet à caution. Pourtant, en dépit de la promotion connue par ces thèses, l’écho est resté réduit.

1.2. Du qualitatif au quantitatif : la guerre civile, une notion en déshérence.

Deux sources sont disponibles pour tâcher d’appréhender les effets de cette campagne : deux enquêtes par entretiens semi-directifs conduites en février1988 puis, auprès des visiteurs du «Forum de la Révolution» du centre Georges Pompidou, entre mai et juillet 1989[7]; les sondages quantitatifs réalisés à la veille et pendant le Bicentenaire.

Les entretiens qualitatifs ouverts par une question très large : «Qu’évoque pour vous la révolution française?» permettent d’approcher la façon dont les violences de la période révolutionnaire s’intègrent à l’image de l’événement.
En premier lieu, la violence révolutionnaire est présentée comme une violence abstraite. L’élan unanime du peuple contre une forteresse de pierre : la Bastille. Au-delà de cet épisode, il s’agit d’une conséquence inhérente au changement social doublement justifiée par l’état d’asservissement dans lequel était tenu le peuple et par l’acquis que constitue la République. La Révolution est un principe thermodynamique (“on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs”). Elle est “un souffle tellement puissant que ça coupe des têtes”. Quand l’enquêteur se fait plus pressant et qu’il évoque les Chouans, les réponses sont presque toujours catégoriques. C’étaient des paysans, ils étaient sous la coupe de la noblesse (le clergé est la plupart du temps épargné), ils ne savaient pas…
A aucun moment le terme de guerre civile, ni en 1988 ni en 1989, n’est fréquemment utilisé. Un travailleur immigré d’origine espagnole précise même que la chance de la Révolution française est de ne pas avoir connue de guerre civile. Ce qui, dit-il, explique son succès.
Quelle que soit l’option politique, ni la notion de guerre civile, ni même celle de la violence ne s’imposent comme entrée de lecture globale de la Révolution. Ce qui importe, en définitive, c’est le résultat qui fait, lui, consensus. La Révolution, à bien des égards, est un aboutissement sans processus qui mène, dans l’instant-rupture, qu’incarne la prise de la Bastille, de la Royauté réprouvée à la République.

Cette analyse est confirmée par les sondages quantitatifs disponibles. Parmi ceux-ci, nous avons retenu celui commandé par Le Monde et TF1 à l’IPSOS (décembre 1988) et celui de CSA (novembre 1989) réalisé pour le compte de la Mission[8].

IPSOS Question ouverte[9] : “Quels sont les événements les plus importants de la Révolution française ?”

Prise de la Bastille
37%
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen
16%
Guillotine, terreur, condamnations à mort
4%
Guerres de Vendée
1%

Il est remarquable que le terme de “guerre civile”, s’il est évoqué par les individus interrogés, ne recueille pas 1%, seuil quantitatif nécessaire pour être évalué. Ce premier résultat est étayé par une seconde question ouverte proposant de citer les trois mots associés à l’évocation de la Révolution. Sans surprise, les termes de la trilogie républicaine recueillent entre 55 et 43 %, tandis que “le sang” est mentionné par 4% de l’échantillon, “la Terreur” par 2%, “la fureur”, “la cruauté” et “la guillotine” par seulement 1%.
Le sondage CSA, réalisé près un an plus tard, corrobore cette tendance. La ventilation des réponses à la question fermée : “Pour vous quels sont les événements qui symbolisent le mieux la Révolution française?” est la suivante.


1989
1987
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen
86%
74%
Bastille
54%
55%
Terreur et massacre de septembre
12%
6%
Soulèvement de Vendée
5%
4%

La comparaison avec la même question posée en 1987 ne modifie pas les grandes tendances.
Le phénomène est encore plus manifeste avec la question ouverte du même sondage : “Quels sont, pour vous, les événements qui ont marqué les étapes importantes de la Révolution française?”.

Prise de la Bastille :
57%
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen
45%
Terreur
11%
Sang, violence, massacres
6%
Guillotine
4%
Soulèvement vendéen
3%

S’il est possible de discerner, à partir de ces données, un mouvement d’opinion qui tend à se faire de plus en plus critique à l’égard de la violence de la période révolutionnaire, il n’en demeure pas moins que le concept de guerre civile est, en définitive, relativement inusité pour qualifier la période révolutionnaire, tout comme la violence n’est pas le premier trait qui s’impose pour la qualifier.
Avant de nous attacher à l’usage local du souvenir des affrontements de la période révolutionnaire, envisageons la façon dont l’Etat républicain, dans les discours officiels des différentes commémorations de la Révolution, a abordé, par la voix de ses représentants, la violence du processus révolutionnaire.

II. Le fantôme de la guerre civile.

Si la guerre civile constitue un non-lieu de la mémoire collective, (telle que les sondages peuvent la mesurer), elle est aussi un non-dit du discours officiel même si, lors du Bicentenaire, la notion de “guerre intérieure” finit par se substituer à celle de révolte. Ce silence, cette absence de dénomination, n’exclut pas que des critiques soient émises à l’encontre de la violence révolutionnaire, regrettée au nom de ses excès. Chaque commémoration définit son argumentation au sein d’une tension entre se faire le porte parole de tous et révérer le moment fondateur des institutions politiques

2.1. Le Centenaire et le Cent-cinquantenaire : la violence appréciée à l’aune des acquis du processus révolutionnaire.

En 1889, Tirard, président du Conseil, insiste sur l’inscription de la violence révolutionnaire dans un sens de l’histoire et sur la responsabilité qui revient à la Contre-révolution.

“[Les cahiers de doléances et le 4 mai] manifestations grandioses! Touchante unanimité qui promettait la révolution la plus pacifique que le monde ait jamais vue, si des résistances insensées n’étaient venues faire obstacle à son cours et changer un fleuve paisible en un torrent furieux et sans frein. Mais quelles que soient les difficultés à vaincre, l’œuvre s’accomplira dans la douleur sinon dans la joie; et après quelques années d’épreuves, souvent cruelles, une nation nouvelle paraîtra au jour, la Révolution aura fait des hommes libres et des citoyens!”

Sadi Carnot, Président de la République, confirme cette analyse.

“Condamnée à soutenir contre l’ancien régime une lutte gigantesque, la France a traversé des temps douloureux, où tous les partis ont successivement cédé à des entraînements à jamais regrettables. Elle n’a pas dévié de la voie qui, dès la première heure, fût tracée par les hommes de 89 : Constituante, Législative, Convention, autant d’étapes, autant de relais sur la route du progrès : Constitutionnels, Girondins, Montagnards, tous architectes du même édifice qui s’est achevé à travers les régimes successifs et qui abrite aujourd’hui tous les Français sans distinction d’opinion ni de partis.”

En 1939, la critique de la violence révolutionnaire, bien que plus vigoureuse, demeure, somme toute, modérée. Certes, Edouard Herriot déclare :

“Je n’accepte pas, pour ma part, de dire que la Révolution est un bloc. Elle a commis des erreurs, des fautes, et pis encore, les haines mutuelles des hommes ont entravé le mouvement des idées. Robespierre a trop souvent consulté l’ombre irascible de Robespierre”.

Mais il ajoute, après avoir évoqué le sort de Lavoisier et de Chénier :

“Les violences de la Révolution peuvent, pour partie, s’expliquer sinon s’excuser. Les hommes et les assemblées ont eu à lutter contre des préjugés plusieurs fois séculaires, contre des intrigues, contre des révoltes. faute plus grave encore : des Français des nobles, des officiers émigraient pour se soustraire aux lois nouvelles…”

Le discours, une fois encore, est tendu vers le présent. Il achève cette partie de son allocution par un appel à l’unité :

“Puisse cet anniversaire de la Révolution, survenant à des heures sérieuses, nous inviter à éliminer désormais de la vie publique toute violence, par égard filial envers une France qui a tant saigné pour maintenir son indépendance et nous garantir notre liberté.”

2.2. Le Bicentenaire : l’émergence de la notion de “guerre intérieure”.

En 1989, François Mitterrand aborde à deux reprises la question de la violence[10]. La première occasion lui est donnée en janvier 1988[11]. Le traitement de la question de la violence est rapide.

La Révolution faute d’être un bloc est un “processus”. “Année de plomb, de sang, de rêve et d’anticipation. Pour parler clair, sans chasser de mon champ de vision les massacres de septembre, les colonnes infernales, la loi des suspects et la guillotine, je constate que l’année 1792 vit entre autres choses, la chute de la monarchie de droit divin et la première élection directe au suffrage universel; l’année 1793, l’instauration du principe de l’enseignement gratuit et obligatoire; 1794, l’abolition de l’esclavage…”

Il y revient, avec plus de netteté, le 20 juin 1989. Après avoir cité Saint-Just, “l’exercice de la terreur a blasé le crime… La Révolution est glacée”, il commente :

“Je ne puis me défaire de ce jugement porté par l’un de ceux qui symbolisent précisément la violence froide d’un pouvoir qui ne connaissait qu’une peine, la mort… Et défilent dans mon esprit les images atroces de Nantes, de Lyon, des Carmes, des prisons de septembre. La liste est longue.
Ne faisons pas cependant l’injure, aux acteurs de la Révolution, de croire qu’ils s’affrontèrent pour peu de choses ou pour de délirants motifs. N’oublions pas la guerre à l’intérieur[12], la guerre à l’extérieur, les périls encourus par le pays, la Nation en danger. Sans indulgence pour les fautes, les excès ou les crimes, tâchons de comprendre, pourquoi, dans le mouvement complexe de la Révolution, à courage égal, à conviction égale, tous les choix ne se valaient pas.”

On voit, au travers de ces quelques extraits, apparaître une inflexion qui accorde une part croissante au poids des affrontements de la période révolutionnaire. Même si, en définitive, et il ne peut en être autrement, la fonction centrale de ces discours et d’inscrire la violence dans un sens, un code de valeurs, c’est à dire de rendre audible par une justification fondée partiellement sur les circonstances mais, surtout, sur le devenir, l’inaudible : la violence déchirant le corps social. La formulation ultime de François Mitterrand est, aussi, la plus nette. Celle qui pose la question de la violence révolutionnaire dans les termes les plus politiques, c’est à dire en termes éthiques.

Retrouve-t-on la même configuration en déplaçant notre champ d’observation vers les scènes locales?

