20130206

Editorial


Opacité ou citoyenneté ?


Divulgation des salaires des partons et des vedettes, un tel « dit tout sur... », ou fait des révélations, et Twitter de prétendre « tout diffuser ». A l’encontre de l’obscur et du corrompu, s’agit-il de transparence ou seulement d’une prétendue « visibilité sociale » proche du voyeurisme et de la traque/dénonciation publique ?
La transparence, on la réclame en matière politique, à l’encontre de l’opacité. Elle passe pour la mère de toutes les vertus. A juste titre ! Mais sans doute pas au titre de la divulgation sur Internet des feuilles d’impôt des citoyennes et des citoyens pour qu’elles soient commentées (injuriées ou défendues), sans règles du jeu ! Et d’ailleurs, si on fraude, on ne déclare pas sa fraude sur sa feuille d’impôt, par définition. Et surtout, la non-divulgation (l’opacité pour tous, mais pas nécessairement pour les autorités) n’est pas nécessairement la corruption.
Il faut donc distinguer le couple obscur-transparence du couple suspicion-confiance (ou du moins crédibilité de la parole publique).
Si la transparence comporte un présupposé de vertu, nul ne doit se laisser dériver de la morale républicaine à l’Ordre moral ! A l’époque, d’ailleurs, où beaucoup se plaignent, à l’inverse, de l’immense visibilité (un peu nauséeuse) que rend possible Internet. Quelle est la bonne mesure ? A moins que ce ne soit pas la bonne question ?
De la transparence (définition), on retient d’abord qu’il s’agit d’un terme polémique, elle s’oppose au secret, au caché, à l’opaque. Ce qui est transparent est sans tache, n’est pas altéré. L’idée de transparence (d’un pouvoir, d’une décision, d’une conscience) est celle d’une quasi absence de limite entre deux points. La transparence advient lorsque la limite se resserre en un cercle parfait, sans rien d’extérieur. La notion enveloppe deux axes : rester ce que l’on est (ontologie), dire-vrai et tout dire (éthique et politique). Cela dit, la notion a aussi des origines théologiques : Ëtre de verre, envers Dieu. Cela est exigible envers Dieu : mais ce serait une balourdise, dit-on durant l’époque médiévale, envers les hommes et entre les hommes… Car dans le monde règnent mille facettes, surprises et infortunes, retournements de faveur, et seulement parfois la finesse de goût et les manières.
Sous un autre aspect, la transparence a effectivement fait le lit de la démocratie, dès lors que cette dernière appuie la loi sur la transparence de la volonté du peuple opposée au secret monarchique. C’est en ce sens que l’on réclame la transparence des décisions. A condition, bien sûr, d’en éclairer le statut. En tout cas, elle ne doit pas être confondue avec la rumeur, le lynchage, le « à voir » (mondain), et justement le « mentir-vrai » dans lequel on la traduit habituellement.
Mais cela valait aussi pour la constitution de la cité, pour les Grecs : La transparence y fonctionne comme ce qui doit être dit afin que la cité perdure. Elle s’apparente au franc-parler, conçu comme armature essentielle de la Politeia (Athènes). Celui du chef qui use de son droit de franc-parler, celui du conseiller, celui du public, et celui de l’individu (l’aveu ?). Souvenons-nous de Œdipe ou de Ion (Euripide ou Sophocle) et de leur recherche de la vérité. Dès lors que la transparence est brisée, le chaos s’installe. Œdipe doit s’exclure de la cité afin que la transparence se rétablisse.
Au cœur de la crise des pratiques politiques (non des orientations), il convient donc sans doute de ne pas céder à une simple inversion (obscur ou transparence), mais d’amplifier le débat. Et de préciser les couplages à partir desquels réfléchir : obscur-transparence n’est pas identique à suspicion-confiance (ou crédibilité), et celui-ci n’équivaut pas non plus au couple corruption-lien, si corrompre consiste bien à rompre le lien (cor = cum, avec).
Au passage, signalons à nos lecteurs que nous accueillons dans le Spectateur européen deux nouveaux membres, qui signent ici des traductions : Gunnar Nisser (Suédois) et Anthony Tchako (Italien).


Pour compléter ce point de vue, nous renvoyons aussi nos lecteurs au site : http://europa.eu/citizens-2013/de/home

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Eine tragische Ironie : Niemand glaubt wirklich, Europäer könnten eine europäische Idee umsetzen. Was ist das überhaupt, die europäische Idee ? Zu Ende gedacht, ist damit gemeint : au seiner Ansammlung zahnloser Kleinstaaten, die sich gegenseitig die Schulden zuschieben, den grössten Superstaat der Welt zu machen – die Vereinigten Staaten von Europa.
Bei uns, Europäer, dauerte die Verwirklichung der Demokratie von der Idee bis zur Verfassung etwa 200 Jahre. Dasselbe gilt für eine vereingte Föderation. Wo liegt das Problem ? Europa, das sind lauter ((rien que) konkurrierende Kleinreiche, die sich am liebsten nur mit ihrem eignem Bauchnabel beschaftigen und ab und zu über ihre Nachbarn mekern wollen. Stimmt schon. Ein föderales Europa bedeutet einiges an Opfern. Jedes Euro-Fürstentum muss ein Stück Souveränitat abgeben. 

20130205

Une communauté pour de l’émancipation ?


Christian Ruby
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            Der Trend ist eindeutig. Das Thema : Emancipation ist noch wichtig. Eine völlige Neuheit in der Geschichte Europas. Doch, doktrinäre Streitigkeiten hat es zwischen Philosopher immer wieder gegeben. Der Kontrast ist vor allem deshalb frappierend. Es geht aber nicht darum, um Abstimmung. In der Tat war es vor allem die Symbolik. Und Europas Klimax. Machen Sie aber acht, dass Junge Menschen auch in ökonomisch prekäre Lage nicht ins rechtextreme Milieu abgleiten und die Kinder von Gutverdienern Klar machen, dass Rechtextremismus nichts mit Rebellion zut un hat.

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The theme of Emancipation occupies a new place in European theoretical research.  As we know, this theme has widely traveled across Europe, drawing within its boundaries strong intercultural ties.  A récent edition of Raison présente (which can be found at 16 rue de l’Ecole Polytechnique, 75005, Paris, France) attempts to summarize this debate.  We present the essential of this work below.
Why is it so important to return to the theme of Emancipation today?
First, because it provides the means to judge a world and its cynical discourses that impose submission to a supposed unavoidable reality and a utilitarian, perfomative and positivistic destiny.  Second, because it brings legitimacy to other forms of struggle than those who pretend to be a necessity brought about by the times that create the conditions for emancipation.  As such, the theme conveys a global significance to refusing all mourning regarding change, and offers a possible outcome for amplifying discord around assignations and imperatives.

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Tema e emancipimit mban nje vend shumë të rëndësishëm në kërkimet teorike evropiane. Dimë sumë mirë që ka çarkulluar në evropë dhe ka lënë si gjurmë lidhje interkulturale shumë të forta. Një edicion të revistës Raison présente ( që mund të blejm në këtë adresë : 16 rue de l’Ecole Polytechnique, 75005, Paris, France ) ka provuar të studjoi këtë temë, kjo është rezumeja : Pse në kohët e soçme është kaq e rëndësishme të kthehemi tek tema e emancipimit ? Sepse me të kemi mundesin që të gjukojm një botë dhe fjalime cinike që na detyrojne ti përkulemi një realiteti dhe një fati dobitsë, performativë dhe pozitivistë. Por edhe sepse nga ana tjetër duhet te shpiken disa mënyra të tjera se ato që na kanë bërë të besojm se konditat e emancipimit krijohen nga obligimet të çastit.

Kjo temë i jep një kuptim global refuzimit të bëjm zin, dhe bënë te mundur amplifikimin e mosmarrëveshjeve.


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Il tema dell'emancipazione ha un posto molto importante nelle ricerche teorice europee. Di più sappiamo che questo tema ha viaggiato creando dei connessioni molto forti.

Un numero della revista raison présente (che possiamo comprare : 16 rue de l'Ecole Polytechnique, 75005, Paris, France ) prova di studiare questo tema. Questo è il riassunto.


