20160202

Face aux migrants

Géographie de l’esprit craintif
Christian Ruby*
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L’implacable harmonie préétablie qui existe, de nos jours, entre des institutions mentales et ceux qui les perpétuent et activent montre bien qu’une certaine humanité s’est constituée, affamée de restrictions. Elle rend effective une certaine géographie de l’esprit, porté à la crainte. Par cette expression, « géographie de l’esprit », il convient d’entendre un système d’éducation instruisant une logique de pensée, des catégories de jugement fonctionnant sans doutes, articulés à un espace de départ, un point de référence figé dans le tracé de ses faiblesses. Par rapport à lui, « migrant » ou « migration » est alors un préconstruit immédiatement extérieur, renvoyant à des transferts néfastes d’objets inidentifiables.

Qu’il existe d’autres géographies possibles de l’esprit ne fait que souligner que le thème de la migration – quel que soit l’objet visé : les humains, les idées, les formes, les cellules,... – permet de répertorier l’existence d’au moins deux logiques antagonistes : celle qui exalte la fixité et pour laquelle la migration paraît extraordinaire et perturbante. Celle qui valorise le mouvement et aux yeux de laquelle la fixité paraît une exception dommageable, parce qu’elle réduit les choses, les humains et les événements à des fonctions statiques.


Fiction de la sédentarité
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La géographie de l’esprit craintif relativement à la migration et donc au mouvement de toutes choses se fixe sur des pôles qui ne veulent être rien de plus que la réalité même, tout en perdant, paradoxalement, toute prise sur l’effectivité. Elle se combine avec une manière de postuler sa propre éternité. Tant par sa conception de l’espace que par sa conception du temps, cette géographie ne peut faire autrement que de se soustraire toujours à ce qui la mettrait en mouvement. N’est-elle pas alors victime d’une illusion qui la protège au moment même où elle se décompose dans la réalité ?

Elle devient une simple affirmation identitaire, apologétique de soi, réfutant toute altérité. Quelle félicité lui est promise ? Celle d’une quasi monade [sans Dieu ?], de la sédentarité qui prononce des jugements sur les autres à partir d’une conception d’un monde divisé en choses essentielles ou accessoires. Cette conception neutralise tout ce qui provoque du débordement en le présentant comme une simple exception.

Mais si d’aventure le débordement est trop important, crainte et tremblement la saisissent, et elle se comporte comme si la morale commune de l’auto-critique ne pouvait la concerner. Cette géographie – qui se clôt dans une philosophie de l’être, renvoie à une anthropologie de la référence unique, se donne une théorie de l’histoire unique et uniforme, et confond la politique avec la police – s’obstine à poursuivre son chemin comme si rien ne se passait jamais, et aucune Atopolis n’était concevable[1].



Déni de la politique...
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...relativement à la migration. En l’occurrence, la divergence par rapport aux faits apparaît rapidement. Mais elle devient pour elle une simple duplicité. Dès que cette géographie a répudié la migration, elle est envahie par un imaginaire de la destruction corrélatif du constat des migrations. Elle invente alors des politiques migratoires, qui ne sont pas des politiques de la migration, en ce sens qu’elles visent à contrôler ce qui devient « flux de migrants », et bientôt « hordes de migrants », plutôt que d’organiser des échanges. Cette évocation porte immédiatement l’accent sur la quantité sans porter à considérer l’histoire universelle.

Le heurt entre une pensée guidée par des mécanismes de contrôle, tendue sans cesse dans la direction du « trop », et la réalité des migrations fabrique automatiquement des réserves et des restrictions qui évitent d’avoir à faire l’expérience de ses limites. C’est sur ce motif qu’Arjun Appardurai rend compte des deux arguments centraux d’une telle géographie de l’esprit, qu’il synthétise dans la notion d’ethnonationalisme, confinant parfois au terrorisme par fait[2] :

- D’« incertitude sociale » relative à l’identité, d’une part. Cette incertitude est caractérisée par l’illusion d’une homogénéité ethnique et d’un peuplement national, certitudes bien ancrées que la globalisation vient ébranler en suscitant des doutes profonds sur ce qui constitue le « nous » et le « eux » ;

- D’une « angoisse d’incomplétude », d’autre part. Cette angoisse, quant à elle, est caractérisée par les obstacles imaginés à la réalisation d’une totalité nationale non souillée.

En réalité, les migrations sont d’autant plus problématiques qu’elles inquiètent des politiques de l’identité.