III. L’évocation de la violence dans les cérémonies commémoratives locales.

3.1. La violence? Un produit exotique.

Une constation s’impose dès lors que l’on dépouille les discours des maires : la violence s’est produite ailleurs. Il ne s’est rien passé de notable dans la commune pendant la Révolution. Les affrontements sont renvoyés dans un “ailleurs” qui a pour nom la ville – et particulièrement Paris – ou la Vendée, région qui cristallise, comme à l’époque révolutionnaire, les résistances et les violences de cette période. Le déroulement pacifique de la révolution au village peut permettre de se reconnaître dans le bon sens d’ancêtres qui ont su opérer les changements nécessaires sans céder aux passions ni aux excès du temps.
La présentation de la pièce jouée à Etoile-sur-Rhône, Etoile 89, est éloquente. Alors que plusieurs scènes évoquent le débat autour de la création de la Garde nationale et la nécessaire défense des biens et des personnes, le texte lu en préambule disjoint la création de milices de toute référence à la violence.

“Vous n’aurez pas à rougir d’eux, car que vous aimiez un peu, beaucoup, passionnément, ou pas du tout la Révolution de 89, n’en doutez pas, les hommes et les femmes d’Etoile étaient remplis d’un grand amour de la Liberté et l’image qu’ils ont donnée de la Révolution est restée pure de toute violence [13]”.

La préface de l’ouvrage La Révolution à Campan (Hautes-Pyrénées) fournit un autre exemple de cette façon de se dédouaner de la violence révolutionnaire :

“La Révolution, ce mal nécessaire, n’a pas été à Campan l’horreur de sang et de la violence. Pour cette entité sociale et économique, située fort loin des sans-culottes et bonnets phrygiens parisiens, la ‘citoyenneté’, le sens aigu de la liberté et de l’indépendance étaient déjà présents dans cette «petite patrie» [14]”.

3.2. La neutralisation ludique.

A côté de cette première attitude qui consiste à révérer la pacifique révolution villageoise (ce qui correspond souvent au déroulement des événements communaux), un second type d’évocation de la violence s’effectue au travers de sa neutralisation ludique. Il s’affirme par la multiplication des symboles, tels que la guillotine, rappelant l’exercice de la violence . Rares sont les défilés villageois dans lesquels le “rasoir démocratique” ne tient pas une place de choix, démonstrations inimaginables en 1939 ou en 1889[15].

Passons sur les mauvais jeux de mots, comme celui choisi par les commerçants de Pierre-de-Bresse (Saône-et-Loire) intitulant leur opération vacances “prix guillotinés”. Mais que penser de ces multiples photographies qui associent sur une même charrette des enfants joyeux, enrubannés et une guillotine? Que dire de ces guillotines, aux dimensions réduites, portées comme un reliquaire sur les épaules d’hommes de la commune ou encore des stands “Chez Sanson” où “six têtes tombées c’est gagné” ?

“Ce défilé magnifique d’environ 200 enfants aux couleurs bleu-blanc-rouge entrecoupé d’un canon, d’une charrette et d’une guillotine, prête à couper la tête du condamné à mort, fut ovationné par un nombreux public.” Chavagne, fête des écoles publiques, 4 juin 1989, Ille-et-Vilaine.

Dans le même registre, les procès à la manière révolutionnaire, sans que l’on puisse y voir une once de critique envers une justice expéditive, ont été assez nombreux. On notera, encore, la volonté de redoubler le caractère sinistre de la mise en scène. Ici, le bourreau est cagoulé de rouge. Là, on voit derrière la guillotine un bourreau armé d’une hache[16]. A Corbarieu (Tarn-et-Garonne) “le corps décapité est promené sur la charrette”[17]. A Porchaire (Charente-Maritime) une photographie montre un citoyen bourreau qui semble des plus joviaux.
Au fil de ces scènes se dessinent deux grands types d’usage de la guillotine qui, tous deux, s’appuient sur un socle commun : la guillotine est aujourd’hui hors d’usage[18]. Le premier type renvoie à une utilisation ludique. Le ketchup, les claquements sinistres ne sont là que pour donner des couleurs à la fête. Le second type d’usage est plus pédagogique. Il privilégie la tension dramatique dans l’acte de transmission ou de rejeu du passé révolutionnaire.

Au terme de cette première exploration, l’évocation de la violence révolutionnaire, par les discours, par l’utilisation de l’emblématique guillotine ou, encore, par la mise en scène de la guerre civile dans le Léon (Finistère), à Clisson (Vendée) ou à Montsecret (Orne), semble pourvue d’une multitude de significations antagoniques et permet une lecture construite sur des approches idéologiques. Même si, dans cette dernière perspective, les innombrables scènes où la guillotine est simplement là pour mémoire posent problème.

C’est du côté des justifications des acteurs qu’il faut se tourner pour mieux saisir et comprendre cette diversité.

IV. Les fonctions d’une évocation.

Les motifs avancés pour justifier la mobilisation commémorative sont souvent les mêmes. “Faire quelque chose ensemble” paraît aussi déterminant que “faire quelque chose pour le Bicentenaire de la Révolution”. Ces motivations qui s’entrecroisent sont bien exposées par les habitants du petit village de l’Orne, Montsecret, dont le spectacle a retenu l’attention de la Mission[19]. L’idée de monter un spectacle provient d’un rejet : le “ras-le-bol des kermesses, du char fait pour le comice agricole”. Elle est née en novembre 1984, et elle a, aussitôt, rencontré un écho suffisant et le soutien de 170 participants sur une population de 537 habitants. “On avait commencé sans penser au Bicentenaire”. La première représentation eut lieu en juin 1986. Un éleveur explique qu’il a rejoint le spectacle au bout d’un an pour connaître les gens du village, tout en rappelant qu’il s’agit là du combat de ses “ancêtres” dont il ne sait pas s’il furent bleus ou chouans. Un professeur d’arts plastiques assure que l’expérience à laquelle toute sa famille participe depuis deux ans a permis de découvrir les gens du village et que, depuis lors, “la place du village a repris son rôle de forum”. Il assure qu’il existe au sein du spectacle une “chaleur familiale surtout au niveau des coulisses”. Pour un employé de la SNCF le spectacle a aussi permis de “se connaître”, “aujourd’hui, on va au bistro, on boit un coup ensemble, avec le prêtre… Avant [on ne se connaissait pas]… On est devenu une famille ensemble”. La brochure de présentation du spectacle rend fidèlement compte de cet état d’esprit.

“L’ambition initiale du Comité d’animation de Montsecret-Clairefougère est essentiellement de permettre à la population de se rencontrer, de mieux se connaître, et de prendre plaisir à agir, découvrir ou redécouvrir l’intérêt d’être et de faire ensemble au sein de son environnement immédiat. C’est pourquoi les responsables se sont tournés vers les richesses propres à Montsecret. Partant de la région, de son patrimoine tant historique que géographique, l’idée fut retenue de se pencher sur le passé communal”.

Un article de journal relatif au spectacle Nicolas Poirot présenté à Thairé l’Aunis (Charente-Maritime) évoque le même type de raison.

“[Les initiateurs du spectacle] refusent d’être orphelins du passé, comme ils refusent de ne pas savoir distinguer le chemin de leur vieillesse. Ils ne font pas du folklore. Ils vivent. Ils s’amusent. Ils jouent. Comprenons qu’ils se sont retrouvés. Ils sont ensemble.
Avant qu’on me demande de jouer le rôle du sergent recruteur, explique Sergio, je ne connaissais presque plus personne dans le village. C’est comme si j’étais devenu étranger chez moi. Maintenant, quand je vois la voiture verte que je voyais passer tous les jours, je ne me dis plus «Tiens, voilà la voiture verte» mais «Tiens, c’est Jacques» [20]”.

Les exemples de mention d’une “nouvelle fraternité” née du spectacle et de sa préparation, de l’union de toutes les catégories de la population abondent. En suivant les motivations qui président aux mobilisations locales et surtout aux spectacles qui, par nature, exigent une très longue préparation, un investissement personnel parfois lourd et auxquels l’ensemble de la famille peut le cas échéant être associé, nous avons été surpris de constater combien elles étaient proches de celles décrites pour le spectacle du Puy-du-Fou étudié par Jean-Clément Martin et Charles Suaud[21].
En effet, à la lecture de leur étude, on constate que Philippe de Villiers, pour réussir son projet, a d’abord tenté de fonder autour du spectacle une véritable communauté. – “Un geste de communauté qui force le quotidien à croiser les cœurs”[22]

C’est dans ces dernières motivations que l’on doit chercher le sens réel des manifestations du Bicentenaire. Résumons-nous si l’évocation ouverte de la violence, de la guerre civile est désormais possible, c’est que plus personne ne croît à sa possible reproduction. A partir de là tout devient audible – au niveau, du moins, des scènes locales – les instances nationales étant toujours tenues parler au nom de l’ensemble de la collectivité nationale. Dans ce cadre, favorable ou défavorable à la Révolution chaque évocation possède pour rôle essentiel de permettre à une collectivité de se fonder, à une sociabilité de s’épanouir dans la préparation et le déroulement du moment festif. L’enjeu devient, au sens le plus étroit, local. Le passé est sollicité, dépourvu de sens ou assorti d’un sens hérité, pour doter la collectivité d’une identité.
Le poids d’émotions et d’angoisses véhiculé par la notion de guerre civile n’a de sens de rapporté à la scène nationale, dans un champ d’affrontements structurés où les vieux clivages sont prêts à rejouer. Ce n’est pas le cas de la France du Bicentenaire même si, faire semblant que cela soit encore possible, que “le combat des mêmes contre les mêmes” se poursuit, n’est pas sans posséder une forte fonction de réassurance collective. L’inquiétude, en 1989, n’est plus du côté de l’affrontement. Elle est crainte de désagrégation. Ce dont témoigne, notamment, le succès des plantations d’arbres de la Liberté et la teneur des discours qui y sont prononcés.
François Mitterrand se bien l’écho des angoisses de ses concitoyens en déclarant : “L’absence de convivialité disloque notre société”[23]. Le passé, quel qu’il soit, est convoqué pour y remédier. Il sert alors de support à des mises en scène qui permettent, hors de tout sens, de toute perspective d’avenir, d’intensifier le présent. C’est ainsi que s’achèvent les guerres civiles, par épuisement des cadres qui les ont générées.
Patrick Garcia