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            Temat om frigörelsen har funnit en ny plats i de europeiska teoretiska forskningarna. Man vet redan att detta tema har cirkulerat i Europa, vilket har skapat starka kulturella relationer. Ett nummer av tidningen ”Raison présente” som man kan införskaffa 16 rue de l'Ecole Polytechnique (75005, Paris, Frankrike), försöker djupt analysera frigörelsen :
            Varför är det så viktigt att komma tillbaks till detta tema om frigörelsen idag ? Utan tvekan är det för att, åt ena sidan så ger den förmågan till att bedöma världen och dem kyniska uttalanden som tvingar att lyda en realitet som inte går att undvika och ett prestanda och användbarhet orienterat öde. Åt andra sidan så legitimerar den uppfinningen av andra kamper än de som länge har fått att tro att frigörelsens konditioner endast åstadkommer i behov. Detta tema ger en generell mening till att inte sörja all omvandling, och skapar möjligheter för större oenighet omkring det imperativa.

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Le thème de l’émancipation occupe une place nouvelle dans les recherches théoriques européennes. On sait d’ailleurs que ce thème a largement circulé en Europe, dessinant en celle-ci des liens interculturels forts. Un numéro de la revue Raison présente (que l’on peut se procurer : 16 rue de l’Ecole Polytechnique, 75005, Paris, France) tente de faire le tour de la question. En voici l’essentiel.
Pourquoi est-il si important de revenir sur ce thème de l’émancipation de nos jours ? Sans doute est-ce parce que, d’un côté, il donne les moyens de juger un monde et des discours cyniques imposant une soumission à une soi-disant réalité incontournable et à un « destin » utilitaire, performatif et positiviste ; et que, de l’autre, il légitime l’invention d’autres formes de luttes que celles qui ont longtemps fait croire que ce sont les nécessités du moment qui créent les conditions de l’émancipation. Dès lors, ce thème confère une signification globale au refus de faire son deuil de tout changement, et offre un scénario possible à l’amplification des champs de discorde autour des assignations et des impératifs.
Cela fixé, revenons sur les théories de l’émancipation. Et d’abord, qu’entendre par « émancipation », si d’aventure nous ne tombons pas dans l’usage psychologique et médiatique du terme ? Provenant du latin (emancipatio, ex-mancipare, sortir de la tutelle de ...), il renvoie d’abord, dans le droit romain, au geste de prendre avec la main une chose que l’on s’approprie en l’accompagnant de certaines formules solennelles. L’émancipation peut donc correspondre à une spoliation effective sous un rite qui la rend légale (à défaut de légitime). Mais, elle peut correspondre aussi au geste de s’extraire d’une tutelle. Giambattista Vico dans Origines du droit et de la poésie (1721) rappelle ainsi que mancipium signifie « esclave » ou « prisonnier ».
De cette étymologie à double sens, on a fini par ne retenir qu’une seule signification, désormais utilisée par chacun : l’émancipation est l’acte de s’affranchir d’une tutelle/domination, l’acte de refuser que chacun reste à « sa place ».
Tout n’est pourtant pas éclairci par là, et surtout rien n’est encore indiqué quant à la question de savoir si la notion d’émancipation offre encore des ressources de légitimation.  Rien n’est précisé de ce que nous pouvons, en 2013, accomplir et penser sous la notion d’émancipation, notamment au terme d’une histoire mouvementée, commencée au XVIII° siècle, qui a vu cette notion embrigadée dans toutes sortes de violences d’Etat ou violemment rejetée par le nazisme et le régime de Vichy. Des violences d’Etat qui ont souvent puisé dans des « Grands Récits » – ces structures de représentation, à prétention unique et uniforme, liant le passé, le présent et l’avenir en un tout cohérent autour d’une fin - pleins de promesses d’émancipation - au nombre desquels on compte les Lumières et l’affranchissement de l’ignorance, le récit spéculatif hégélien sur la réalisation de l’Esprit, le marxisme et la libération de l’aliénation ou de l’exploitation de l’homme par l’homme, et le libéralisme qui mettrait fin à la pauvreté -, les éléments avec lesquels ils ont couplés la catégorie d’émancipation - minorité, ténèbres, aliénation ou assignation à une place – afin d’en assurer la crédibilité.
Désormais, la notion d’émancipation est exposée à quatre questions : celle de ses contenus, celle des échecs dans lesquels elle a été enfermée, celle de la dissolution des récits de l’émancipation, et celle de sa reprise possible actuellement, du moins si l’on ne veut pas voir prévaloir autour de nous un scepticisme généralisé ou une atomisation des sociétés.
Qu’est-ce qui réunit et sépare le Wilhelm Meister (1795, Goethe), Les malheurs de Sophie (1859, Comtesse de Ségur), L’Insurgé (1879, Vallès), Les damnés de la terre (1961, Fanon), et Rouge dans la brume (2011, Mordillat) ? Ce n’est pas seulement un même usage du terme et un « deuxième âge de l’émancipation », comme l’affirme Dominique Méda à l’égard de la cause féministe (2007). C’est un jeu de tension complexe portant sur la signification (émancipation par l’extérieur, auto-émancipation, libération), l’objectif (une fin ou un processus), les modalités (éducation, révolution, subjectivation) et le sujet de l’émancipation (l’esprit, les travailleurs, les femmes, les Noirs, ...). Encore vif de nos jours, l’examen de ce jeu, surtout si l’on veut répondre aux questions énoncées ci-dessus, nous conduit face à l’opposition majeure de cinq discours et échecs de l’émancipation.
            1 – la forme juridique, puisque l'émancipation est d'abord un concept de ce type indiquant le passage du statut légal de minorité à celui de majorité. En toute rigueur, dans le droit romain ou le code civil, le verbe pronominal « s'émanciper » n'existe pas : on est émancipé par la loi, par le père ou par le tuteur, c’est-à-dire par la puissance qui détient l'autorité. Il reste que cette forme a été étendue, au-delà de l’adolescent, au droit des communautés et des minorités, ainsi qu’aux divers différencialismes, tous référés alors à l’Etat et au droit.
            2 – La forme d’une Idée critique de la raison : il s’agit de l’idée progressiste de l’émancipation élaborée par les Lumières. Ces dernières posent l’émancipation comme but à atteindre et confient à des spécialistes de l’éducation le soin de réduire l’écart entre la réalité et ce but. Souvent enfermée dans un jeu d’instruction et de connaissance indexé sur la raison, on doit aussi aux Lumières l’idée d’un parallèle entre l’émancipation juridique de l’enfant et l’émancipation des peuples dans l’histoire (en « oubliant », ainsi que le rappelle Theodor W. Adorno, la colonisation, les dominations, ...). Sur ce modèle, le président des Etats-Unis Abraham Lincoln déclarait l’émancipation du pays par rapport au monde Britannique. Sur ce modèle encore, au XIX° siècle, se développe aussi le thème de l’émancipation religieuse : elle consiste à se prouver qu’on appartient bien à la société et qu’on participe à l’espace collectif. Ainsi la personne émancipée veut-elle, doit-elle prouver qu’elle n’est pas simplement un être de besoins (satisfaits grâce à d’autres), mais un être de raison parmi les autres êtres de raison. Balzac le rappelle encore dans La maison du chat qui pelote, en détaillant l’instruction d’Augustine à l’encontre des préjugés. S’émanciper, c'est s’affirmer comme sujet, s’emparer d’un droit ou le créer, donc s’élever contre quelque servitude (qu’il faut reconnaître). Mais ce type d’émancipation, pensé comme unique et uniforme, demeure non moins canalisé par son rapport à l’Etat (C’est sur lui que s’appuie encore Jürgen Habermas, dans Le Discours philosophique de la modernité, 1985, Paris, Gallimard, 1988).
            3 et 3 bis – La forme d’une pratique critique déployée par les avant-gardes révolutionnaires liées aux rapports sociaux salariaux. L’émancipation engendrerait une société dans laquelle la politique deviendrait centrale et ne laisserait plus la critique aux mains des seuls éducateurs. Elle dessinerait un horizon de l’histoire des luttes. Mais cette dernière conserverait sa forme unique, liée à une fin unique... Sur ce plan, les options sont d’ailleurs parfois complexes, au sein des pratiques de la classe ouvrière du XIX° siècle, comme au sein des théories qui les soutiennent, puisque, en un autre sens, Karl Marx, par exemple, dans La Question juive, mêle hardiment l’émancipation civique, politique, humaine et juridique : « L’émancipation politique du juif, du chrétien, de tout homme religieux en somme, est l’émancipation de l’Etat à l’égard du judaïsme, du christianisme, de la religion en général. Dans sa force, de la manière qui lui est propre, en tant qu’Etat, l’Etat s’émancipe de la religion, en s’émancipant de la religion d’Etat, c’est-à-dire en ce que, comme Etat, il ne professe aucune religion, mais au contraire se reconnaît comme Etat ». Il ne suffit donc pas de s’émanciper politiquement de la religion, si on ne sait pas émanciper la politique de la religion, et par conséquent poser un Etat politiquement affranchi. Où revient l’idée d’un Etat éducateur, sous la forme d’une émancipation imposée. Cette forme de pratique critique de la critique reste pensée comme unique et uniforme au sein des avant-gardes, même si elle est modifiée par certains membres de l’Ecole de Francfort qui posent, de nos jours, le problème de l’émancipation autrement, au-delà du rapport au salariat, ouvrant droit à une nouvelle critique récente, celle d’Axel Honneth appuyée sur la notion de reconnaissance.
            4 – La forme d’un processus ou d’une bataille interminable qui se refuse à se contenter de l’exercice de la critique. S’émanciper, c’est ignorer la nécessité toujours imposée et quitter sa place (aussi bien dans le salariat que dans les mœurs). Dans ce geste, appuyé sur le principe de l’égalité, l’émancipation se reconvertit dans le thème politique de la multitude de nos jours. Les combats entrepris par les Noirs, les femmes, … ont fait de l’émancipation une ressource de lutte contre la loi établie, dès lors qu’elle ne fait pas droit à chacun. Enfin, ce thème peut être converti en un principe d’une politique de la subjectivation, ainsi qu’il en va chez Jacques Rancière.
            Si l’on exclut de notre approche la forme juridique parce qu’elle demeure trop faible, il est clair que nous nous retrouvons face à quatre discours majeurs de l’émancipation, dont beaucoup demeurent engagés dans la défense d’une perspective une et homogène. Il y a entre eux matière à conflit, mais ils se partageant en deux sous-ensembles, pivotant autour du rôle que l’on veut faire jouer à la notion de critique, entendue ici au sens du XVIII° siècle, ainsi qu’autour de la conception de l’histoire à construire.
En voici la répartition :