Politique de l’enfermement
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De surcroît, en évaluant ces quantités du point de vue de l’identité close sur elle-même, elles sont réduites d’avance au statut d’objet : les uns sont utilisables, les autres gênants. Ainsi que le relève Adorno, philosophiquement, « C’est ainsi que les relations avec les autres hommes s’appauvrissent : l’aptitude à percevoir l’autre pour lui-même et non comme une fonction de notre propre volonté, mais surtout celle qui permet une opposition féconde, la possibilité d’assimiler la contradiction pour se dépasser soi-même, tout cela s’atrophie »[3]. Encore ce fonctionnement est-il éventuellement une émanation de programmes politiques exclusifs.

Ainsi, le philosophe Michel Foucault (1926-1984) a-t-il bien repéré comment les références identitaires visaient à refouler, effacer ou gommer les migrations. Dans le cadre des démocraties et des républiques modernes, la focalisation des politiques sur les territoires devenus « nationaux » implique de nouvelles modalités de rapport aux migrations. Dans l’ouvrage Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, il raconte comment l’émergence de la notion de « population » coïncide avec le moment où les gouvernements inventent des moyens de fixer les individus, et de gérer les déplacements[4]. En fixant les populations, à l’encontre des flux migratoires, par des institutions inamovibles de référence – parmi lesquelles l’État dont on rappelle qu’il est nommé ainsi pour signifier : ce qui perdure par-delà les changements (en vertu du latin status) –, ce sont les migrations que l’on tente de canaliser, de contrôler, voire d’abolir, en régime libéral[5].

La gestion des masses collectives s’entend au sens de gérer la population en profondeur sur le territoire, la gérer en finesse et la gérer dans le détail. L’idée de « gouvernement de la population » rend aiguë la nécessité de développer des disciplines et de fixer les activités afin de pouvoir les répertorier, les classer. Foucault explique que se constitue alors un triangle : souveraineté (de l’État moderne), discipline et gestion gouvernementale. Et il ajoute : la gestion gouvernementale a pour cible principale la population, et ses mécanismes sont les dispositifs de sécurité qui ont pour cible les migrations à contenir.

Le philosophe décrit alors les modes d’opposition entre la police et la migration dans ce contexte. La migration est presque toujours identifiée à la pauvreté. La police a pour mission de s’occuper de la discipline et du soin aux pauvres afin qu’ils ne migrent pas, que l’on sache toujours où ils se trouvent. La circulation des humains, à l’égal de leur coexistence, est centrale dans la gouvernementalité.



Humanisme extériorisant
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Néanmoins, à la marge, ce modèle de géographie inclut quelques éléments destinés à ouvrir légèrement son caractère contraignant. Comme une ruse de la clôture qui pressent les risques de sa propre violence à l’égard de soi, elle s’accorde quelques idéaux qui circonscrivent tout de même une possibilité d’ouverture minimale. Elle se tourne donc vers ce qui ne s’insère pas complètement dans le mécanisme de sa vie mutilée, et qui acquiert le statut d’être resté au bord du chemin, comme élément sombre qui a échappé au « vrai » salut.

Tel est le ressort de l’humanisme moral qui exploite un pathos de l’authenticité humaine. Sans reconnaître pleinement que la monade n’est jamais que le résultat d’une scission au sein du processus social et anthropologique, il conçoit une fiction complémentaire de la précédente, exploitant cette fois positivement les situations-limites de la migration extériorisée.

C’est ici qu’Immanuel Kant intervient pour prêter ses mots à ce complément nécessaire de l’humanisme religieux. On le crédite de trois vertus :

- Avoir compris qu’existent des migrations : « Chez un autre peuple chrétien, les Arméniens, règne un cer­tain esprit commercial d'une nature particulière ; leurs échanges prennent le caractère de migrations pédestres, qui s'étendent des frontières de la Chine jusqu'au cap Corso, sur les côtes de Guinée. Ce qui prouve un caractère dont nous ne pouvons plus péné­trer la raison première ; caractère supérieur à celui des Grecs d'aujourd'hui, qui est inconstant et bas. Grâce à cet esprit, ce rameau particulier d'un peuple raisonnable et diligent, qui, sur une ligne du nord-ouest au sud-est, parcourt l'étendue presque entière de l'ancien continent, sait se ménager un accueil pacifique chez tous les autres peuples qu'il fréquente. »[6] ;

- Avoir pensé le commerce et le droit des individus à visiter un autre pays, parce que tous appartiennent à un état général de l’humanité, exigeant une solidarité interhumaine ; Dans son Projet de paix perpétuelle, Kant réfléchit en effet à un droit « cosmopolite », c’est-à-dire à un droit s’appliquant aux relations entre les peuples et aux relations entre les individus eux-mêmes en tant qu’ils appartiennent au genre humain.