1 : “Jacobinisme et bolchevisme sont au même titre deux dictatures, nées de la guerre civile et de la guerre étrangère, deux dictatures de classe, opérant par les mêmes moyens, la terreur, la réquisition et les taxes, et se proposant en dernier ressort un but semblable, la transformation de la société, et non pas seulement de la société russe ou de la société française, mais de la société universelle.” Albert Mathiez, Jacobinisme et bolchevisme, Librairie du Parti socialiste et de l’Humanité, 1920.
2 : Georges Lefebvre, La Révolution française, Paris, P.U.F, 1963, p.355.
3 : Albert Soboul, La Révolution française, Paris, Editions Sociales, 1983, p.288.
4 : Au sens que Michel de Certeau donne à cette notion. L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
5 : Philippe de Villiers, Lettre aux coupeurs de tête et aux menteurs du Bicentenaire, Paris, Albin Michel, 1989, p.17.
6 : Steven Kaplan, Adieu 89, Paris, Fayard, 1993.
7 : Pour une analyse plus fouillée de ces entretiens voir : Collectif, “Passé présent : Les Français et leur Révolution”, EspacesTemps, n° 38-39, “Concevoir la révolution. 89, 68, confrontations”, 1988, pp. 25-35 et Patrick Garcia et alii, Révolutions, fin et suite. Les mutations du changement social et de ses représentations saisies à travers l’image de la Révolution et les pratiques du Bicentenaire, Paris, EspacesTemps-Résonance/B.P.I. Centre Georges Pompidou, 1991.
8 : Voir notre thèse, Les territoires de la commémoration. Une conjoncture de l’identité : le Bicentenaire de la Révolution française (1989), Université Paris I-Sorbonne, thèse de doctorat sous la direction de Michel Vovelle, octobre 1994.
9 : C’est à dire sans que des items soient proposés aux personnes interrogées.
10 : Pour une analyse de l’ensemble des discours du Président de la République voir notre article : “François Mitterrand, chef d’Etat, citoyen et commémorateur”, Mots, n° 31, juin 1992, pp. 5-26.
11 : Régis Debray est alors son conseiller pour le Bicentenaire.
12 : Souligné par nous.
13 : Thérèze Gaudenz, Rambert George, Etoile 89. Scènes de la vie d’un bourg du Dauphiné, Etoile en 1789, Nigel Gauvin, Etoile, 1989, p. 7.
14 : Marc Chicoulaa, Conseiller général de Campan, postface à Jean-Jacques Agostini, Aspects de la Révolution à Campan, Campan 1989.
15 : Voir : Mona Ozouf, “Célébrer, savoir et fêter”, Le Débat, n° 57, nov-déc 1989, pp. 17-33.
16 : Vallée-Mulatre (Aisne).
17 : Le Bulletin municipal précise, en légende de la photographie “A Corbarieu, on n’a pas peur des horreurs!”.
18 : Christiane Veauvy, qui fait la même constatation pour les festivités qui se tiennent dans la Drôme, commente ainsi l’humour avec lequel la guillotine est traitée lors du Bicentenaire : “La guillotine aurait-elle été à ce point omniprésente si la peine de mort n’avait été abolie au début des années 80? En tout état de cause, l’humour, ce moyen privilégié de conjuration de la peur, n’aurait pu investir la présentation de l’instrument du supplice «Chez Guillotin Maison fondée en 1792» pouvait-on lire devant l’une des façades du viol principal de Châtillon-en-Diois, qui débouche sur la place où l’abolition des privilèges était mise en spectacle le soir du 4 août”. Le même auteur cite un autre exemple, à Die, où lors du défilé, aux côtés de la machine reconstituée portant un panneau «Mort de Louis XVI», le “roi décapité marche, précédé de sa tête qui avance au ras du sol téléguidée”. Christiane Veauvy, “Manifestations estivales du Bicentenaire de la Révolution française dans la vallée de la Drôme. Enquête et interrogations sociologiques” in Les Drômois acteurs de la Révolution, Valence, Association drômoise pour la célébration du Bicentenaire de la Révolution française, 1990.
19 : Les témoignages ont été recueillis à partir des rushes du film de Serge Moati, A.N. 900 0519/116.
20 : “Un village réinvente l’art brut”, A.N. 900506/831.
21 :Jean-Clément Martin, Charles Suaud, Le Puy du Fou. Histoire en revue et politique de la mémoire., Nantes, Lersco-CNRS/Université de Nantes, dactyl.1991.
22 : Philippe de Villiers, Le Puyfolais, 1978 n°1, cité par Jean-Clément Martin, op cit., p.11.23 : Entretien à l’Express, juillet 1989.
[1] “Jacobinisme et bolchevisme sont au même titre deux dictatures, nées de la guerre civile et de la guerre étrangère, deux dictatures de classe, opérant par les mêmes moyens, la terreur, la réquisition et les taxes, et se proposant en dernier ressort un but semblable, la transformation de la société, et non pas seulement de la société russe ou de la société française, mais de la société universelle.” Albert Mathiez, Jacobinisme et bolchevisme, Librairie du Parti socialiste et de l’Humanité, 1920.
[2] Georges Lefebvre, La Révolution française, Paris, P.U.F, 1963, p.355.
[3] Albert Soboul, La Révolution française, Paris, Editions Sociales, 1983, p.288.
[4] Au sens que Michel de Certeau donne à cette notion. L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
[5] Philippe de Villiers, Lettre aux coupeurs de tête et aux menteurs du Bicentenaire, Paris, Albin Michel, 1989, p.17.
[6] Steven Kaplan, Adieu 89, Paris, Fayard, 1993.
[7]Pour une analyse plus fouillée de ces entretiens voir : Collectif, “Passé présent : Les Français et leur Révolution”, EspacesTemps, n° 38-39, “Concevoir la révolution. 89, 68, confrontations”, 1988, pp. 25-35 et Patrick Garcia et alii, Révolutions, fin et suite. Les mutations du changement social et de ses représentations saisies à travers l’image de la Révolution et les pratiques du Bicentenaire, Paris, EspacesTemps-Résonance/B.P.I. Centre Georges Pompidou, 1991.
[8] Voir notre thèse, Les territoires de la commémoration. Une conjoncture de l’identité : le Bicentenaire de la Révolution française (1989), Université Paris I-Sorbonne, thèse de doctorat sous la direction de Michel Vovelle, octobre 1994.
[9] C’est à dire sans que des items soient proposés aux personnes interrogées.
[10] Pour une analyse de l’ensemble des discours du Président de la République voir notre article : “François Mitterrand, chef d’Etat, citoyen et commémorateur”, Mots, n° 31, juin 1992, pp. 5-26.
[11] Régis Debray est alors son conseiller pour le Bicentenaire.
[12] Souligné par nous.
[13] Thérèze Gaudenz, Rambert George, Etoile 89. Scènes de la vie d’un bourg du Dauphiné, Etoile en 1789, Nigel Gauvin, Etoile, 1989, p. 7.
[14] Marc Chicoulaa, Conseiller général de Campan, postface à Jean-Jacques Agostini, Aspects de la Révolution à Campan, Campan 1989.
[15] Voir : Mona Ozouf, “Célébrer, savoir et fêter”, Le Débat, n° 57, nov-déc 1989, pp. 17-33.
[16] Vallée-Mulatre (Aisne).
[17] Le Bulletin municipal précise, en légende de la photographie “A Corbarieu, on n’a pas peur des horreurs!”.
[18] Christiane Veauvy, qui fait la même constatation pour les festivités qui se tiennent dans la Drôme, commente ainsi l’humour avec lequel la guillotine est traitée lors du Bicentenaire : “La guillotine aurait-elle été à ce point omniprésente si la peine de mort n’avait été abolie au début des années 80? En tout état de cause, l’humour, ce moyen privilégié de conjuration de la peur, n’aurait pu investir la présentation de l’instrument du supplice «Chez Guillotin Maison fondée en 1792» pouvait-on lire devant l’une des façades du viol principal de Châtillon-en-Diois, qui débouche sur la place où l’abolition des privilèges était mise en spectacle le soir du 4 août”. Le même auteur cite un autre exemple, à Die, où lors du défilé, aux côtés de la machine reconstituée portant un panneau «Mort de Louis XVI», le “roi décapité marche, précédé de sa tête qui avance au ras du sol téléguidée”. Christiane Veauvy, “Manifestations estivales du Bicentenaire de la Révolution française dans la vallée de la Drôme. Enquête et interrogations sociologiques” in Les Drômois acteurs de la Révolution, Valence, Association drômoise pour la célébration du Bicentenaire de la Révolution française, 1990.
[19] Les témoignages ont été recueillis à partir des rushes du film de Serge Moati, A.N. 900 0519/116.
[20] “Un village réinvente l’art brut”, A.N. 900506/831.
[21] Jean-Clément Martin, Charles Suaud, Le Puy du Fou. Histoire en revue et politique de la mémoire., Nantes, Lersco-CNRS/Université de Nantes, dactyl.1991.
[22] Philippe de Villiers, Le Puyfolais, 1978 n°1, cité par Jean-Clément Martin, op cit., p.11.
[23] Entretien à l’Express, juillet 1989.

20070205

L’urbanité européenne

Cet article, dû à la plume du géographe Jacques Lévy, est republié ici avec l'accord de la revue Raison présente, qui vient de livrer un dossier complet sur la Politique des villes (N° : 151, Septembre 2005), à commander 14 rue de l'Ecole polytechnique, 75005 Paris.


Comment savons-nous que nous sommes en Europe ? D’abord en regardant et en parcourant ses villes. Cette connaissance intuitive est précieuse, mais d’usage délicat, car elle se nourrit d’informations analytiques portant sur la morphologie de l’espace construit mais aussi sur la sensation diffuse et globale d’un style, d’une ambiance, d’un “ timbre ”, au sens musical du terme. Nous sommes, bien sûr, aussi et peut-être d’abord frappés par la diversité des villes d’Europe, mais un voyage dans un autre continent nous convainc bientôt que les villes constituent un bon marqueur du continent, peut-être le plus spectaculaire. Au-delà de ce constat, les choses se compliquent : l’urbanité européenne se révèle aussi insaisissable que l’européanité elle-même.
La ville n’est pas seulement le résultat du développement du capitalisme, elle est aussi une configuration productive qui joue un rôle actif dans cette dynamique. Cette structuration est la conséquence, fortuite, pourrait-on dire, d’un héritage du féodalisme, dans son principe même. La présence permanente de la guerre, le poids encore écrasant des pratiques prédatrices contraignent à consacrer des ressources importantes à la protection des stocks. Les moyens d’une défense efficace (murs d’enceinte, ouvrages de fortification, systèmes d’armes) coûtent cher et sont fonction du périmètre à protéger. Dans ces conditions, le souci de concentration d’activités qui est à l’origine de la ville elle-même se double de la nécessité de la densité à l’intérieur de l’espace urbain. Cet “ intrant ” du système de la ville médiévale, tel que l’a étudié Yves Barel, au départ étranger et même antinomique à l’émergence de l’urbain, se révèle, au bout du compte, un paramètre essentiel du fonctionnement et de la dynamique de la ville européenne. C’est le premier critère de la ville européenne telle que Max Weber en définit l’Idealtype. Ces hautes maisons tassées les unes sur les autres, ces ruelles tortueuses, ces places improbables mais aussi cette promiscuité de groupes sociaux différents au sein d’une société pourtant lourdement hiérarchisée, ces rencontres imprévues entre professions pourtant strictement séparées par la logique corporative – telles sont les caractéristiques fondamentales et durables de la ville européenne. La ville n’est donc pas qu’un environnement, qu’un contexte. Comme l’avait déjà compris l’architecte florentin Leon Battista Albertí (1404-1472) et qu’a superbement exprimé, cinq siècles plus tard Italo Calvino dans ses Villes invisibles, la ville produit la société au moins autant qu’elle est produite par elle.
Les villes européennes ne sont pas les plus grandes du monde, mais elles sont les plus “ urbaines ”, les plus riches en urbanité. Ici, un détour s’impose, par l’exploration du concept d’urbanité. On peut espérer ensuite faire surgir la singularité européenne.