1 – L’émancipation par la critique

 L’émancipation est rendue possible par la critique des savoirs et des actions. Mais sous l’égide d’experts (les intellectuels). Et cette critique de la domination spirituelle est téléologique (elle vise une libération et sa fin est inscrite dans son commencement).
Cf. Les Lumières, Immanuel Kant, le républicanisme contemporain, ...

2 – L’émancipation critique

L’émancipation se fait praxis dans le cadre d’une critique de la critique. Elle se donne pour la pensée des pratiques d’émancipation des travailleurs, incluse dans une utopie de la fin de l’histoire conçue comme émancipation généralisée sous la direction d’une avant-garde.
Cf. Les socialismes du XIX° siècle, Karl Marx, ...

3 – La critique émancipatrice

L’émancipation relève d’une théorie critique ou de la tâche émancipatrice de la théorie critique, conçue à partir de l’échec des Lumières : Elle se veut théorie d’un sujet diversifié. Et veut participer à une émancipation plurielle (mœurs, salariat, ...), sous condition d’un nouveau consensus (juridique et communicationnel).
Cf. Ecole de Francfort, Jürgen Habermas, ...

4 – L’émancipation-subjectivation

Suite à l’appel au deuil de l’émancipation universelle promise par la modernité (Jean-François Lyotard), à la mise en accusation de l’émancipation des Lumières pour fait de normalisation (Michel Foucault), et à la définition d’une politique des « lignes de fuite » (Gilles Deleuze), on pourrait affirmer que l’idée d’émancipation n’a plus d’intérêt théorique et pratique. Mais cela ne revient-il pas à prendre le risque d’un nouveau positivisme ou d’un pessimisme inconséquent ? Ne peut-on envisager de définir une émancipation toujours à renouveler, y compris sur le plan de la définition du concept d’émancipation ?
Cf. Jacques Rancière, ...


Il faut maintenant cerner l’essentiel de ce que nous pouvons envisager désormais autour de cette notion, si l’on ne souhaite pas livrer ce monde au cynisme et au statu quo. Et ce qui est sans aucun doute essentiel est fort bien suggéré par Ernesto Laclau, dans son ouvrage Jenseits von Emanzipation (in Emanzipation und Differenz, Vienne : Turia und Kant, 2002, 23-44). Cet auteur affirme que nous ne pouvons plus parler, aujourd’hui, que d’une pluralité d’émancipations, au lieu de parler d’émancipation au singulier. Le fait que nous ne sachions pas distinguer et délimiter clairement ces formes les unes des autres, actuellement, provient précisément de notre difficulté à penser notre présent sans référer à un discours unique et unifiant. Or, nous ne pouvons plus trouver une raison unique à laquelle puissent être réduites les luttes émancipatrices. Sans ce fondement - sans le postulat d’une raison unique et uniforme de la société -, il n’existe plus non plus d’unité possible des luttes. Nous ne pouvons plus nous représenter les sociétés dans lesquelles nous vivons comme divisées de façon unique et nous ne pouvons pas tracer de ligne de séparation nette au moyen de laquelle notre intérêt émancipateur délimiterait un élément de la société qui devrait devenir le moteur de sa transformation.

En un mot, nul ne peut plus s’identifier à un sujet qui représenterait la raison de la société de façon universelle, sans discussion, délibération et choix collectif remaniable. Y aurait-il par conséquent malaise dans l’émancipation ? 

20130204

La création hors les murs


La rédaction 
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STRADDA and GRUPPEN are originally reviews of transdisciplinary creation and research, in Europa, for the Arts in the Street. The new édition of STRADDA (HorsLesMurs, 68 rue de la Folie-Méricourt, 75011 Paris, France) includes a dossier exploring the work of artists who trie to resist to some power. 
GRUPPEN is founded in 2010 by a poet, Laurent Jarfer, a composer and pianist, Ilan Kaddouch, two philosophers, Pierre-Ulysse Barranque and Sebastien Miravete, and the graphic designer and animator Laurence Gatti.In 2012, Gruppen Editions added to the publication of the review, the production of books that will enrich his point.Gruppen thus mixes poetry, music, philosophy, but also performing arts, visual arts, etc., and refuses to limit the scope of its work.Gruppen denounced the poverty of some monomaniacal adventures and supports the quality of a critical work in restoring the strong bonds that unite and required different creative areas.Gruppen is an editorial structure, but also performances, concerts and conferences.

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Le dernier numéro paru de la revue STRADDA (HorsLesMurs, 68 rue de la Folie-Méricourt, 75011 Paris, France) porte le drapeau des indignations et des résistances artistiques dans les espaces publics, de Tunis à Saint-Petersbourg, de Budapest à Pristina, de Madrid à Paris, en passant par Johannesburg.

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            Die Produkte der Künstler sind den Herrschenden Suspekt. Es gibt aber europaïschen Plattformen, wie STRADDA (HorsLesMurs, 68 rue de la Folie-Méricourt, 75011 Paris, France) und GRUPPEN fûr Street art Schutz. Diesen ntstanden erst über Jahrzehnte. Aber darüber herrscht inzwischen Konsens in Europa. Viele ist noch unausgegoren im Internationalen Raum. Und es bleibt zu hoffen, dass Künstler geschützt werden.
            Last Veröffentlichung : Oft genug sind das frome Lügen, wenn wir von (indignation) sprechen. Was hat sich konkret getan mit diesem Wort ? Nichts ? Von der Euphorie ist nichts mehr übrig. Der Eine, spricht für sein Machtgewinn. Der Andere, für sein Frechheit. Aber schwach ist nicht, wer bekämpft, schwach ist, wer übersehen wird. Und die Künstler ? Was machen sie mit (indignation) ? Was sind denn die zehn grössten Schwächen von Künstler in (indigantion)Führung ?

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Revista Strada, revistë evropiane në lidhjë me artet të rrugës, ka konsakruar kohën mbi temën e indinjatës tek artistët. Kjo temë ka ndimuar disa luftë shoqimore dhe Politike në evropë. Kjo revistë ka pyetur artistet se çfarë duan të shprehin në veprat e tyre.