- Avoir soulevé la question du droit international sous l’angle de l’hospitalité. Sachant que pour le philosophe, cette dernière est quasiment inconditionnelle. Le droit d’hospitalité est « le droit qu’a tout homme de se proposer comme membre de la société, en vertu du droit de commune possession de la surface de la terre sur laquelle, en tant que sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini ; il faut donc qu’ils se supportent les uns à côté des autres, personne n’ayant originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre ».

Kant ajoutant, toutefois, que ce droit constitue un droit de visite uniquement et non un droit de résidence. En vertu de la souveraineté de chaque État, un étranger ne peut s’installer par soi-même dans un pays[7].



Spectacle de la migration
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Il n’en reste pas moins vrai que l’argument selon lequel la migration n’est qu’un phénomène passager, extérieur et inconséquent, fût-il dramatique, ne fait pas autre chose que s’accorder avec les penchants les plus retors de la politique comprise comme police de la culture et de la société. Car les tenants de cet argument savent très bien qui ils veulent exclure ou non. Ils prouvent même que le rôle de la police, au sens élargi élaboré par Jacques Rancière[8], est de maintenir un partage du sensible exempt de vide. La police veut une complétude, elle veut un État unitaire qui organise le rassemblement des êtres humains en communauté fermée et ordonne la société en termes de fonctions, de places et de titres à occuper, sans débord.

L’indignation que suscitent les « accidents » arrivés aux migrants diminue d’autant que les victimes sont conçues comme des dangers à exclure, ou des problèmes insolubles. Voilà qui éclaire autant sur ces accidents que sur le statut de spectateur que se donnent ceux qui regardent les migrants arriver. L’obstination avec laquelle il repousse le regard de l’autre derrière l’écran de télévision fait de la notion d’humain une parodie. Il est vrai que le propre de la « projection pathique » est de déterminer ces spectateurs à ne percevoir l’humain que dans le reflet de leur propre image[9]. L’autre y est transmué en une chose dont on ne peut plus concevoir la vie mutilée, dans un univers incompréhensible.



La culture de la peur
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En reprenant ce dossier, le philosophe Marc Crépon insiste sur un autre point, plus récent, fouillant les idéologies mensongères de notre temps autour de la migration[10]. Ainsi s’en prend-il au thème de la « guerre des civilisations »[11]. Et il précise :

« La “guerre des civilisations” n’existe pas - du moins pas au sens où elle supposerait, comme chez Samuel Huntington, un conflit inéluctable entre des identités cloisonnées, repliées sur elles-mêmes, essentialisées. » Mais si la « guerre des civilisations » n’existe pas, son discours persiste comme grille de lecture et d’analyse de la différence culturelle, prenant une forme très concrète dans certaines politiques migratoires européennes, dans la mise en place d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale en France, dans la stigmatisation répétée, violente et caricaturale de l’Islam à l’intérieur de l’espace public européen et occidental, en général.

Il précise encore : « La “guerre des civilisations” n’existe pas, en tant qu’elle ne délivre aucun savoir pertinent sur la constitution même des “ civilisations” comme telles, qui procèdent par métissage, hybridation ».

Mais la question est finalement moins de critiquer l’auteur de cette perspicacité bornée que d’expliquer la persistance d’une telle représentation partielle et fausse de la différence de l’autre ? Sur quoi se fonde la mise en place d’une “culture de l’ennemi” ? Et comment contrer, théoriquement et pratiquement, l’établissement d’une telle culture, qui conduit nécessairement à un certain consentement meurtrier ?

Cette expression de « consentement meurtrier » est ici la clef de compréhension d’une faille majeure dans le rapport au monde entretenu par la géographie de l’esprit décrite ici. D'un côté, donc, une éventuelle conviction humaniste : la solidarité humaine ne souffre aucune exception - toute atrocité, toute douleur, toute offense, où qu'elles soient, exigent soin et secours. Mais, de l'autre côté, sans exception aussi, chacun introduit des lignes de partage dans cette universalité affichée, admettant que ce qui se passe ailleurs, au loin, chez les autres, n'ait pas la même gravité qu’ici, « chez nous »...