Évidente et insaisissable

On peut définir l’urbanité comme “ ce qui fait d’une ville une ville ”. Cette définition implique un élargissement par rapport à une vision étroitement sociologique (sociabilités urbaines) qui permet de mieux prendre en compte la diversité des expressions de l’urbain sans pour autant renoncer à un concept unifié. Lorsque nous cherchons à identifier les spécificités de l’urbanité européenne, nous nous trouvons immédiatement face à la nécessité de définir l’urbanité tout court. Cette démarche se dissocie des approches culturalistes consistant à ne retenir qu’une définition commune très faible de la ville et à insister sur l’incommensurabilité et l’incomparabilité des situations urbaines concrètes, variables dans le temps et l’espace. Inversement, dans la perspective universaliste à laquelle, par principe, je souscris, le risque est sérieux de prendre des traits particuliers pour des réalités générales et d’analyser les villes à l’aune d’un modèle implicite. Cela dit, à condition de s’imposer un champ empirique illimité (toutes les villes de tous les temps), la tentative de serrer au plus près ce qui fait la spécificité des configurations urbaines se révèle productive.
Cette démarche de condensation autour d’un concept aussi universel que possible fait d’abord apparaître l’importance de l’espace à toutes les échelles. Réduite à l’essentiel, la ville est un choix de nature spatiale visant l’utopie d’un passage de deux à zéro dimension. Ce choix s’oppose à la dispersion produite par d’autres options, telles que la diffusion aléatoire ou systématique des réalités sociales sur un territoire. D’où l’importance accordée aux classements les plus élémentaires, à la trame de fond de l’espace des villes, en préalable à toute prise en compte des “ fonctions urbaines ” ou des seuils de masse. Dans la mise en œuvre de ce principe, c’est par la géographie des densités et des diversités internes qu’on peut le mieux évaluer le niveau de co-présence de toutes les activités et de toutes les populations. Dans la finesse du tissu, enfin, l’espace public manifeste, sous forme à la fois métaphorique et métonymique, le degré de correspondance entre interaction et intégration, entre la société urbaine dans son ensemble et les composantes de cette société qui acceptent, au-delà de l’échange fonctionnel, le “ frottement ” réciproque.
Ensuite, on voit apparaître le caractère indissociable du matériel et de l’idéel, de la “ réalité ” et des représentations. La valorisation financière du sol ne peut être séparée des images positives ou négatives du lieu. De même, la visibilité à elle-même d’une société urbaine constitue une condition et une caractéristique de sa vie politique, y compris dans les actions les plus concrètes. Ce qui est vrai dans l’ensemble de la vie sociale se trouve renforcé dans le cas urbain. C’est dire que la densité et la diversité, qui manifestent l’option urbaine, doivent aussi, pour être effectives, être présentes dans la tête des citadins, qu’une ville sans idée de ville n’est plus tout à fait une ville.
Enfin, il faut insister sur l’idée de virtualité. La forme et la force d’une ville tiennent pour une grande part dans un potentiel non actualisé : des marchés de l’emploi et du logement suffisamment vastes pour limiter les risques de blocage mais aussi un réservoir d’événements imprévus, d’interactions aléatoires, de contacts entre réalités hétérogènes qui constituent le paramètre-clé d’un milieu innovateur. Des notions comme la mobilité ou l’attractivité se définissent comme potentialités, comme actes possibles mais non nécessairement réalisés.
En analysant ces différents aspects, on construit une grille continue, ouverte mais unique, des gradients d’urbanité. Or, tous les indicateurs, qu’ils se situent a priori (la trame spatiale, la “ forme urbaine ”) ou a posteriori (les répartitions, les fonctions) ou même qu’ils mesurent la production selon les critères habituels (PIB, par exemple), les villes européennes se situent dans l’ensemble en haut du tableau. Ce sont les villes européennes qui incarnent le mieux le projet urbain, inclus dans l’idée même de ville, telle qu’esquissée plus haut. L’Europe est rejointe ou dépassée par les villes de l’Asie “ hydraulique ”, en matière de densité ; celles-ci bénéficient aussi d’un niveau de ségrégation sociale et de zonage fonctionnel limités, mais montrent souvent, en revanche, un référentiel de diversité (cosmopolitisme) relativement étroit. Sur le continent américain, sauf exception, les indicateurs de l’urbanité affichent des valeurs faibles dans tous les domaines, en matière de densité comme de diversité. Le fort patrimoine d’origine européenne en Amérique Latine, la grande variété d’origine des citadins en Amérique du Nord ne suffisent pas à enrayer la tendance à faire vivre, sur la même étendue, plusieurs espaces urbains distincts et faiblement interactifs, soit par juxtaposition entre communautés ethniques (Los Angeles), soit par superposition étanche des territoires et des réseaux propres à chaque classe sociale (Mexico). Les villes européennes sont certes variées, mais elles se situent dans un paquet relativement compact. En matière de densité et de diversité, la moins européenne des métropoles européennes, Londres, est quand même mieux placée sur les indicateurs d’urbanité que New York ou San Francisco, les plus “ européennes ” des grandes villes étasuniennes. La capitale mondiale du cinéma, Los Angeles, n’offre à son public que moins de la moitié des films présentés à Paris, moins du tiers si on considère l’offre par habitant. La ville européenne se situe aux premiers rangs de l’efficacité urbaine du point de vue de la culture mais aussi, les chiffres sont très clairs et trop peu connus, de l’économie. C’est ce que montrent les études sur le RSP (ratio de surproductivité), qui compare le produit urbain brut par habitant de la ville au PIB par habitant du pays où se trouve cette ville.

Vaincue et triomphante

On a souvent confondu trois types différents de dédensification dans la ville européenne. Le premier fait des cités européennes, après mille ans de clôture, des villes ouvertes et résulte de l’affaiblissement progressif de la contrainte de défense, qui poussait à réduire le périmètre de l’espace bâti. Dès les xviie et xviiie siècles, les villes européennes s’ouvrent. C’est une condition des travaux d’“ embellissement ”, portant surtout sur la trame viaire, caractéristiques des périodes tant “ classique ” qu’“ industrielle ”. Le deuxième correspond aux processus de décohabitation. Encore en cours, cette évolution rend compte de l’irruption de l’individu comme acteur urbain majeur. Circonscrit à son “ coin ”, le voici qui conquiert sa chambre, avant de vouloir son logement. Dans les métropoles européennes, le ménage d’une seule personne tend à devenir, sinon la “ normale ”, du moins la modale, la situation la plus répandue. Enfin, la sub- et péri-urbanisation, sur la base du complexe : pavillon + automobile, jouent à la fois sur la baisse de densité résidentielle et sur la production de voirie que ce phénomène engendre. Or seule la dernière des trois dynamiques s’oppose au modèle européen. Tandis que les deux premiers traduisent la prise de contrôle de la ville par le couple individu/société, au détriment de l’État et de la communauté traditionnelle, la troisième marque un repli sur la famille et, plus généralement, sur l’homogénéité sociale au détriment de la diversité sociétale. Elle tend à dénouer le “ pacte urbain ” proposé dès le Moyen Âge par les bourgeois à l’ensemble de la société urbaine : vous acceptez et vous appuyez (face aux pouvoirs féodaux ou royaux) notre exigence de souveraineté et, en échange, nous assurons à la ville un développement profitable à tous. Ce projet suppose une fluidité des localisations et des circulations (la ville appartient à tous les citadins), qui s’exprime notamment par les espaces publics.
Depuis les années 1950, l’explosion de la périurbanisation a atteint les villes européennes, par auréoles successives, en partant de l’Angleterre et en se développant vers le Nord-Est (Benelux, Scandinavie) et vers le Sud-Est (France) avec des succès moins marqués au centre, à l’est et au sud de l’Europe. Cette diffusion se poursuit au sein des sociétés européennes mais avec une caractéristique majeure : la montée en puissance d’une résistance qu’on peut qualifier de légitime à cette évolution. La conscience écologique, la patrimonialisation de l’espace urbain et, tout simplement, la valorisation de l’idée de ville sont les ressorts principaux de ce mouvement de réeuropéanisation de la ville européenne. Les espaces publics et les métriques pédestres (marche à pied + transports publics), avec la renaissance spectaculaire du tramway comme événement emblématique, en sont les points d’accroche principaux. Les groupes sociaux les plus scolarisés, les professionnels de l’urbanisme et les dirigeants politiques européens sont désormais, y compris en France et en Grande-Bretagne, massivement convertis à la relance de l’urbanité à l’européenne. De même que dans d’autres enjeux politiques à forte composante spatiale (régionalisation, construction européenne, mondialisation), un clivage de type nouveau s’installe à propos de la ville, qui modifie le cadre habituel du débat et du compromis des scènes politiques nationales. Compte tenu de l’antinomie profonde des deux attitudes face à l’urbanité, le problème à résoudre est davantage celui d’une cohabitation dynamique que d’une synthèse stable.
Un second aspect de la situation présente est que le concept européen de ville s’exporte. Si la ville américaine, zonée et diffuse, a fait des émules dans les banlieues européennes, les villes européennes sont regardées comme un exemple à suivre un peu partout, y compris à Los Angeles, où les transports publics sont redevenus un enjeu politique, et à Las Vegas, où Rome et Paris sont présentées, dans les hôtels-casinos, comme les parangons de la ville réussie. À Sydney, on a cherché à tirer les enseignements des difficultés d’Atlanta et à relancer, à l’occasion des Jeux Olympiques, l’offre de transports publics. En Amérique du Nord, on assiste, à travers le “ retour au centre ” d’une partie des “ classes moyennes ”, à une réurbanisation spectaculaire des inner cities, tombées naguère dans la déréliction et la taudification. Dans la contradiction et souvent la confusion, de nombreuses villes d’Amérique latine, d’Asie et du Proche-Orient s’orientent, chaque fois que les budgets publics le permettent, vers un urbanisme de la compacité et de la mixité. Dans les pays en développement, les politiques urbaines expriment un défi plus général : si la société refuse de mutualiser les coûts, ce sont finalement les plus pauvres qui vont supporter les effets ravageurs d’une gestion égoïste et parcellisée du service urbain ; si, au contraire, un investissement minimum peut-être réalisé ou encouragé par les pouvoirs publics, à travers les transports, le logement ou la valorisation du patrimoine, c’est toute la société urbaine qui en tire bénéfice. Le débat sur le modèle européen nous dit au fond surtout ceci : la ville refusée coûte plus cher et rapporte moins que la ville acceptée.

