20180102

Chaillot

70 ans de Chaillot : L’art du spectateur 
Christian Ruby
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Prologue

Comment décider à se rendre au Théâtre national de la danse de Chaillot un enfant qui entend toute la journée qu’il n’y a plus d’avenir et que les artistes et comédiens contemporains font n’importe quoi ? Tel est le défi relevé par les cinq interventions de spectateurs recueillies ici, esquissant simultanément les grands traits de la geste de Chaillot à l’heure où l’on fête le soixante-dixième anniversaire de cette institution parisienne, en même temps que le 70e anniversaire de la décentralisation théâtrale.

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Enregistrement, lors d’une enquête sur le public, 

retranscrit par le spectateur interviewé salle Jean Vilar

Le spectateur du 5e rang (narquois) : Posez moi donc des questions puisque vous voulez m’entraîner à parler de ce vaisseau culturel, de ses illustres locataires, des créations vues ? 

L’enquêteur (maladroit) : Soit. Comptez-vous donc parmi les amateurs d’art et de culture qui ont trouvé leur place ici ? 

Le spectateur du 5e rang : Tiens ! Pourquoi pas ! C’est à Chaillot – du TNP au théâtre national de la danse – que j’ai appris à devenir spectateur, à voir voler la scène sur une aile imaginaire, à presque oublier ma propre personne durant un spectacle afin de mieux entendre la proposition de l’artiste. 

L’enquêteur (plus direct) : Quelles circonstances donnent au spectateur une raison d’être là ? 

Le spectateur du 5e rang (émerveillé) : J’ai appris à Chaillot que les propositions artistiques ne sont pas des objets que l’on trouve sur un marché où gaspiller du temps. Ce sont des fictions qui sollicitent l’exercice du sensible, la plasticité des émotions, la coopération interprétative du spectateur. J’ose même affirmer que l’essentiel est de savoir si on en discute ou non ! 

L’enquêteur (sérieux) : Chaillot a donc moins favorisé votre accès à une place de spectateur que votre conversion à une manière de devenir attentif aux travaux des artistes et à votre propre trajectoire ? 

Le spectateur du 5e rang : Disons, plus exactement, que Chaillot a favorisé chez moi l’élaboration d’un art du spectateur. Il enveloppe l’inscription dans un public momentané, une « société fortuite » dirait Balzac ou du moins un corps à cent têtes, hétérogène et sécable, le temps d’une représentation théâtrale ou d’une présentation chorégraphique. Souligner ces deux traits donne de l’élan à l’idée selon laquelle les spectateurs constituent une forme d’existence de l’art, une matrice de construction d’un commun et une matrice de production des significations à discuter dans l’espace public. 

L’enquêteur (avant de s’éclipser) : Un changement d’orientation de l’institution ne risque-t-il pas de détourner les spectateurs ? 

Le spectateur du 5e rang (rapidement) : J’ai effectivement assisté à la régénération de Chaillot par la danse, plus étrangère à l’ordre de la voix. Des comédiens avaient jadis participé largement à révéler ses particularités. Mais, on ne vient pas seulement ici pour y chercher les mots des morts dans les mises en scène du passé – J. Vilar, A. Vitez, J. Savary, B. Wilson... Le désir déchire toujours d’y exercer aussi nos multiples manières de faire œuvre aujourd’hui, d’y partager des enthousiasmes et des contributions à l’élaboration de significations nouvelles, même dissensuelles. 


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Lettre envoyée par une spectatrice, 

composée à partir de ses souvenirs

« Dès le soir de mon premier spectacle, j’ai conçu cette lettre à toi adressée, Chaillot. Notre reconnaissance envers les vifs plaisirs que tu nous as procurés ne serait qu’un pauvre et piètre retour si elle ne s’accompagnait d’une meilleure compréhension de notre mutation de passants en spectatrices.eurs. Te célébrer, comme institution artistique, ne peut se cantonner à ne voir en toi qu’un fait architectural un peu pompeux dans lequel réserver une place pour une soirée ! Grâce à toi, nous sommes devenus ceux qui, exaltés ou patients, furieux ou déchainés après tel spectacle, préparons l’horizon d’attente des autres, tout en nous lançant dans des débats dont le mérite est d’opérer la critique de la culture du temps. 

Je ne sais plus très bien durant quel spectacle cela s’est passé pour moi – B. Tavernier le raconte pour un concert Duke Ellington -, mais j’ai vite compris que nous ne répondons à tes adresses que parce que nous pouvons en faire ce que nous voulons. Tu ne nous asservis pas à un opérateur imposant ce qu’il conviendrait d’entendre ou nous disant ce que nous devons comprendre. 

Nous sommes aussi éloignés des images médiatiquement retenues des extrémités où le public peut se porter parfois et où, captivé ou révulsé, il peut passer avec rapidité. Car « spectateur » - de quelque scène qu’on se nourrisse – c’est à la fois une place anthropologique, historique, culturelle, une place critique et un problème notamment au vu des transformations actuelles des pratiques artistiques et des formations esthétiques.