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            La révolte artistique est à l’ordre du jour des derniers mouvements sociaux, en Europe et ailleurs, ici donc et d’ailleurs. Mais quelle forme prend donc l’engagement des artistes, dans les zones traversées par les crises politiques, économiques et culturelles ? A quoi ressemble l’investissement des artistes qui interviennent là où il est risqué de s’engager ? Ce numéro (28) de STRADDA examine les résistances de quelques artistes, en Europe et ailleurs, afin d’alimenter le débat public sur cette question.
            Certes, il y a d’abord l’urgence de dire et de faire quelque chose. L’indignation est souvent le moteur du déploiement d’une activité en public. Les frontières entre la salle et les lieux publics tombent. Les artistes peuvent agripper le public et interpeler les uns et les autres au cœur même de leur quotidien. Certes, encore, les lieux et centres d’art ont servi longtemps, sous diverses dictatures à donner des formes à la résistance. Et pas uniquement sous la forme du Slam, des Tags ou du Rap. Toutes les pratiques artistiques en ont profité. L’article d’Anne Quentin fait le point sur cet aspect des résistances artistiques. Les témoignages venant de Tunis, du Caire, du Kosovo, de Russie sont explicites à cet égard. Certes, enfin, il faut croire en les effets d’une résistance constante, en un changement des mentalités. Au demeurant, Adrian Notz a raison de préciser : « Il n’y a aucune grande révolution opérée par l’art qui change la société en quelques jours [...] En revanche, je crois à une résistance constante, elle peut changer les mentalités ». L’impact de l’art est indirect, mais réel.
            Les formes de résistance et d’indignation analysées dans ce volume de STRADDA sont multiples : elles vont de Anonymous (et l’Hacktivisme) à l’artivisme (les militants politiques s’emparant des outils de l’art et de la communication pour objecter aux impératifs de la société du spectacle), en passant par le Chiapas, la Tunisie, et enfin le chantier rrom du Perou (Pole d’exploration des ressources urbaines, conduit par Sébastien Thiéry, politologue et enseignant, à Ris-Orangis, dans le bidonville de Rroms à la lisière de la RN7).
La revue STRADDA est éditée à Paris, par le centre national de ressources HorsLesMurs. Elle est le témoin d’expériences d’artistes à l’échelle européenne. Les expériences sont issues des arts de la rue, des arts du cirque et aussi d’autres horizons tels que les arts plastiques, la danse, la photographie ou encore l’architecture et l’urbanisme. A chaque numéro, les villes et villages, les rues, les places, voire les appartements, les friches industrielles ou parfois les plages et les campagnes sont mis en question par le geste artistique, provoquant la surprise ou la complicité du public et de la population.
Ce nouveau numéro porte donc le drapeau des résistances artistiques dans les espaces publics, de Tunis à Saint-Petersbourg, de Budapest à Pristina, de Madrid à Paris, en passant par Johannesburg. En marge du cortège, le philosophe Christian Ruby livre une analyse où il demande « comment penser le partage de l’indignation ou de la résistance dans la république des arts ». Ce bouillonnement international se décline en plusieurs gestes artistiques, toujours au service de la lutte : les activistes russes de Voïna dézinguent les connivences du marché de l’art et des politiques, à coup de provocations dans l’espace public. En ligne, des milliers de personnes suivent les aventures de "Willis from Tunis", un chat impertinent dessiné par Nadia Khiari qui est devenu une mascotte de la révolution. En Hongrie, les artistes développent des stratégies de résistance face au pouvoir totalitaire en place. Le collectif tchèque Ztohoven démontre les failles du système politique avec ses canulars culottés et hilarants. La cyber résistance avance masquée avec Anonymous. Portraits du bouffon Leo Bassi, idéaliste inguérissable qui perpétue une tradition familiale de l’esbroufe, et de l’homme de théâtre kosovar Jeton Neziraj, renvoyé de son poste de directeur du Théâtre National pour avoir été jugé pas assez… national.Et bien d’autres artistes et activistes en lutte sur d’autres territoires.
Un numéro précédent proposait un dossier sur « Les nouvelles géographies culturelles ». Il mettait les politiques culturelles en perspective à travers le prisme de projets artistiques et observe sur le terrain leurs modalités d’action et leurs effets. Il donnait la parole à la multiplicité d’acteurs concernés : artistes, opérateurs, élus, membres d’institution, personnes engagées dans des associations impliquées, bénévoles, habitants, spectateurs… « Les artistes s’invitent partout. Un conseil municipal prend des accents théâtraux grâce aux Souffleurs, Proserpine et son équipée de clowns posent leurs valises au cœur de l’intimité familiale. Les opérateurs, directeurs et directrices de lieux de création, de festivals ou de saisons, leur emboîtent le pas, les accompagnent sur ces terrains inexplorés, pour inventer, avec eux, d’autres modalités d’action. Des élus, qui saisissent l’enjeu de la culture comme moteur de développement local, s’embarquent dans l’aventure. Artistes, opérateurs, élus : ce trio, de concert, invente de nouvelles géographies culturelles. », écrivait alors Anne Gonon
Quant à GRUPPEN (http://www.revuegruppen.com/gruppen/presentation/), cette autre revue est à l'origine une revue semestrielle de création, de recherche transdisciplinaire, fondée en 2010 par un poète, Laurent Jarfer, un compositeur et pianiste, Ilan Kaddouch, deux philosophes, Pierre-Ulysse Barranque et Sébastien Miravete, et l'animatrice et graphiste Laurence Gatti.

En 2012, GRUPPEN ÉDITIONS ajoute à la publication de la revue, la réalisation de livres qui enrichiront son propos.

Gruppen mêle donc poésie, musique, philosophie, mais aussi arts du spectacle, arts plastiques, etc., et refuse de limiter le périmètre  de ses travaux.

Gruppen dénonce l'indigence de certaines aventures monomaniaques et soutient la qualité d'un travail critique en rétablissant les liens indéfectibles et nécessaires qui unissent les différents domaines de création.

Gruppen est une structure éditoriale, mais c’est aussi des performances, des concerts et des conférences.


Quelques références à des sites à consulter pour prolonger ces questions :

-          Iran : http///photographie.blog.lemonde.fr/2010/02/12/teheran
-          Tunisie : www.yakayaka.org
-          Kosovo : www.quendra.org
-          Afrique du Sud : www.youtube.com/watch?v 

20130203

Contre le « choc des civilisations »


Roland de Bodt
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       Unbehagen zwischen Civilizationen ? Wegen dem Buch von Samuel Huntington, selten war die Zusammenarbeit zwischen Norden und Süden in den vergangenen Jahrzehnten so mühsam wie heute. Dabei geht es nicht nur um personliche Unverträglichkeiten. Als Grund für die Schwierigkeiten der Dialog, nennt man das Missverhältnis zwischen civilizationen. Und Islam. Weil Europa seine Rolle als Vermittlungsinstanz und impulsgeber nicht spielt, droht ein Kräftemessen. Das hat mit dem zut un, was die Philosophers als Urteils Fehler beschreiben haben.

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In 1993, the American author Samuel Huntington published a book called “The Shock of Civilizations”.  Numerous protests arose against this work. Aside from being aggressive biases, these protests open a war-front that we do not wish to assume. Roland de Bodt offers here some pertinent insights, not so much to counter Huntington’s theses as to help us understand it and resist the influence of discourses that refer to it without specifying it.  He shows that this cultural invention seeks to legitimize, in the eyes of governments, the massive investments carried out in the name of security, and to attempt to legitimize them in the eyes of European, American and Middle Eastern populations through repeated media coverage.  Thus, the shock of civilizations is a strategy that commercializes hatred toward cultural difference in the world in sight of economic and industrial domination’s ever-increasing stakes.

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Bu makale "medeniyetler soku" kavramini sorguluyor. Zira, farkli kulturlerin, farkli lisanlarin, tarihlerin karsilasmasi, iliskiye girmesi, hangi nedenlerden dolayi medeniyetler soku olarak tanimlaniyor ? Yazar "medeniyetler soku" kavrmamini elestiriyor. Bu kavramin ekonomik, tarihsel ve konjonkturel acidan degerlendirilmesi gerektigini savunuyor.  Gerek soguk savas donemi, Gerekse Berlin duvarinin getirdigi strukturel degisikler, bu calisma kulturlerin karsilasmasini o degisik acidan degerlendiriyor. Zira, "emniyet politikalarinin" medeniyetler sokunu tetikledigini savunuyor.

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       Në vitin 1993 amerikani Samuel Huntington shkrujti një libër me titull « Les choc des civilisations». Shumë njerëz protestuan Mbase promovimit të ketij libri për disa arsye. Roland de Bodt na propozon një reflektim për të na ndimuar të mos të influencoemi nga teza e Huntington-it. Aji na tregon se  shpikjet kulturale i bëjnë investimet sekuritare të domosdoshme për popujtë evropian, të lindjes së mesme dhe Amerikan. Strategjia e ketij libri ka disa çeshtje, sidomos ekonomike dhe Industriale.