Singulière et universelle

Le rôle de la ville dans l’émergence d’une société marquée par le développement du capitalisme, de la société civile et de l’individu, a été essentiel. C’est une histoire particulière d’une espèce particulière de ville. L’Europe n’a pas inventé la ville, mais elle a inventé un type de ville fondé sur l’acceptation et la valorisation du projet urbain. Il s’agit d’une urbanité qui s’assume, qui approuve les conséquences sociologiques et politiques de la concentration spatiale. Inversement, dans le modèle nord-américain, dont la Johannesburg de l’apartheid constituait la caricature, on tente de fabriquer une urbanité minimale, fondé sur la simple juxtaposition des groupes ou sur des interactions strictement contingentés, conception compatible avec le refus viscéral de l’altérité comme matériau d’une citadinité commune. En Asie ou au Proche-Orient, la densité demeure souvent une contrainte héritée de réalités extérieures (structure du parcellaire rural) ou archaïques (organisation communautaire). La densité choisie de la ville européenne revisitée repose, au contraire, sur des individus autonomes, condition d’une perception positive du contact avec autrui. Elle n’est efficace que si les services publics, notamment de transports, permettent une bonne interaccessibilité des lieux urbains. C’est alors vers le modèle européen qu’on se tourne, comme on le voit, après le Japon, dans les nouveaux pays industriels d’Asie, Singapour représentant le point le plus avancé dans cette voie.
Le concept de “ ville européenne ”, ce que j’ai appelé modèle d’Amsterdam par opposition au modèle de Johannesburg, échappe donc en partie à ses conditions de naissance et à son lieu d’origine. Les enceintes médiévales disparues, la démocratisation de l’accès à l’habitat multipliant les acteurs de la ville, l’urbanité européenne est à la fois contestée et relancée en Europe tandis qu’elle intéresse, partout dans le monde. Elle devient le référent d’un débat universel sur la modernité urbaine.

Crise et renouveau de la ville européenne

La ville européenne connaît, depuis cinquante ans, une crise d’orientation de plus en plus visible. L’automobile et le périurbain remettent à vrai dire son existence en question. Ce qu’on a appelé “ ville émergente ” peut être considéré comme une version européenne de l’edge city, cette ville éclatée et diffuse, aux polarités aléatoires, hantée par le fantasme du ghetto prolétaire, qui constitue une composante de l’urbanité nord-américaine. Du moins c’est dans ce sens qu’allait l’Europe urbaine de la fin des années 1960 (avec des prémisses durant l’entre-deux-guerres) jusqu’à la fin des années 1980. Les choses se sont compliquées depuis.
En effet, la prise de conscience du risque de déseuropéanisation de l’Europe urbaine a été d’autant plus nette que l’on avait beaucoup à perdre. Plus positivement, le modèle européen frappe par sa modernité. Il exprime dans l’espace le dialogue enfin direct entre l’individu et la société, quand les filtres communautaires et l’écran étatique perdent de leur emprise. Les Européens ne soutiennent pas – ou plus seulement – leur ville comme un chef-d’œuvre en péril mais aussi comme une utopie réaliste. Ce changement de ton a été tout particulièrement visible dans la France des années 1990, mais il a été plus précoce dans les villes les plus européennes de l’Europe, au milieu de la Dorsale (Randstad Holland, Allemagne occidentale, Suisse) et dans certains autres points forts de l’urbanité européenne (Barcelone, Madrid, Hambourg, Berlin, Stockholm, Vienne), où convergent la volonté et les moyens de faire vivre le modèle de la ville compacte. La volonté est moins claire en Grande-Bretagne, malgré un certain nombre de dispositifs administratifs récents très fermes, les moyens font encore largement défaut en Italie. Dans ces villes, on a pratiqué un back to the basics sans ambiguïté : valorisation de la densité, du mélange des fonctions et des populations, mesures vigoureuses pour tenir en respect l’automobile (notamment par une action sur le stationnement) et promotion des métriques pédestres. Le tramway, qui avait été un dernier îlot de résistance dans les années 1970, fait aujourd’hui figure d’avant-garde de la reconquête qui, clairement, fait école en France, où presque toutes les agglomérations de plus de 250 000 habitants se sont lancées dans la reconstruction d’un réseau.
Ensuite, la construction européenne pousse à la comparaison et à la convergence des modèles. Même si les politiques publiques de l’Union européenne ne concernent que marginalement la ville (par exemple avec le Programme intégré communautaire Urban), les grands débats sur les actions régionales et l’aménagement menés dans le cadre de la Direction générale “ Politique régionale ”, à propos de l’usage des “ fonds structurels ”, ou encore dans la préparation d’un “ schéma de développement de l’espace communautaire ” (SDEC), aboutissent à mettre en avant les logiques les plus claires et les plus cohérentes. Le modèle européen en sort renforcé et reçoit le soutien des courants écologiques qui, partis de l’Europe du Nord, risquent moins qu’aux États-Unis d’être satellisées par des idéologies anti-urbaines. Les effets de ce nouveau type de relation à la nature commencent à se faire sentir. C’est par la conjonction inédite entre préoccupation de la protection de l’environnement et souci de l’aménagement urbain qu’un nouveau rapport de force favorable aux villes en général et au modèle urbain européen en particulier se met en place. Ce déplacement du point d’équilibre se traduit par de nouvelles réglementations favorables à la densité et aux transports publics.
Enfin, l’affirmation d’un lieu-Europe, au sein d’un monde qui émerge comme espace commun, pousse les Européens à définir leur spécificité, condition d’existence d’avantages comparatifs mais aussi d’identité. Les Français eux-mêmes, prompts à défendre toutes les “ exceptions ” qui leur paraissent, à tort ou à raison, partie intégrante de leur personnalité collective face au monde extérieur, mais longtemps les plus tentés par le modèle urbain américain, évoquent de plus en plus la ville comme composante de cette singularité. L’usage, facile, des violences urbaines états-uniennes comme repoussoir conduit, moins facilement, à réfléchir aux moyens de l’intégration des groupes sociaux, aux nécessités du gouvernement urbain, aux vertus d’un projet collectif.

On se trouve, aujourd’hui, dans une configuration contradictoire : la tentation pavillonnaire continue d’attirer les couches populaires, particulièrement lasses de la cohabitation avec plus pauvre que soi dans les “ grands ensembles ”, tandis que l’attrait pour le mode de vie dans les centres anciens se traduit, même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’un retour massif au centre, par une bonne tenue du foncier d’habitat et un maintien des densités, tandis que l’on assiste à une urbanisation des banlieues proches sur le modèle du centre-ville. Dans l’ensemble, le basculement des élites professionnelles puis politiques vers l’idéal de la ville compacte, simultanément à la poursuite, dans une grande partie des pratiques individuelles, des tendances à l’étalement engagées précédemment dessinent un paysage contrasté. Le modèle d’Amsterdam, celui d’une ville non nostalgique, patrimoniale avec discernement, innovante avec précaution, fière de ses états de service, circonspecte dans ses chantiers, hospitalière par construction, cosmopolite par tradition, retrouve une modernité qui avait été davantage occultée qu’effacée. Cette ville, dont les citadins jugent que, tout compte fait, la place et la rue étaient des inventions trop géniales pour n’être point défendues, c’est la ville européenne, pionnière, fondatrice, dominée, troublée, désunie, martyrisée, réanimée, revigorée, régénérée, réinventée. Les villes européennes ont encore des forces à tirer de sa singularité.
Jacques Lévy


(Jacques Lévy est géographe. Il a notamment publié L’espace légitime (1994), Europe : une géographie (1997), Le tournant géographique (1999), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (dir., avec Michel Lussault, 2003).)

20070204

Asymmetrische staatsordnung

Die Entwicklung des Regionalismus ist nicht nur im deutsch-französischen Vergleich von Interesse, sondern europaweit von Bedeutung. Insbesondere hat die Staatsreform des letzten Zentralstaates der EU hier eine neue Perspektive eröffnet. Seit 1997 wurde im Vereinigten Königreich eine umfangreiche Regionalisierung eingeleitet. Wichtigstes Element dieser Reform war die unter dem Stichwort der Devolution erfolgte staatliche Dezentralisierung. Ziel der vorliegenden Arbeit ist es, die verfassungsrechtliche Qualität dieser Dezentralisierungspolitik einzuordnen und in einen europäischen Kontext zu stellen. Ausgehend von der Darstellung der Grundzüge der Staatsordnung des Vereinigten Königreichs folgt die Arbeit einem "historischen" Aufbau. Nach einem Rückblick auf die fehlgeschlagenen Dezentralisierungs- versuche des 20. Jahrhunderts werden die Devolutionsgesetze für Schottland, Wales und Nordirland des Jahres 1998 ausführlich erörtert. Sodann werden die Auswirkungen der dort erfolgten Kompetenzübertragung auf die englischen Regionen besprochen, wo Regionalentwicklungs- agenturen eingerichtet und Regionalkammern geplant sind.