Je me souviens de quelques vers appris à l’école concernant les premiers pas du spectateur moderne : 

« Au sein de la modernité, l’œuvre muette, 

Ne chante plus la gloire de Dieu ; elle se prête, 

À l’appréciation de tous, et implique, 

Complicité du spectateur et débat public. »


À partir du tissage qui lie les mots, les sons, les images, la lumière, la musique et les corps sur la scène en une maille complexe, l’oeuvre suscite des questions : comment cette œuvre me saisit-elle en spectatrice ? Quelle spectatrice veut-elle faire de moi ? 

C’est donc avec joie que ma reconnaissance va à un acteur d’une émancipation culturelle dans le cadre de débats quant à l’art, au plaisir esthétique et à sa critique. Tu nous as aussi permis de vivifier la culture en nous confrontant à différentes pratiques et cultures ». 


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Aphorismes de l’ouvreuse de la salle Fernand Gémier, 

recueillis au parterre et commentés par l’éditeur 


- « Je ne sais si Chaillot ne travaille pas d’abord la question du spectateur, avant même celle de public, nonobstant les problèmes liés aux services dédiés à la « relation avec le public », à l’estimation de la jauge, des normes de sécurité ou de l’accueil des personnes handicapées, élément auquel mes collègues et moi sommes attentifs. » 

- « Je crois avoir compris que la notion de public est souvent un cache misère de la question de la spectatrice ou du spectateur. En général, on examine peu la réflexion des œuvres en et par eux. Or, l’essentiel tient à la trajectoire par laquelle ils deviennent spectateurs. » 

- « Je suis choquée par ce que j’entends depuis quelques années, dans les comptes rendus ou les discussions administratives : de plus en plus souvent on parle des spectateurs en termes choquants - « les gens » -, ou en termes dévalorisants - le spectateur serait « passif », etc. ! » 

[NB de l’éditeur : serait-ce une allusion au débat potentiel entre Alain Badiou et Jacques Rancière, tous deux intervenants, séparément, à Chaillot ? Ces deux philosophes relèvent que cette notion de passivité du spectateur est une pseudo-justification des agitations qui assaillent les metteurs en scène de nos jours. Ces derniers croient réformer le théâtre en convoquant les spectateurs sur la scène, en les interpellant, en leur imposant toutes sortes d’épreuves qui ne changent rien au rapport constitutif de l’art d’exposition. Badiou, à Chaillot, en 2013, a été radical : «Les démonstrations de ce type, destinées à sortir le spectateur de sa passivité, sont en général le comble de la passivité, car le spectateur doit obéir à l’injonction sévère de ne pas être passif» ! Pourquoi confondre «être assis» sur une chaise et «passivité» ? »] 

- « Je peux témoigner du fait que certains discours cantonnent la spectatrice et le spectateur dans une représentation dépréciée. Et du fait de ces représentations, la réception des œuvres est pensée mécaniquement. Elle aboutit à une normalisation des conduites et parfois des émotions. » 

[NB de l’éditeur : nous supposons que l’ouvreuse, qui n’avait pas beaucoup de temps pour s’expliquer, fait allusion à l’histoire de l’art d’exposition : depuis l’aube de la modernité, c’est bien au cœur des spectacles que se joue la corrélation entre œuvre et spectateur, laquelle ne relève ni d’un rapport de cause à effet, ni d’un naturel. Les transformations du sensible induites par ce rapport n’ont rien non plus d’immédiat ou d’évident.]

- « Je peux dire qu’en inventant la « Minute du spectateur », après le « Laboratoire du spectateur » et les « Jours de silence » à l’encontre de la lancinante cacophonie du quotidien, Chaillot montre bien que les transformations du sensible et des émotions, si elles ont lieu, relèvent surtout d’une manière de briser les évidences de la culture-alibi et non pas de la décision de libérer les œuvres de la salle ou du rapport frontal en agitant les spectateurs. »

- « En outre des propos de Badiou [NB : cf. la note de l’éditeur ci-dessus], on peut se fier au propos de Rancière selon lequel l’œuvre d’exposition n’est pas assignable à un destin à accomplir, ni à une logique pédagogique cherchant à fabriquer un destinataire institué ; et chez le spectateur son inactivité physique n’est pas passive, n’est pas séparé d’une capacité à connaître et d’un pouvoir d’agir. » 


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Flash-back sur son parcours par un médiateur culturel, 

rédigé dans le grand foyer, après un spectacle 


Autour d’un verre : 

« Quand je me suis dégagé enfin de mes études, c’est à Chaillot que j’ai rencontré pour la première fois et concrètement les théories esthétiques que l’on m’avait enseignées à l’université. Notamment celle-ci qui est essentielle : le rapport à l’œuvre d’art, ou le mode sous lequel les spectateurs font œuvre avec la proposition de l’artiste extériorisée par les comédiens – j’y ai aimé G. Philipe, J. Moreau, M. Bousquet, I. Huppert, M. Monnier, P. Bausch, H. Wang et R. Molina, parmi bien d’autres - décline des exercices du sensible – je ne suis pas partisan du dualisme âme-corps – dont la propriété est – outre une émancipation historique - une émancipation momentanée du quotidien, de l’opinion, ainsi qu’une émancipation des assignations qui débouche finalement sur la parole adressée aux autres, exposant d’autant mieux le plaisir pris. Comme si la spectatorialité d’art et de culture fonctionnait sur une double articulation : articulation à l’œuvre et articulation aux autres. 