Le Consentement meurtrier, en un mot, nomme différentes formes d’acceptation de la mort d’autrui : passivité ou indifférence face aux victimes des guerres loin de notre petit monde, résignation ou encouragement face aux victimes dont on nous dit qu’elles sont nécessaires pour qu’un monde meilleur advienne, enthousiasme et cruauté parfois quand il s’agit de ressouder la communauté dans la désignation de l’ennemi et dans l’appel à son élimination.



Malaise dans les nouvelles mobilités
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Et certes, non seulement tout ce qui vient d’être montré signale d’abord un esprit qui se fait violence à lui-même en ne reconnaissant pas sa propre formation, sa propre mobilité. Mais cela doit encore être complété d’un dernier aspect, celui du devenir mondial des échanges sociaux. En somme, cela doit être rapporté aux difficultés propres à la société liquide en plein déploiement[12]. Zygmunt Bauman ne cesse en effet de souligner que la modernité et ses peurs sont désormais prolongés dans les causes des incertitudes anxiogènes. Il voit notamment dans la mondialisation le lieu de naissance des sentiments d’insécurité et d’incertitude portant à l’angoisse des migrations. L’affaiblissement des structures sociales, et la disparition progressive des politiques de protection contre « les infortunes individuelles et les frissons existentiels » entraine une concentration sur la survie individuelle exclusive. Bauman relève ainsi que la peur a sa propre énergie, sa propre logique de croissance ; elle n’a presque plus besoin de stimuli extérieurs. Mieux encore, toutes les précautions prises face aux incertitudes font paraître le monde plus redoutable et plus traître, et suscite plus d’actions défensives encore, lesquelles donnent plus de vigueur encore à la faculté qu’a la peur de s’auto-propager.

Dans une conjoncture d’ethnicisation, voire de racisation il est périlleux d’isoler un groupe sans contribuer à ce processus d’ethnicisation des rapports sociaux, sans renforcer une distance culturelle qui tend à enfermer chacun dans une logique de l’exclusion.


* Christian Ruby est philosophe, membre de l’ADHC (association pour le développement de l’Histoire culturelle), de l’ATEP (association tunisienne d’esthétique et de poiétique), du collectif Entre-Deux (Nantes, dont la vocation est l’art public) ainsi que de l’Observatoire de la liberté de création. Chercheur indépendant, ses travaux les plus récents portent sur l’élaboration d’une Histoire culturelle européenne du spectateur (3 volumes parus), ainsi que sur une théorie politique du spectateur (en cours de parution). Cette dernière s’expose déjà pour partie dans : Spectateur et politique, D’une conception crépusculaire à une conception affirmative de la culture ?, Bruxelles, La Lettre volée, janvier 2015. Il s’est spécialisé par ailleurs dans l’art public et l’art urbain, dont il commente les œuvres du point de vue esthétique (du point de vue de la relation du passant-spectateur à l’œuvre). Site de référence : www.christianruby.net

Dernier ouvrage paru : Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, Editions L’Attribut, 2015.






[1] Cf. Mons (en Belgique), capitale européenne de la culture 2015, et le thème de l’atopolis, de la cité ouverte à la migration.


[2] Appadurai Arjun, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Paris, Payot, 2007 (traduction de F. Bouillot).


[3] Adorno Theodor W., Minima Moralia, 1944-51, Paris, Payot, 1980, p. 125.


[4] Foucault Michel (1926-1984), Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Hautes Etudes, Gallimard, Seuil, 2004.


[5] C’est-à-dire en régime contradictoire de libre circulation des biens et de souci de limiter la circulation des populations (Même remarque dans Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, Paris, Amsterdam, 2009, p. 189).


[6] Kant Immanuel, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, Paris, Vrin, 19 94.


[7] La Révolution française a cependant refusé de confondre la citoyenneté et la nationalité. Dans la tradition cosmopolitique, l’espace public nouveau ne conçoit pas encore la clôture du national. L’universalité demeure garantie par l’universalité de la Raison. C’est pourquoi la déclaration des Droits est universelle.


[8] Jacques Rancière, La mésentente, Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.


[9] Adorno Theodor W., Minima Moralia, 1944-51, Paris, Payot, 1980, p. 103


[10] Crépon Marc, Le consentement meurtrier, Paris, Cerf, 2012.


[11] Samuel Huntington, Le choc des civilisations, 1996, Paris, Odile Jacob, 1997.


[12] Bauman Zygmunt, Le Présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, 2007 (traduction de L. Bury).