Abschließend werden die Kompetenzen der Regionalebene im System der staatlichen Gewalten eingeordnet und vor dem Hintergrund des asymmetrischen Föderalismus in Spanien und der Charta der regionalen Selbstverwaltung des Europarates analysiert. Das Buch gibt einen hervorragenden Überblick über die neue Staatsordnung des Vereinigten Königreichs. Im übrigen wird die europarechtlich beeinflusste verfassungspolitische Entwicklung des Landes umfassend dargestellt.
Andreas Schwab

20070203

Border camp (extrait)

Dans la ville alsacienne de Strasbourg, le long de la frontière franco-allemande, il y a encore aujourd'hui des traces du fait que la ville a changé d'appartenance nationale cinq fois depuis cinq cents ans. Cependant, le réseau no-border , organisateur du dernier border camp à Strasbourg, avait quelque chose d'autre en tête : les frontières virtualisées dans et autour de la forteresse Europe, érigées -indépendamment des territoires- partout, là où des agents d'Etat ont accès aux bases de données enregistrant les êtres humains comme des ensembles de données. L'unité centrale du SIS (Schengen Information System) a été localisée à Strasbourg depuis sa création en 1991. Des données concernant les immigrants y sont collectées, ce qui accomplit une fonction centrale lors de l'octroi de visas et dans les processus d'asile.
Depuis au moins les manifestations massives à l'encontre de la globalisation économique, des données concernant les manifestants et les critiques y ont été également intégrées. Les objectifs du border camp de Strasbourg consistent à prêter attention aux effets de ces types de mécanismes de surveillance propres aux technologies de l'information, de même qu'à se confronter aux frontières virtualisées et à développer des formes d'action politique ayant à traiter avec celles-ci. A Strasbourg comme lors des autres camps et lors des actions durant l'été 2002, l'enjeu consiste encore à demander la liberté de mouvement et à intervenir de manière perturbatrice dans la machine d'expulsions .
Harald Kuemmer

20070202

Penser en européens

Il faudra se réjouir le jour où nous ouvrirons enfin un débat public sur la formation d’une opinion publique européenne (sa nécessité, ses formes, ses objectifs, son espace) ou sur la part (de promotion, de résistance) d’une telle opinion dans la formation civique de l’Europe et dans la construction de son avenir. Un tel débat est non moins souhaitable dans l’espace d’une revue qui a fait de la raison un de ses motifs constitutifs, ne serait-ce qu’en référence aux échanges et réseaux “ européens ” tissés par les philosophes des Lumières (1). Il est de surcroît souhaitable à l’échelle des citoyennes et des citoyens européens qui ont tant de mal à penser l’effectivité d’un espace public européen même si la conscience diffuse d’une appartenance européenne existe. Et il est regrettable qu’après la consultation nationale portant sur l’Ecole et la consultation portant sur la place de la culture dans la France contemporaine, le débat sur la culture et l’opinion européennes, en parallèle avec celui qui porte sur la Constitution européenne, ne se poursuive pas au sein de la société civile, au sein des milieux culturels et finalement de tous les milieux. Car la formation d’une opinion et d’un espace publics européens, médiateurs entre l’Etat (l’abstraction des institutions centrales européennes) et la société civile et culturelle, si elle n’est pas du tout une préoccupation majeure des personnels politiques et administratifs, demeure une question essentielle pour notre avenir - même si elle n’est la solution définitive d’aucun problème - dans la mesure où une telle opinion doit pouvoir devenir une institution organique de l’esprit européen et doit nous aider à débattre du fait que la juxtaposition d’intérêts particuliers ne produit pas immédiatement du “ bien commun ”.
En évitant ou contournant une telle question, le pouvoir que nous pouvons acquérir sur l’élaboration de la perspective européenne est obéré par des vues complaisantes qui considèrent l’Europe non à partir d’une réalité à construire mais à partir d’un principe d’utilité ou à partir d’illusions confortables à entretenir. L’Europe, qui à certains égards peut contribuer à promouvoir une utopie ou un idéal politique momentané, s’y trouve ravalée au rang d’une composition réifiée. Cette dernière consiste à placer sous le mot “ Europe ” une entité collective déjà donnée (dans une géographie, une histoire, un marché ou une culture), dont on cherche ensuite à rapporter sans cesse le contenu à un hypothétique fondement ou une hypothétique origine plutôt qu’aux pratiques enthousiastes d’un avenir à produire. L’Europe n’y est donc pas affaire de pratique, mais de fondement, et en l’occurrence de stéréotype d’unité (2).
Or, il existe actuellement en Europe, des pratiques qui se déploient sur un autre modèle, en dessinant tendanciellement un espace public européen (en rectification et approfondissement permanent). Les pratiques, par exemple, de nombre d’intellectuels européens (artistes, savants, philosophes, etc.), sont loin de pouvoir être cantonnées au genre d’espace abstrait indiqué ci-dessus. Pensons en particulier aux pratiques de la traduction, de la coordination ou de la circulation des idées et des recherches. Il n’est déjà pas certain que les intellectuels ou les chercheurs, ou les citoyennes et citoyens qui s’attachent à forger l’Europe de demain (réseaux de citoyens, échanges culturels) aiment à se réclamer, pour eux-mêmes, d’un sol, d’un socle de rattachement, ou d’un lien culturel fondateur. A fortiori, s’agissant d’une cité à construire, il n’est pas souhaitable du tout qu’on se réclame d’une essence, d’une nature ou d’un sol, fut-il de culture et de pensée.
Et il nous semble que sur la question centrale de la culture européenne, ou du “ lien et lieu commun ” européen, d’autres discussions se profilent qui ont le mérite de ne pas se laisser intégrer à des visions simplistes ou réactives. Ce sont autant de résistances, qui pourraient bien aider à édifier un espace public européen, l’espace d’une opinion publique susceptible de s’opposer aux stéréotypes et aux discours bavards portant sur l’existence déjà donnée d’une culture européenne dans une quelconque origine.

Une opinion, mais quelle opinion ?

Pour devenir européen, en fin de compte, il faut vouloir que certaines choses nous arrivent (un futur, une histoire), et en particulier vouloir penser de nouvelles configurations politiques et culturelles. Que peuvent le marché ou l’Euro pour aider à s’orienter dans le rapport avec les autres et découvrir dans l’action le sens de ce que nous voulons produire ? Tels que nous nous laissons faire par eux, nous sommes certes capables de supporter longtemps la platitude de la finance, mais la fadeur de cette Europe économique n’échappe pas à ceux qui pensent en termes de solidarité et de dignité. Nul ne saura indéfiniment gré au marché de ses liens abstraits, sauf à mettre l’existence humaine au niveau de son formalisme. Et si nous préférons nous situer sur le plan du seul marché, c’est que nous laissons le marché avoir une opinion sur nous sans chercher à avoir une opinion sur lui.
En basculant sur le plan de la culture et de la politique, cependant, les questions changent, mais ne disparaissent pas. Au contraire. La question, en tout cas, se renouvelle de savoir si, afin de faire de l’Europe une figure privilégiée de l’avenir, il convient de l’ancrer dans le dessin d’une culture unique et homogène. Si on répond positivement à cette question, acceptera-t-on d’en faire une sorte d’exigence aveugle destinée uniquement à produire quelque chose (une conscience collective européenne) qui ne serait pas appelé profondément par les citoyennes et les citoyens eux-mêmes. Car, c’est déjà ce qui se produit dans les discours les plus courants (ceux de l’Etat administratif européen à l’échelle duquel on raisonne en termes d’imposition, non de discussion). C’est dire qu’on y est incapable de prendre au sérieux le dilemme devant lequel nous nous trouvons : Cette culture européenne, doit-elle promettre une forme de communauté et de co-existence identique à celle qui structurait les nations qui la composent encore (unité formelle sur la base du mythe exclusif de la nation et de son origine) ; ou doit-elle affirmer et déployer un “ nous ” inédit (ni manichéen ni exclusif) ? Or, justement, si l’Europe veut être une nouvelle cité, elle ne peut reposer sur un repli régressif ou sur la reformulation des principes de la nation à une échelle plus élevée. Voilà où une opinion publique européenne est requise, qui doit construire les arguments qui feront obstacle à la première solution et rendront la seconde viable.
Placé hors de toute discussion et de tout espace public de discussion, ce qui se répand actuellement décline une perspective réifiante. Les “ experts ” affirment sans discernement que, pour s’établir, l’Europe a besoin d’une référence à un un-identique, à une culture originaire (déclarée d’emblée “ commune ”) mais sans effectivité. Que, pour s’asseoir dans le monde, se rendre crédible aux yeux de ses citoyens, et se reconnaître elle-même, l’Europe doit disposer de biens communs puisés dans les corps nationaux constitués. Autant affirmer que l’Europe ne peut s’imposer à elle-même et aux autres sans passer par la reconstitution d’un mythe européen indiscutable, et par la fixation de biens culturels de référence déjà existants (et valorisés parce que passés). Sans doute est-ce ce qui arrive à la IX° Symphonie de Ludwig van Beethoven, lorsque, ainsi saisie, elle n’est plus entendue comme une protestation universelle mais comme l’objet d’un sens commun confortable pour l’oreille (3).
Ainsi va la fonction du mythe. Du mythe d’une téléologie culturelle qui, de miracle grec en chrétienté du Moyen Âge, de philosophie des Lumières en invention de la démocratie moderne, aboutirait par accumulation à l’unité définitivement instaurée d’une Europe en paix avec elle-même (et avec le monde ?).
Pourtant, même s’il existe un héritage culturel en Europe – au demeurant des œuvres de toutes sortes qui permettent de combattre la confusion courante entre culture, information et communication -, l’héritage n’est pas une dette (4). Et la constitution puis l’extension d’un espace public aurait au moins le mérite de rappeler que tout est discutable, que le collectif n’est pas décretable, que le “ faire ” vaut mieux que l’“ avoir ” et que l’opinion n’est pas l’opinion publique. Du moins si on rappelle que dans “ opinion publique ”, nous distinguons trois significations (en contradiction les unes avec les autres) :
(1) L'opinion ou discours non réfléchi, ce qui est reçu de confiance et non discuté, croyance, puisque ce terme renvoie au grec doxa, et à un dérivé du verbe latin opinari, croire que ; au sens de doxa, remarque Hegel, le mot opinion en allemand, meinung, dérive de mein, et renvoie à une conception qui est “ mienne ” et n'a rien d'universel, soit une pensée contingente ; elle est souvent objet de mépris, dans la mesure où elle manifeste une réification. Cette opinion se contente d’une conscience diffuse de l’Europe (évocation du mot, référence publicitaire, plaisir du tourisme, cinéma).
(2) L'opinion publique (celle des sondages, des médias auxquels on peut opposer le principe de délibération) rapportable parfois à la moyenne statistique des opinions de tous les individus dans le cadre des moyens de communication de masse (sondages). Cette opinion n’existe qu’à l’état de calcul.
(3) L’opinion publique, au sens de la philosophie politique contemporaine, ou la fonction de contrôle exercée dans une société démocratique, une instance objective de discussion, une Oeffentlichkeit, c’est-à-dire un jugement public, produit d’un espace de discussion et de confrontation des opinions dans une perspective collective. Cette opinion peut valoir comme contre-pouvoir, sans pouvoir passer pour une conscience politique européenne.
Comment ne pas observer l’interaction de ces trois registres de signification dans les événements les plus récents. Il y a quelques mois, ne célébrait-on pas “ l’opinion publique européenne ” révélée par le refus de la guerre d’Irak ? Une “ opinion publique ” très opposée à la guerre. Juste avant qu’on ne découvre (4 novembre 2003), par sondage interposé, que “ l’opinion européenne ” repose sur une conception du monde sans doute un peu simplifiée (5). Enfin, sur la question européenne, il a longtemps été d’usage d’opposer “ l’enthousiasme ” des élites, convaincues que leur horizon ne pouvait plus se borner aux frontières nationales, à la frilosité des peuples, supposés attachés à leurs acquis identitaires. Alors que de nos jours, on voit s’affirmer un euroscepticisme dans les élites, tandis que la publicité cinématographique pour l’Europe est très ouverte.
Voilà qui pose encore de nouvelles questions.

Des réseaux contre un climat.