Chaque fois que j’interviens dans une école ou une entreprise pour parler de Chaillot, je perçois qu’il faut éviter de parler de la place du spectateur et faire plutôt valoir un art du spectateur, au sein duquel le/la futur(e) spectateur.trice devienne sujet de son jugement. Ce déplacement de la place du spectateur à un art du spectateur et au pouvoir de parler des oeuvres permet de mettre en avant les chemins sensibles par lesquels passent la constitution d’une subjectivation et celle d’une nouvelle manière de s’émanciper en retraduisant sans cesse les propositions artistiques portant sur le sens de l’existence, individuelle et collective, dans l’expérience de l’existence. » 

Il boit une gorgée et reprend : 

« De mon point de vue, Chaillot ne cesse d’en être l’occasion. Chaque année, il est passionnant de déchiffrer les inquiétudes et préoccupations des artistes qui, malgré la singularité des démarches, dessinent des axes lisibles dans le programme global. 

Quant au public de Chaillot tel que je le perçois et le fréquente ? De cette nef, actuellement vouée à la danse, qui démultiplie les surfaces et offre des volumes que sons, vidéos, corps et mots viennent habiter – même si on danse moins dans le lieu, qu’on ne danse le lieu -, il fait l’espace de sa mutation. Selon une étude publiée récemment, un public, ce n’est pas un donné préexistant, c’est un résultat, toujours à recommencer. Le public n’est pas, il devient, sans fin. Ce public en devenir esthétique se réalise dans l’adresse indéterminée à chacun et la publicité qui ne constituent pas des perversions ou des vices de l’« art d’exposition », non plus que les applaudissements qui ébranlent la salle ne sont frivoles » 

Il conclut, insinuant : 

« Nous n’avons aucune raison d’enfermer le public dans une aliénation, une impuissance, la bêtise, l’inculture, etc. Même si, éventuellement, nous en avons des raisons, relatives aux conditions de l’exercice esthétique aujourd’hui, mécanisé en fascination. » 


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Copie d’un appel, affiché dans le hall de Chaillot, pour participer à un projet d’ouvrage intitulé « La folie de Chaillot »

« Recherche 5 spectateurs/rédacteurs (s’inscrire) sur les thèmes suivants :


Chapitre 1 : L’esthétique à Chaillot 

Recherchons un familier de Chaillot susceptible d’expliciter en quoi les changements actuels d’options esthétiques : immersion, participation, performance, nouvelles formes de narration au théâtre et en danse, changent l’appropriation des arts par le public, et quels sont les souhaits des futurs spectateurs. 


Chapitre 2 : Les publics à Chaillot 

...un auteur-spectateur pouvant décrire les « absents » de Chaillot : celui qui n’envisage pas de s’y rendre, celui qui n’en connaît pas l’existence, celui qui réside sur la lisière ou en marge des habitués, et celui qui se bat pour une autre conception des arts et de la culture. 


Chapitre 3 : Chaillot et la société 

...un spectateur commentant le fait que les arts décident de processus qui ne peuvent empêcher les drames sociaux et politiques, ni sauver qui que ce soit, ni ramener les morts à la vie, ni rendre justice aux victimes... mais peuvent émanciper les spectateurs plutôt que les rendre conformes. 


Chapitre 4 : La transmission à Chaillot 

...un spectateur qui n’adhère pas à la culture crépusculaire du temps, voulant imposer aux institutions culturelles la vocation de restaurer des valeurs, une identité culturelle ou un lien social. Si transmission il devait y avoir elle ne saurait consister à interdire au destinataire de transformer ce qui est transmis. Transmettre, ce serait plus exactement rendre possible des écarts et des débordements, réinventer en réfutant les assignations dans les corps. 


Chapitre 5 : L’actualité à Chaillot 

...un spectateur se posant le problème suivant : en marge de la démocratisation et de la démocratie culturelles, n’y a-t-il pas une action à conduire à l’égard de ceux qui attentent aux arts, soit par ressentiment envers ce qui se situe en dehors de leur sphère habituelle, soit pour crier leur désespoir, soit par volonté de terroriser. Est-il pertinent d’affirmer qu’ils viennent rompre la certitude ancrée dans notre histoire de l’irréversibilité du mouvement d’éducation esthétique de l’humanité ? Ne fragilisent-ils pas du moins les appareils esthétiques dont l’esprit démocratique nous a dotés. » 


Épilogue


Les jugements de ces spectatrices.eurs ne constituent un panorama ni du répertoire de Chaillot, ni de la diversité des publics. Aideront-ils cependant la jeune génération à adhérer à l’excitante pluralité des tendances artistiques du moment ? Quoi qu’il en soit, ils dégagent un portrait lucide des efforts et des plaisirs du devenir spectateur. Sans débat, sans questionnement, sans échange, comment spectateurs et publics culturels peuvent-ils survivre ?