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         År 1993 utgav Amerikanen Samuel Huntington ett verk : ”The clash of civilisations”. Det är många protester mot denna bok, därför att den öppnar en konfliktuell front som vi inte vill stå för. Roland de Bodt, från Belgien, föreslår här några relevanta tankar, inte så mycket för att stå emot Samuel Huntingtons teori men mest för att få oss att inte bli påverkade av den. Bodt visar att detta kulturella  påfund försöker att legitimera, i regeringarnas ögon, massiva investeringar och försöker, via media, dagligen, att få dessa investeringar att verka nödvändiga i Europas, Mellanösterns, och Amerikas befolknings ögon. Detta gör att strategin som tjänar på hatet av kulturella skillnader i världen, täcker, varje dag, utmaningen av ekonomisk och industriell dominans som växer dag för dag.

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       La notion de « civilisation » a une longue histoire derrière elle. Mais dans ses usages récents, elle fait l’objet d’un détournement. Les propos de Samuel Huntington, dans l’ouvrage « Le choc des civilisations », sont polémologiques et mortifères. Cet auteur substantifie la notion de civilisation, afin de muer les systèmes sociaux en systèmes inertiaux, incapables de transformations dynamiques internes. L’appartenance civilisationnelle passe alors pour un destin à assumer. Cette conception de la civilisation, montre par exemple Alain Cambier, dans Qu’est-ce qu’une civilisation ?, Paris, Vrin, 2012, exacerbe les exclusivismes identitaires, qui font de l’autre un ennemi potentiel au sein d’une identité culturelle imaginaire.
       A cette réflexion, nous avons voulu en ajouter une autre que nous devons à Roland de Bodt, chercheur et écrivain belge, qui vient de publier Neufs essentielles pour déconstruire le « choc des civilisations ». Nous lui laissons la parole ci-dessous.

       Depuis près de vingt ans, nous entendons régulièrement parler du « choc des civilisations » comme si – par « nature » – les cultures et les civilisations étaient destinées inévitablement à entrer en collision les unes avec les autres. Comme si les différences culturelles étaient si inconciliables qu’elles conduisaient nécessairement à la destruction de l’autre. C’est un des grands enjeux culturels du début du XXIe siècle de déconstruire cette affabulation fulgurante qui est probablement aussi une des plus dangereuses mythologies guerrières de l’histoire de l’humanité. Le projet Rives d’Europe et l’association Culture et Démocratie ont associé leurs forces pour contribuer à cet enjeu de paix et de dialogues pour notre temps.

L’héritage de la guerre froide

       Ainsi, si nous voulions essayer de comprendre le « choc des civilisations », il serait indispensable de prendre en considération, dans un premier temps, la période historique qui précède la chute du mur de Berlin (1989). Il conviendrait de rappeler à nos souvenirs cette période de grandes tensions internationales, entre deux blocs « Est » / « ouest ». Une période historique caractérisée par un véritable régime de terreur ; un régime de terreur inspiré par les dangers d’un conflit nucléaire ; régime de terreur auquel l’histoire a donné un nom, celui de la « guerre froide ». Au lendemain des bombardements des villes d’Hiroshima et de Nagasaki (août 1945), les populations de la planète vivent, durablement, dans la terreur d’un nouveau conflit nucléaire mondial. Partout sur la planète, les images de ces premiers bombardements atomiques de populations civiles restent gravées dans les mémoires. Au fil de ces années de guerre froide, le conflit entre les deux blocs – le bloc « communiste » et celui des « Etats libres de l’occident » – a servi de modèle d’explication des relations entre les nations dans le monde.
Un modèle pratiquement exclusif : il semblait pouvoir tout justifier. Il expliquait non seulement les événements, les relations, les tensions et les alliances internationales ; mais encore il justifiait les grandes orientations budgétaires adoptées par les divers gouvernements, chacun au sein et à l’égard de son propre pays. Je pense tout particulièrement aux arbitrages des gouvernements et des parlements entre divers types de dépenses publiques : ici, les dépenses militaires, les dépenses de sécurité et, là, les dépenses d’enseignement, de santé, d’assurances sociales. Jusqu’à la chute du mur de Berlin, ces quarante années de guerre froide laisseront de profondes marques dans les imaginaires des populations. Les grandes figures culturelles, qui évoquent les peurs populaires générées par ce conflit, restent bien présentes dans les imaginations : celle de « la guerre des étoiles », celle du « bouclier nucléaire », ou encore celle de « l’hiver nucléaire », etc. Même à ceux qui n’ont pas vécu cette période, les figures culturelles de ces grandes peurs de la deuxième moitié du XXe siècle sont familières !

Régime de terreur et politiques publiques de sécurité  
      
       Cette politique de la terreur, face à un éventuel conflit nucléaire, a justifié dans les pays libres des choix technologiques et industriels stratégiques, c’est-à-dire des investissements à long terme (plus de dix ans). Ces choix ont largement été soutenus par les budgets publics des Etats démocratiques. Et il ne paraît pas insensé, aujourd’hui, de considérer que, sans ce régime de terreur – c’est-à-dire sans les peurs tendues par la guerre froide dans les esprits et dans les cœurs des populations – de tels investissements publics dans les secteurs de l’armement, du renseignement et de la sécurité, n’auraient pu se concilier les gouvernements. Comment auraient-ils pu recueillir l’assentiment des populations ? des responsables ? des contribuables ? des citoyens ? des électeurs de ces Etats ?
       Et si nous admettions ainsi que les grandes peurs de la guerre froide formaient les conditions structurelles de ces investissements publics, nous pourrions alors nous représenter ce que le développement technologique et économique de ces industries doit au régime de terreur qui l’a justifié de manière permanente pendant près d’un demi-siècle. Nous pourrions aussi mesurer, plus précisément, combien ce régime de terreur va rendre légitime, pendant toute la durée de la guerre froide et jusqu’à la chute du mur de Berlin, la capacité de ces industries à attirer des parts de plus en plus considérables des moyens affectés aux politiques publiques. Et on pourrait alors se demander, avec raison, si ces moyens publics ne seraient pas devenus structurellement indispensables au maintien voire au développement de ces activités et de ces secteurs industriels. Telles sont probablement, à la veille de la chute du mur de Berlin, les contraintes structurelles d’une partie non négligeable du tissu industriel mondial. Contraintes technologiques et économiques structurelles pour l’industrie mondiale héritées non seulement de « l’effort de guerre », pour sortir de la seconde guerre mondiale, que de la « course aux armements » qui a caractérisé la guerre froide.

Nécessité de restaurer le « choc des civilisations » dans les circonstances historiques de son apparition

       C’est dans la restauration de ces perspectives historiques qu’il devient possible d’essayer de construire une représentation des conditions et des acquis industriels que la chute du mur de Berlin a menacé subrepticement. En effet, dès ce jour-là, le plus important conflit – qui justifiait l’histoire et la dynamique du développement technologique et économique d’une partie considérable de l’industrie du XXe siècle, à charge des politiques publiques des Etats – disparaissait. Ces circonstances industrielles qui structurent le développement technologique et l’économie mondiale n’ont-elles pas été insuffisamment évoquées à propos du « choc des civilisations » ? Et si oui, pourquoi ?


Lire l’ouvrage en entier :

http://www.cultureetdemocratie.be/documents/lettre_45/livre-version-ecran.pdf

Acheter l’ouvrage : editionslechariot@yahoo.fr

20130202

La Turquie face à son histoire

Kerim Uster
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This article is a critical review of the book entitled “History of Turkey” (Histoire de la Turquie, de L’Empire à nos jours) written by Hamit Bozarslan. director of Studies at the EHESS. The author expresses his disagreements with Bozarslan’s diagnostic regarding the political scene in today’s Turkey. Indeed, Bozarslan evokes in his book his profound worries about Turkey’s democracy as he believes it lacks of counter-powers. This articles challenges this view. It acknowledges the insufficiencies of the Turkish democracy. However, it refuses the argument which consist to refute the process of consolidation of Turkish democracy.