Pour éviter, par conséquent, que l’Europe ne soit identifiée à de tels lieux communs, revenons à l’essentiel. En commençant, pourquoi pas ?, par le malaise qui saisit cette identité politique de l’Europe contemporaine que l’on croit acquise : Quel type de démocrate voulons-nous devenir ? Se faire (ou se vouloir, mais pas “ être ”) européen, nous semble-t-il, c’est conférer une fonction centrale à l’invention d’une société politique européenne et au recommencement démocratique dont nous devons nous faire sans cesse responsables dans une histoire qui n’est pas achevée. Quelles peuvent être désormais les conditions du devenir citoyen européen ? Dépassant les définitions de l’identité politique par la nation souveraine, le territoire ou l’unité de la langue – les anciens principes de civilité, légalité, publicité (6) qui à certains égards ont eu leur histoire d’enthousiasme avant d’être mis en crise -, mais refusant aussi la définition par le seul critère du fait d’habiter sur le même lieu ou le critère du marché, il importe de s’obliger à repenser la question politique dans des termes inédits. Lesquels pourraient avoir pour objet un pouvoir de faire (et non pas d’être ou d’avoir). Par exemple : la formation à l’exercice de la reconnaissance réciproque, de la reconnaissance des différends, la mise au jour des zones de non-parole, la mise en œuvre d’un universel concret et l’intériorisation d’une conception du changement non réductible à celle que véhicule l’Etat (reconnaissance, solidarité, responsabilisation, transformation).
Car la perspective que nous défendons émerge à la croisée d’autres ressources que celles d’une recherche des origines indiscutables. Elle naît en premier lieu négativement : à l’encontre de ceux qui ne cessent, à propos de l’Europe, de se satisfaire d’un climat ou d’une incantation, à l’encontre de ceux qui veulent promouvoir un sentiment européen, ou une nouvelle conscience tribale, voire un simple désir de voyager. Elle naît en second lieu positivement : à partir de la saisie conceptuelle des nombreux réseaux qui tentent de se soustraire à ces tendances, et de regarder en face la tâche qui nous incombe : inventer et produire une histoire à l’échelle de nos désaccords réfléchis.
Depuis sa constitution (Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer, etc.), l’archipel européen a bien changé et le sens de l’histoire aussi. Dès lors, nous avons derechef à inventer, et en particulier, de nos jours, à re-faire encore l’Europe. Mais, entendons-nous bien sur ce plan, on ne peut re-faire que ce qui a déjà été fait. C’est même la vertu du préfixe “ re-”, qui indique un cheminement inachevé. La signification du préfixe “ re-” n’est ni de retour vers ce qui existait avant ni de réitération de ce qui est opposé. Elle ne soutient ni le côté du regret d’un passé national ni le côté d’un présent tourné en désespoir. Le “ re-” que nous défendons vise à nous pousser à passer d’une limite à une autre. C’est sans aucun doute notre utopie, mais elle est ancrée dans l’idée selon laquelle la démocratie vit sans références assurées. La démocratie vit sans cesse d’une crise des formes potentielles de l’unité et de l’universel (7).
De nombreux réseaux de pratiques et de recherches – qui se refusent donc à la cohabitation ou à la juxtaposition des femmes et des hommes, en se prêtant à l’exercice du dialogue et de sa sociabilité - assurent déjà à l’Europe des assises. Des réseaux dans lesquels les citoyennes et les citoyens sont susceptibles d’exercer leur discernement, peuvent s’efforcer de modifier quelque chose là où ils savent qu’ils ont quelques compétences (réseaux artistiques, culturels, scientifiques, etc.). Pensons à la présence publique des revues qui diffusent des textes et articles d’une langue dans une autre (Vocable et le regretté Liber), pensons aux artistes qui organisent des correspondances entre des chanteurs de langues différentes (Stephan Eicher, chanteur Suisse cependant, édite Taxi Europa, en chantant avec l’Italien Max Gazzé et l’Allemand Herbert Grönemeyer), pensons encore aux éditeurs qui font circuler des idées et des traductions d’un pays à un autre (et il est, sur ce plan, des éditeurs spécialisés), voire aux Universités (8). Nous allons y revenir.
Ce qui importe, face à ces faits, est de comprendre comment des lieux de circulation s’organisent qui, très largement, évitent de se figer, de se laisser enfermer, ou de tomber sous des modèles anciens. En ce point, revient même la question du “ lieu ” de l’Europe, telle que nous la posions ci-dessus. Si dans le cours ordinaire du langage, le lieu est un territoire, un morceau d’étendue, une partie, par exemple, de l’espace-monde distinguée des autres parties, cette Europe ne saurait être un tel lieu, puisqu’il s’agit de l’enfermer dans une localisation immuable. De tels lieux, d’ailleurs, il faudrait sans cesse refaire le contenu puisque la vacuité de leur contenu saute aux yeux. Et si, tenant au précédent, le lieu peut être aussi un point de visée qui se donne pour exemplaire, l’Europe ne saurait non plus être un tel lieu, alors que nous avons tant à attendre de ceux que nous avons soumis à notre ordre. Le lieu de l’Europe pourrait être encore un lieu géométrique réunissant, par des propriétés semblables, des points dispersés. Mais c’est déjà ce que le marché accomplit, par exemple, en instaurant un lieu de gestion abstraite, homogénéisante par la compétitivité et libérale dans l’organisation de ses flux.

Un espace public.

On y a sans doute tellement référé qu’il ne reste plus de l’idée d’espace public que ce que donnent à lire son nom et des usages banals. Parmi les thèses précises qui constituent par contre sa promotion (9), il en est qui nous permettent de développer une imagination politique dont il importe de profiter. Pourquoi la formation d’une opinion publique européenne ne contribuerait pas à définir des canaux dans lesquels se diffuseraient des idées et des concepts susceptibles d’aider à conduire des débats contradictoires sur nos perspectives communes et nos différends, et l’image à donner à la société future ? Un tel espace public forgerait, dans la distance réciproque et l’émergence de ces différends, un support de reconnaissances, un lieu de repérage des compétences, un espace de discussion. Il ouvrirait des facilités diverses d’association, en offrant un modus vivendi de civilité (10), d’échange et de liaison.
De la possibilité d’un tel espace, on s’avise vite, lorsqu’on entend les philosophes refuser la simple coexistence de leurs travaux, et chercher à relier les structures qu’ils élaborent. À l’évidence, la question de l’Europe ne laisse guère que quelques philosophes indifférents. Les autres ne le sont ni quant à sa formulation, ni quant au jour sous lequel cette formulation fait paraître les affaires de la cité. N’en prendrait-on pour témoin que les nombreux discours publiés par des philosophes contemporains, lesquels ont pour objet la mémoire européenne (Paul Ricoeur), l’espace public européen (Jürgen Habermas), l’héritage européen (Hans Georg Gadamer), les déclinaisons de l’Europe (Massimo Cacciari), les diverses explorations autour du mythe de son origine voire la déconstruction de sa prétendue exemplarité (Jacques Derrida), ou les précautions à prendre (Peter Sloterdijk), on ne balancerait pas à l’affirmer. Mais on le comprend avec plus d’acuité encore à écouter leurs vives polémiques autour de la teneur de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la citoyenneté européenne, voire la réélaboration des concepts de solidarité et de dignité à destination de la définition d’une politique philosophique européenne.
Pourrait-il, d’ailleurs, en être autrement ? Ni oracles, ni devins, ni prophètes, ni dépositaires d’un trésor sacré, les philosophes ont en revanche des raisons philosophiques de s’y intéresser. C’est-à-dire des raisons promotrices, à l’heure même où il faut penser l’Europe en même temps qu’elle se refait. Et en matière de projets d’interactions culturelles, ils peuvent emprunter des leçons – la première : la traduction - aux réseaux, certes plus ou moins confidentiels, que la philosophie tisse sur le territoire européen depuis des lustres (11) (d’autant plus fondés à être étendus qu’ils font la démonstration d’un paradoxe essentiel : les philosophes travaillent à partir de leur langue natale et en la développant se séparent le plus nettement les uns des autres, mais, plus ils travaillent à fortifier une pensée, plus ils ont besoin d’élargir le cercle de leur confrontation aux autres philosophes des autres langues ; l’apparente réserve de leur langue de référence se mue en appel à la traduction). De surcroît, au coeur des systèmes d’écho auxquels se prêtent les différentes œuvres humaines, ils peuvent puiser des arguments susceptibles de convaincre de la possibilité de réaliser un universel concret ancré dans le concept d’un héritage sans testament. Où l’on voit que, si les philosophes ne se risquent pas ou peu à parler des règlements à édicter et de directives à prendre immédiatement, ils ont en tout cas, concernant la forme de l’Europe, des propositions à rendre publiques.
Revenons alors sur les éléments cités en tête de cette brève enquête. Tous les thèmes cités ci-dessus doivent être discutés. Les commentateurs ont généralement trop impliqué l’idée européenne dans des notions de repères, d’origine, d’identité. Et si on refusait de poser les problèmes en termes narcissiques d’origine, en les posant en termes de pluriel qui se donne les moyens de s’unir ? L’Europe, une culture sans foyer originel ferme et sacré ? Mais qui puiserait à tous les possibles en les choisissant comme autant d’amers pour nourrir son avenir (12). Est-on obligé de croire que l’Europe est le résultat d’une merveilleuse téléologie engendrée jadis sur le sol de la Grèce ? Au vrai, il n’est même pas certain que les hagiographes ou les détracteurs de l’Europe croient vraiment à l’un ou l’autre de ces discours, qui ne reposent que sur une inversion d’accent.
À nos yeux, l’Europe est plus précisément le lieu d’une tâche infinie, une manière d’explorer sans cesse les règles envisageables de l’existence afin de doter de formes légitimes les rapports entre les humains, et sans doute, aujourd’hui encore, l’un des lieux d’expérience privilégié des réponses aux questions concernant les modalités de l’unité sociale et politique.
Mais nous avons du mal à reconnaître la tâche qui nous incombe dans le processus-Europe. Encore, tout le monde consent-il que nous ayons une histoire. Mais celle-ci est trop souvent jugée selon les critères du progrès moderne ou du dégoût postmoderne. Nous pâtissons de telles appréciations confuses, débouchant sur deux formules politiques abstraites concernant ce qu’il est convenu d’appeler la transmission : accumulons ou répétons ! (13). Pourtant, l’Europe a sa principale signification dans l’intelligence d’une histoire qui est, en réalité, une histoire des différends et des ruptures qui l’ont amenée à déployer, au cours de multiples circonstances, des polémiques autour de concepts et d’œuvres, des propositions d’existence divergentes, des aventures de destruction sur lesquelles nous avons à nous interroger encore, mais aussi des figures de l’altérité très ethnocentrées et des pratiques de la servitude gravement offensantes.
Quoi de plus remarquable alors que de cesser de se prendre à des illusions plaisantes d’exemplarité, de centralité, de vertu et de prospérité ! Redonnons-nous plutôt les moyens de nous remettre à l’épreuve de nous-mêmes, de nous penser sans valider exclusivement des liens d’intérêt et de profit. Nul n’est héritier s’il n’est capable d’être initiateur !
C’est l’exercice du désaccord qui a amené l’Europe contemporaine, institutionnelle, à inventer une situation nouvelle, à son commencement. Non pour nous faire croire que tout allait s’arrêter d’un coup ou pour figer toutes choses dans une paix abstraite. Mais pour nous apprendre que cet exercice est sans fin, puisque c’est celui de transformer des obstacles en actions propices à des accords et des solidarités, sans jamais perdre l’enthousiasme de nouveaux commencements toujours envisageables.