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Bu makale Hamit Bozarlan’in Turkiye Tarihi (Histoire de la Turquie, de l’Empire à nos jours) adli kitabini ele aliyor. Kitabin ciddiyeti ve akademik kalitesini vurgulayan yazar, Bozarlan’in “Bugunun Turkiyesi” olarak adlandirdigi bolumu elestiriyor. Bu bolumde Bozarslan, “2010 Turkiyesi”nde karsi gucun kalmadigi, Turkiye’de dikatorluk egilimlerinin arttigini vurguluyor. Bu makale Turkiye demokrasinin elestirecek taraflari oldugunu kabul ederken, bu eksik noktalarinin Turkiye’de demokrasinin koklesmesini engellemedigini ifade ediyor. 

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Sur un livre récent de Hamit Bozarslan 

« Comment, à travers des siècles, un espace politique aujourd'hui dénommé «la Turquie» a-t-il vu le jour ? ». C’est en ces termes que Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’EHESS, décrit le thème principal de son ouvrage, Histoire de la Turquie, de L’Empire à nos jours, publié aux éditions Tallandier (Pairs, 2013). 

Fruit d’une recherche approfondie, académiquement solide et rigoureuse, l’œuvre de Bozarslan se déploie sur plus de six cents pages. L’auteur s’efforce d’analyser les dynamiques de continuité et de ruptures, lourdes et bien souvent brutales, qui ont façonné ensemble la Turquie contemporaine. Son ouvrage met en exergue les continuités entre le monde ottoman, notamment après les réformes du milieu du XIXe siècle, dites des « Tanzimat », l'arrivée au pouvoir des «Jeunes Turcs» au début du XXe siècle, et enfin la Turquie républicaine fondée par Mustafa Kemal après la Première Guerre mondiale. Les pages relatant les transformations radicales au XIXème siècle amorcent, semble-t-il, la naissance d’un Etat pluriethnique et multiconfessionnel. Pourtant, c’est bel et bien un Etat dit « kémaliste », régime à parti unique, laïciste et nationaliste qui voit le jour en 1923. C’est cet itinéraire surprenant, voire contradictoire, que tente de clarifier Hamit Bozarslan par l’étude des trajectoires complexes de la construction étatique de la Turquie. Pour cela, il utilise une approche nouvelle dont témoigne la quatrième partie de l’ouvrage relative à la « Turquie d’aujourd’hui. ». Bien que le livre traite principalement de cette transition du XIX au XX, le présent article est avant tout rédigé en réaction à cette dernière partie. 

Dans la lignée de son précédent ouvrage, Histoire contemporaine de la Turquie, Bozarslan prolonge son travail de démythification de l’histoire de Turquie en contextualisant et réinsérant dans leur genèse historique, des personnages historiques, encore sacralisés au sein d’une partie de la société de Turquie. Ainsi, Mustafa Kemal dit « Ataturk » (le Turc-Père), héros national du pays dont l'effigie figure toujours sur tous les billets de banque, y est décrit comme un homme souffrant de solitude, fumeur acharné de cigarettes et fortement dépendant du raki. En témoignent ces lignes reprenant des propos recueillis du « deuxième homme », Ismet Inonu, Premier Ministre d’Ataturk et son successeur à Présidence de la République : « Les dernières années d’Ataturk ont été très difficiles. Par le passé, nous avions pris l’habitude de rectifier, dès le lendemain, les décisions prises la veille sous l’emprise de l’alcool. Durant les dernières années, cette tradition commençait à s’estomper. Surtout vers la fin, Atatürk maintenait le lendemain, alors qu’il était parfaitement calme et sobre, les décisions prises la nuit et s’assurait qu’elles soient suivies d’effet. Mes craintes se sont considérablement renforcées lorsque j’ai pris la mesure de la métamorphose que l’alcool provoquait sur sa santé ». Aujourd’hui encore, ces lignes pourraient éveiller la controverse en Turquie. 

L’actuel Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan n’échappe pas à ce travail de démytification, et connaît, depuis son intervention à Davos, une popularité croissante en Turquie mais aussi dans de nombreux pays du Moyen-Orient. Nul doute que les récentes excuses qu’Israël a présenté à la Turquie au sujet de la flottille de Gaza n’ont pu qu’amplifier le phénomène. Il y a un an, le Time attribuait même à Erdoğan sa très insigne couverture. Le prestigieux magazine new-yorkais allait jusqu’à le faire figurer dans sa liste de candidats au titre de personnalité de l’année (« person of the year »), qu’il décerne traditionnellement depuis 1927. Erdoğan est en tout cas arrivé premier dans le classement Internet. 

Pour certains chroniqueurs de grands quotidiens turcs, il est « un second Ataturk ». C’est ainsi que Serdar Turgut, chroniqueur à Haberturk, avait achevé sa chronique pour le 88ème anniversaire de la République de Turquie par ces quelques mots informels : « J’ignore ce que vous en pensez mais pour ma part, je souhaiterais, lors des prochaines célébrations des anniversaires de la République voir affichés, à coté des portraits d’Atatürk, ceux du Premier Ministre Recep Tayyip Erdoğan, car je crois qu’il existe un lien important entre les deux hommes ». Au demeurant, une certaine fascination est née chez de nombreux citoyens de Turquie, à l’égard de cet homme politique, qui, fort d’un charisme qui ne fait pas de doutes, gouverne la Turquie depuis plus de dix ans. Certains s ‘interrogent même : assiste-t-on à la naissance d’un culte qui se substituerait à celui d’Ataturk ? 

Cette vague récente de célébrations de la personne du Premier ministre ne conduit néanmoins pas Bozarslan à abandonner son activité favorite : la démythification. En effet, l’auteur dépeint Erdogan comme un homme aux paradoxes multiples et dont la politique serait dépourvue de ligne cohérente : « Ne maitrisant aucune langue étrangère mais très présent sur la scène internationale, nationaliste au point d’être obsédé par la grandeur de la Turquie et de son passé impérial, mais quelque peu ouvert sur la question kurde, la figure du Premier Ministre contraste avec celle des hommes et femmes politiques des années 1980-1990 ». Plus loin, Bozarslan n’hésite pas à dénoncer les « dérives autoritaires » d’Erdogan, qui serait en voie de s’ériger en véritable dictateur. 

Si cette volonté de démystification est appréciable à certains égards, elle demeure aussi l’un des aspects problématiques de l’ouvrage. En effet, cette méthode semble conduire à une approche peu nuancée, empêchant de rendre compte de l’état réel de la situation du pays. La conclusion de l’ouvrage portant l’accent sur la situation alarmante de la Turquie d’aujourd’hui illustre ce point. L’auteur exprime très ouvertement ses craintes et son profond scepticisme à l’égard de la dérive autoritaire et absolutiste, qui se manifesterait actuellement en Turquie : « Gouvernée par un pouvoir hégémonique qui, fort de la confiance que lui accordent 50% de l’électorat, est devenu prisonnier d’un transfert de l’imaginaire de la puissance, l’« homme Erdogan » au régime AKP, la Turquie des années 2010 se trouve sans contre-pouvoirs, sans mécanismes de contrôle et d’équilibre qui exigent bien plus que la simple existence institutionnelle d’organes exécutifs, législatifs et judiciaires distincts ». Pourtant, les pages précédant ce passage portent à confusion : Bozarslan précise, relativement à la « Turquie d’aujourd’hui », que « le pays s’est doté de l’ossature institutionnelle d’une démocratie formelle (…), les élections dont les résultats ne sont (presque) jamais contestés par les protagonistes politiques, sont tenues régulièrement. La société est diversifiée, la presse en grande partie libre et la « classe intellectuelle » dense, ouverte sur le monde. Ces atouts, qu’on ne peut trouver dans une grande partie des systèmes politiques du moyen-orientaux, même après les contestations révolutionnaires de 2011, rapprochent indéniablement la Turquie des démocraties européennes ». N'y a-t-il pas là une confusion ? Autrement dit, comment un pays peut-il se trouver « sans contre-pouvoirs » tout en disposant d'« une presse en grande partie libre », d’une « classe intellectuelle ouverte sur le monde », des institutions qui certes présentent des insuffisances mais qui globalement fonctionnent de manière efficace ? 


Si l’ouvrage de Bozarslan nous offre une grille de lecture sérieuse et intéressante pour appréhender l’histoire et la transition complexe de l’ère ottomane à la Turquie contemporaine, la partie sur la « Turquie d’aujourd’hui » aborde néanmoins des positions quelque peu simplificatrices, parfois douteuses. Certes, la Turquie est loin d’avoir achevé son processus de démocratisation. Certains domaines comme la liberté de la presse ou la liberté religieuse (notamment concernant la question alévie) soulèvent même quelques inquiétudes. Pour autant, cela ne remet nullement en cause le processus d’enracinement de la démocratie dans un pays dont le rayonnement économique, autant que la diplomatie volontariste consolide son rôle d’acteur dans les relations internationales. S’agissant de la liberté religieuse tant critiquée par Bozarslan, force est de constater que de nombreuses réformes ont amélioré la situation des communautés religieuses, et notamment des communautés non-musulmanes : le droit de propriété prévu par le système des fondations, ou encore l’ouverture de la possibilité de créer des associations pour soutenir une communauté religieuse, semblent traduire une avancée importante au regard des politiques entreprises par les précédents gouvernements. La question kurde aussi semble avoir pris une tournure positive. En effet, il n’est pas inutile de rappeler la décision historique du chef rebelle kurde du PKK (organisation considérée comme terroriste par l’Union Européenne et les Etats Unis), qui, pour la première fois depuis trente ans, a appelé les membres du PKK à rendre les armes et à quitter le territoire turc : « Je le dis devant les millions de personnes qui écoutent mon appel, une nouvelle ère se lève où la politique doit prévaloir, pas les armes », a affirmé Abdullah Ocalan il y a quelques semaines. 

De façon générale, nul ne saurait nier l’émergence d’une société civile de plus en plus organisée et engagée, en passe de s’ériger en véritable « contre-pouvoir ». Et dans une période où il convient d’appuyer et de consolider ces évolutions positives, il semblerait que l’esprit critique doive se déployer dans des perspectives constructives. Pas sûr que la dernière partie de l’ouvrage de Bozarslan ait relevé ce défi… 


20130201

Autorité et pouvoir

Le moment européen du « commandement ». 
Représentations et enjeux du couple autorité/ pouvoir. 

Stanislas d’Ornano 
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Die in diesem Werk vertretene These zeigt, dass in vier bedeutenden industrialisierten Ländern (Deutschland, Frankreich, Vereinigte Staaten, Sowjetunion) das Bedürfnis nach Führern, das in allen gesellschaftlichen Bereichen identifiziert werden kann, einer Strategie der Macht habenden Elite den neuen Massenphänomenen gegenüber entspricht. Yves Cohen erklärt nicht nur den je nach Nationen verschiedenen Wortschatz für Führungsvorrichtungen (« commandement, Führung, rukovodstvo, leadership »). Darüber hinaus werden zwei Unterschiede hervorgehoben. Einerseits werden die Fokussierung auf eine Person (USA) und die auf eine Institution (Frankreich) gegenüber gestellt. Anderseits trennt er den Ausdruck des Bedarfs der in ihrer Zeit Handelnden (Persönlichkeitsprinzip) von der Analyse der Macht seitens der Sozialwissenschaften, die vom ökumenischen Konzept der Autorität ausgehen.

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The author¹s thesis can be summarized as the need for leaders that he has identified in every sector of society among four industrializing countries (Germany, France, United States, Soviet Union) between 1890 and 1968, corresponds to a strategy designed by the ruling elites facing the new mass phenomena. Beyond the specific wordings that have been used to designate leadership devices in each country (« commandement, Führung, rukovodstvo, leadership) this work addresses a double discrepancy: the one between the focus on the individual (United States) and the focus on the institution (France), and the one between the expression of the people¹s needs (principle of personality) and the analysis by social sciences of the power¹s facts via the irenic concept of autorité (Autorität).

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L’Heure est au repli des 27 pays européens sur des politiques nationales impuissantes à desserrer l’étau de la dette publique issue – depuis cinq ans – de la crise financière des subprimes. Il semble bien alors que l’énergie nécessaire à la circulation transnationale des idées dans l’espace européen se limite à l’importation de « modèles » (allemand, danois…) et de leurs recettes libérales communes : les « chocs », de compétitivité, de moralité… 

Plus précisément, s’est instauré un face à face entre deux modes de circulation de l’énergie : celui des élites (commission européenne, FMI, gouvernants et hauts fonctionnaires, organisations patronales et syndicats gestionnaires…) produit des stratégies de « chocs » nécessaires, lesquelles évitent toute remise en cause d’une présumée rationalité du capitalisme « cognitif »[1] ; celui des luttes quotidiennes de citoyens contre le contrôle de leurs vies issu du sauvetage de systèmes financiers corrompus et défaillants, qui peinent à structurer des mouvements d’indignés. 

Ce face à face – plus fondé sur la manipulation que sur la force- repose sur l’acquiescement, certes vacillant, aux règles du jeu qui contrôlent sans commander dans les dispositifs économiques et sociétaux. Au-delà de l’exercice de la souveraineté (sur les territoires), de la discipline (sur les corps), mais également de la « gouvernementalité »[2] (les incitations à agir adressées aux populations), l’impératif d’auto-évaluation du salarié dans une logique déhiérarchisée de projet peut donner à celui-là le sentiment d’acquiescer librement[3]

L’ouvrage d’Yves Cohen, Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, (1890-1940) (Paris, Éditions Amsterdam, janvier 2013, 872 pages) nous rappelle opportunément que la configuration actuelle est en quelque sorte plus ouverte[4] que celles qui ont précédé : à l’ère du châtiment royal rendu public prolongé par le dressage des corps lors de la première révolution industrielle aurait succédé celle du commandement, qui requiert une part d’adhésion, avant que l’année 1968 n’ouvre les perspectives d’une « foule sans maître » - implicitement une foule contre le maître – capable de développer ses propres ressources d’émancipation. 


Une histoire du commandement à l’âge de l’ « ère des foules » 

C’est de la seconde configuration qu’il s’agit ici, celle qui correspond au moment historique délimité par la publication de Rôle social de l’officier de Lyautey (1891) et de Psychologie des foules de Gustave Le Bon (1895)[5] jusqu’aux années 1968, au cours desquelles se déploie l’idée de la nécessité des chefs, de la nécessité de la hiérarchie et de la subordination (p. 815). La thèse de l’auteur tient a ceci : le besoin de chef, l’obsession du chef, constituent un phénomène global, un trait commun aux pays (Europe, Etats-Unis) en cours d’industrialisation qui définit leur rapport à la modernité. Elle correspond à une stratégie des élites dirigeantes, aussi bien en zones totalitaires que capitalistes et libérales, pour faire face « aux phénomènes de masse nouveaux qui risquent d’échapper au contrôle, tant dans l’industrie, dans la guerre, dans la politique, que dans le mouvement social » (p.9). La formidable démultiplication de la production et la complexification des organisations dans tous ces domaines nécessitent des chefs compétents à tous les niveaux, en remplacement de l’aristocratie. 

Une méthode : dispositifs de commandement et sémantique comparée 

L’outillage de l’historien est ici double. Comme dans les travaux de Michel Foucault sur l’État qui saisissent « le moment où il a commencé à entrer dans la pratique réfléchie des hommes »[6], l’effort est orienté vers « les pratiques opératoires et discursives » liées au commandement, qui se déploient dans tous les domaines de l’espace public. Sont articulées dans cette optique une approche visant à restituer « l’immense trame discursive universitaire, professionnelle, littéraire, de prescriptions (l’émergence d’un nom du fait des praticiens, l’emprunt d’un vocable ou d’un trait de pensée dans un congrès, un livre, un récit) » et l’approche pragmatique des millions d’actes de commandement quotidiens visant à saisir les subjectivités pratiques des chefs. 

L’enquête est menée dans quatre pays – représentatifs de ce moment historique qui concerne tous les pays en phase d’industrialisation-, la France, l’Allemagne, l’Union Soviétique et les Etats-Unis, sous l’angle d’une sémantique comparée qui rend justice à la fois des circulations de formes et de dénominations du commandement en Europe et de l’influence exercée par la vision américaine en termes de leadership. La formule « on a besoin de chefs » s’est déclinée simultanément en quatre termes commandement, Führung, rukovodstvo, leadership, à la fois dans des configurations nationales singulières et selon des mécanismes d’emprunts et d’influence, cette mise en équivalence posant deux problèmes, celui de leur « intertraductibilité » et celui de l’écart entre « autorité » et « authority ». 