Se déprendre de soi.

Il existe aussi des débats qui ne se laissent ranger sous aucune des disciplines représentées par les experts européens. Ils relèvent non moins directement d’un espace de discussion européen et des réseaux de discussion dont nous traitons ici. Songez, par exemple, aux problèmes des décalages entre les opinions publiques et les décisions du gouvernement et des experts, aux problèmes des frontières de l’Europe (fermeture, autarcie, mondialisation et immigration), aux problèmes posés par la laïcité en Europe, par le droit sur l’avortement, sur le divorce, la solidarité, aux problèmes enfin posés par la définition de la citoyenneté et par l’émergence d’une conscience politique européenne. Sur tous ces plans, nous manquons d’instances culturelles européennes (et aussi d’instances artistiques critiques européennes). Nous devrions nous battre pour imposer l’existence d’un espace européen de la culture et des arts, pour qu’émerge vraiment cette opinion publique européenne qui devrait être alors à la hauteur des enjeux de l’époque, et susceptible de multiplier les interférences entre les citoyens (sans hégémonie).
Un immense développement est possible qui s’ancrerait dans des dynamiques de déprise de soi opérées par chaque corps culturel puis politique. Car cet espace européen doit s’appuyer sur des manières inédites de défaire un héritage de caractères nationaux qui enferment, d’identifications nationales, de primauté de langue unique identifiée à la culture, de classifications qui cloisonnent les cultures et organisent des concurrences (14).
À cet égard, le choix d’une citoyenneté supranationale, actuellement proposé à chacun, se contente de déplacer à un échelon supérieur des caractères déjà en vigueur dans les corps nationaux. La supranationalité envisagée reproduit la même définition normative de la concitoyenneté que celle des nations, sauf extension dans l’espace géographique. L’équation nation = citoyens = souveraineté et homogénéité est remplacée par l’équation Europe = citoyens européens = souveraineté et homogénéité. On ne propose rien d’autre que de faire correspondre à chaque citoyen un nouveau domaine de référence de son existence et de son pouvoir. Mais ce transfert d’échelon n’offre pas plus de moyen d’action, de prise sur les décisions, de disposition réelle à l’échange. Parfois même il suscite la peur qui alimente les populismes.
Or, l’échange ne doit pas être seulement possible, il doit être effectif pour que l’Europe devienne l’utopie d’une cité autrement constituée. Il en est de même pour les répercussions culturelles. Le décloisonnement, l’échange, la traduction, ne consiste pas à inventer du nouveau à tout prix, si ce nouveau est un effet du commerce culturel. Toute traduction peut consister d’abord à regarder d’abord les mêmes cultures mais autrement, à imposer une compréhension de la culture européenne qui ne regarde plus les références habituelles comme des cultures nationales, fortement cloisonnées, mais comme complémentaires, en discussion, et dans l’unité de leur mouvement de dépassement.
Voilà qui devrait conduire, par des interrogations, à une réflexion critique sur nous-mêmes, à faire le projet d’une relance des questions culturelles dans une autre direction, et en particulier dans la direction de leur dépassement dans un espace politique effectif. L’Europe (son idée, sa pratique) n’a nulle autorité à suspendre les interrogations, en croyant tout résoudre par des procédures. Elle doit au contraire – si elle est autre chose qu’un principe d’utilité - multiplier les interrogations. Elle doit surtout rendre hommage à ce qui, en elle, demeure minoritaire : les orientations éthiques (la récente réunion des abolitionnistes à Strasbourg en donne l’exemple, comme la question du “ devoir d’ingérence ”), la culture, les arts et les sciences, c’est-à-dire autant de pratiques au sein desquelles s’explorent sans fin la capacité des hommes à échanger pour mettre à l’épreuve du collectif, à se déprendre de leurs habitudes afin d’élever toujours plus haut leur humanité, à re-faire sans cesse les règles qui donnent une forme à leur existence et à leur pensée. L’Europe doit devenir le milieu d’exercice de règles infiniment discutables.

Notes :

* L’auteur : Philosophe, Docteur en philosophie, Paris.


(1) Signaler cela ne signifie pas qu’il faille sacraliser, comme l’accomplit toute une cléricature européenne, un modèle plus ou moins idéalisé de l’Europe des Lumières. Nous en tirerons moins l’idée d’une tradition, que l’idée d’une confrontation.
(2) L’“ Europe chrétienne ”, dans la version des actuels dirigeants polonais (heureusement battue en brèche par Adam Michnik), et dont on sait qu’elle néglige les guerres sur lesquelles cette Europe repose : cf. John V. Tolan, Les Sarrasins, L’Islam dans l’imagination européenne au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2003, et Jean Dujardin, L’Eglise catholique et le peuple juif, un autre regard, Paris, Calmann-Lévy, 2003. Sur tous ces débats, lire la revue Regards sur l’Actualité, “ Constitution de l’Europe, le projet ”, Paris, La Documentation française, N° 294, Octobre 2003.
(3) Commandée à Beethoven en 1817 par la Royal Philarmonic Society de Londres, cette partition que l’auteur mettra six ans à écrire était aussi le morceau préféré de Hitler, qui le faisait jouer à chacun de ses anniversaires. Elle a été choisie comme hymne par la Rhodésie blanche (actuel Zimbabwe), a été jouée lors de la cérémonie d’investiture de François Mitterrand, et est depuis 1972 l’hymne officiel de l’Union européenne. La partition originale est classée par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité. Mais qui a lu le poème source de Friedrich von Schiller, An die Freude (cf. Anthologie bilingue de la poésie Allemande, Paris, Pléïade, Gallimard, 1965, p. 430) ?
(4) Marc Crépon, Les Géographies de l’esprit, Paris, Payot, 1996.
(5) Les sondages eux-mêmes se réalisent désormais à l’échelle européenne. Sources : Pew Global Attitudes Project, Worldviews, CSA, ainsi que la Commission européenne. Cf. Le commentaire de Eddy Fougier, dans Libération, Vendredi 28 Novembre 2003, p. 36.
(6) Jean-Marc Ferry, De la civilisation, Paris, Cerf, 2001.
(7) Louise Bénat Tachot et Serge Gruzinski (dir.), Passeurs culturels, Mécanismes de métissage, Paris, Presses universitaires de Marne-La-Vallée, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2001. Le festival Etonnants Voyageurs (Saint-Malo), cette année, s’est consacré aux espaces interstitiels entre les cultures européennes avec des écrivains comme J.M. Le Clézio, Giles Foden, Atik Rahimi, etc.
(8) L’Université de Nanterre a organisé une Encyclopédie Sonore, accessible à tous, sur Internet, diffusée dans toute l’Europe, et dans laquelle se trouvent disponibles plus de 5000 heures de cours : www. e-sonore.org
(9) Jürgen Habermas, L’Espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1986. Et des notations critiques, dans Jacques Lévy et Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003. Voir aussi : Collectif, Des “ nous ” et des “ Je ” qui inventent la cité, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2003.
(10) Si au XVIII° siècle (note Daniel Roche, dans La République des lettres, Paris, Fayard, 1996), la sociabilité culturelle (Académies, correspondances, etc.) a peu à peu permis la constitution d’une opinion publique comblant petit à petit le vide existant entre l’Etat et les citoyens, qu’en est-il de nos jours ?
(11) La ville de Sélestat (successivement française et allemande), par exemple, conserve la Bibliothèque Humaniste, qui est la plus ancienne bibliothèque publique de France et recèle plus de 2000 ouvrages exceptionnels, cf. Fondée par Jean de Westhuss en 1452. Elle réunit la bibliothèque privée de Beatus Rhenanus (1485-1547), un philologue et ses contemporains Hans Wimpfeling (1450-1528), Jakob Spiegel (1483-1547) et Martin Bucer (1491-1551).
(12) John McGahern, Pour qu’ils soient face au soleil levant, Paris, Albin Michel, 2003 : “ Savoir d’où nous venons n’a aucune importance. Un bon écrivain parle de la condition humaine. Flaubert aurait fait un très bon écrivain irlandais… ”. On pourrait citer aussi Italo Calvino ou Odön von Horvath.
(13) À cette Europe, il faudra alors un panthéon. Pour susciter de la foi, pour célébrer les fondateurs, pour arranger sa mémoire. Mais soit son panthéon sera construit de la somme des anciens panthéons, soit il sera constitué par des références communes, soit il sera construit avec de nouvelles références. Il y a cependant d’autres solutions, soit aucun panthéon, soit les noms des femmes et des hommes qui ne relèvent d’aucune culture nationale parce que leur œuvre a dépassé ces frontières : par exemple, ceux qui en Europe se sont attachés à casser le moule des appartenances nationales.
(14) Quelques travaux sur ce plan : l’artiste Jochen Gerz, Le monument vivant de Biron, Arles, Actes Sud, 1996, ou l’artiste Stephan Weitzel, Res publica (œuvre exposée récemment à Paris, une œuvre qui met en perspective notre conception euro-continentale), et quelques-uns des travaux exposés à Lille, à l’occasion de la nomination de cette ville comme Capitale européenne de la Culture, 2004. Mais aussi : L’exposition du Palais de Tokyo, GNS, Global Navigation Sytem. Occasion nous est ainsi donnée de réfuter l’affirmation un peu simple selon laquelle l’art contemporain est inexistant ou inconsistant du fait de la disparition même des avant-gardes qui, elles-mêmes, ont disparu sous le coup du dépérissement des significations émancipatrices. Or, si l’art contemporain a cessé de croire à l’émancipation politique, il n’a pas cessé de croire que les hommes peuvent quelque chose à la situation qui est la leur. Il prouve même que nous pouvons encore faire quelque chose. Jean-Luc Nancy précise à juste titre que : “ Nous sommes devenus plus sobres, plus retenus : en apparence, moins prêts à un projet libérateur, mais en profondeur, beaucoup plus attentifs et exigeants sur ce que peut être “ la liberté ” ” (in Le Philosophoir, N° 7, Hiver 1999, Paris).
Christian Ruby