Le premier problème est mis en relief par l’interrogation réciproque des notions intrinsèquement différentes mais dont la mise en écho délimite des proximités/ différences et donc dessine des convergences. Ainsi, le terme allemand Führung traduit d’un côté simultanément commandement des hommes en français et l’américain leadership (« Menschenführung »), et par ailleurs le terme management (« Betriebsführung ») qui rend compte de la gestion par l’OST, alors même que les deux termes américains sont nettement différenciés. Mais le terme français de commandement renvoie à des mécanismes « très formels, à des titres, des positions dans des hiérarchies, des droits à commander » spécifiques qui tranchent avec la réalité plus large à laquelle renvoie leadership, englobant gestion, commandement et supervision directe du personnel. Aussi, le terme russe rukovodstvo peut traduire aussi bien la notion de guidage contenue dans leadership et Führung que commandement (p.44). 

Autorité/ pouvoir: enjeux d’un face à face entre pratiques discursives et sciences sociales 

Le deuxième problème, celui de l’appréhension d’une notion connexe du pouvoir (le pouvoir de commandement ainsi dénommé par Yves Cohen), l’autorité, comporte des choix épistémologiques visant à « rechercher l’universalité pour rendre scientifique un énoncé » (p. 52). Pour l’auteur[7], une « histoire croisée des formes de pensée » de l’autorité dans différentes zones du globe restitue à trois protagonistes (les acteurs de l’époque concernée, les chercheurs actuels, les acteurs actuels soucieux de réflexivité) la capacité de partager leurs réflexion, et, en l’occurrence, rend justice à un malentendu franco-américain (et au-delà américano-européen) signifiant. En France, la thématique de l’autorité est prégnante, constante, politisée (sous l’influence des thèses de Max Weber et Hannah Arendt) et fortement réitérée depuis vingt ans dans la formule d’une « crise de l’autorité ». Aux États-Unis, une différence fondamentale dans les représentations est fixée notamment par le sociologue robert Merton : le leadership correspond à l’influence sociale fondée sur les qualités personnelles du leader, alors que l’authority est l’attribut d’une position sociale, légitimée par un statut. Ainsi, les termes wébériens « d’autorité charismatique » introduisent la confusion dans une vision américaine. Du coup, l’épaisseur des pratiques discursives autour de « commandement/ autorité » est travaillée par la différence franco-américaine et américano-européenne entre la focalisation sur l’autorité du titre (statut) et l’autorité de la personne[8]. Mais ces décalages sont pris en charge par l’histoire croisée : «Étudier le leadership en France au début du XX° siècle n’aurait pas de sens si on ne rapprochait pas le terme de l’expression autorité personnelle. Et si l’on pense étudier aux Etats-Unis l’authority , y inclure les formes de l’autorité personnelle telles qu’elles sont définies en France au début du XX° siècle paraîtrait déplacé si l’on ne les traduisait pas par leadership ». 

Mais pour l’historien, guidé ici par une réflexion foucaldienne sur le pouvoir/ savoir, le véritable enjeu est ailleurs. Le considérable matériau empirique collecté témoigne d’une omniprésente expression du « principe de personnalité » dans les pratiques discursives des acteurs liées au commandement dans les quatre pays étudiés (le maréchal Lyautey en 1891 articule autorité bureaucratique et autorité personnelle, le principe de personnalité oriente le « Führerprinzip » de Mein Kampf), alors même que le concept d’autorité, au cœur des catégories savantes mises en œuvre par les sciences sociales (surtout la sociologie) traduit une histoire de la rationalisation centrée sur la fonction et la bureaucratie impersonnelle, un primat de l’organisation sur l’individu, identifiables aussi bien chez Weber (dans une optique libérale) que chez Durkheim, Merton, Talcott Parsons. Or, pour Yves Cohen, « les historiens n’ont aucune raison d’être impressionnés par ce discours, qui ne dit rien de la personne », d’autant que l’usage du concept wébérien/ arendtien d’autorité qui présuppose l’acquiescement des individus ne rend pas justice des résistances au pouvoir et de l’épaisseur historique du « besoin de chef » , contemporain dans les années 1920 de la naissance du sujet psychologique « devant lequel s’efface l’homme de raison libéral du XIX° siècle ». 

Une dynamique européenne des échanges de formes de pensée 

Concernant l’Europe de la période (1890-1940), l’ouvrage donne à réfléchir – par contraste avec les difficultés actuelles à fédérer un mouvement d’indignés ou de mobilisés- à la formidable vivacité/ efficacité de la circulation transnationale des catégories et pratiques discursives traduisant le besoin de chef. Sont dégagées certes des différences nationales : en URSS, la « promotion » à des postes de chef dans l’industrie est un ciment de la société, en Allemagne avant le nazisme, « l’initiative » est la règle – contrairement au poncif du dressage à la prussienne ; en France avant Vichy, le « chef » est une valeur républicaine. Mais au fil des décennies les changements de vocabulaire (« suggestion » dans les années 1900-1920 ; « influence » puis « magnétisme » dans l’entre deux guerres) traversent les frontières et les secteurs de la société (not. entre industrie et politique), si bien que les formes de pensée liées à une configuration nationale se transforment. Le cas de Hyacinthe Dubreuil, ancien secrétaire de la CGT devenu le héraut français de l’OST, rendant compte de l’expérience de l’industriel tchécoslovaque Bat’a est exemplaire : « Nous ne sommes pas loin de la Russie et l’influence du monde slave est là très forte. Nous comprendrons ainsi que le Chef, qu’il s’y appelle Nicolas, Lénine ou Bat’a se trouve toujours être un peu un tsar (…). C’est comme un roi que personne ne pourrait songer à déposer, car il est trop évidemment l’homme de la fonction » (p. 478). 

Ce considérable travail empirique au service d’une démarche pragmatique « croisée » en sciences sociales et outillé par une perspective critique sur le rapport entre savoir et pouvoir, se révèle très fécond pour questionner les incertitudes de l’Europe d’aujourd’hui à l’aulne du moment historique du « commandement », configuration qui a précédé le moment postindustriel, postmoderne, globalisé, liquide, dont « la foule sans maître » est l’une des figures types. Aux dispositifs de contrôle de masse investis par une rhétorique du chef personnalisé correspondait un discours des sciences sociales décalé centré sur une vision de l’autorité. L’heure est aujourd’hui – depuis Clastres et Foucault jusqu’à Jacques Rancière et James Scott à l’interrogation de la structure d’un consentement à obéir qui ne va pas de soi. Au-delà de cet apport, deux remarques peuvent être glissées. Le politiste pourra peut être considérer que le choix d’une approche pragmatiste qui appréhende les notions liées au commandement à travers des pratiques discursives organisées en un continuum indifférencié (chercheurs, acteurs de la vie sociale) ne dispense pas d’articuler clairement et conceptuellement pouvoir/ autorité/ domination. De ce point de vue, l’assimilation pure et simple de l’autorité à la domination dans la sociologie wébérienne simplifie probablement l’articulation entre l’effectivité d’une situation de pouvoir mise en œuvre éventuellement par une autorité « charismatique », sur la base d’un système de croyances significatif d’une configuration spatio-temporelle donnée. Le « malentendu » américano-européen renvoie peut être à des cadres hétérogènes. 

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[1] Yann Moullier-Boutang, le capitalisme cognitif : la nouvelle grande transformation ? , Paris, éd. Amsterdam, 2007. Ce troisième capitalisme, à la fois cognitif et patrimonial, créé de la valeur à travers la production de connaissances par les réseaux numériques fonctionnant comme un cerveau vivant collectif. Il se défend très bien face à un monde numérique coopératif, en « judiciarisant le processus de démarchandisation » (enjeux autour des lois Hadopi). 

[2] Michel Foucault, Sécurité, territoire et population, in Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil, 2004. 

[3] Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. 

[4] Dans un certain prolongement, soixante dix ans plus tard, de l’idée de « société ouverte » développée par Karl Popper, esquissant les conditions d’une démocratie effective fondée sur la liberté individuelle et la raison, hors de prétendues lois de l’histoire. 

[5] La phrase de Le Bon que la postérité retient est « les hommes en foule ne sauraient se passer de maître », formule comprise comme l’expression d’une constante humaine. 

[6] Michel Foucault, op. cit., pp. 252-253, cité p.22. 

[7] Yves Cohen fait explicitement référence à la méthode proposée par Michael Werner et Bénédict Zimmermann dans Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité, Annales HSS, 58e année, n°1, janvier-février 2003. 

[8] L’auteur fournit l’hypothèse d’une différence de représentations liée aux oppositions entre protestantisme/ catholicisme, droit naturel/ droit romain, p. 52.