20130106

La Question Du Spectateur



Guy Bruit

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Un article sur :
Christian RUBY, L’Archipel des spectateurs.
            Editions Nessy. 2012, Besançon, France, 170 pages.   
Et

Christian RUBY, La Figure du spectateur. Eléments d’histoire culturelle européenne.
            Editions Armand Colin, Paris, France, 2012.

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            « Nul ne naît spectateur. Chacun le devient ou peut, en tout cas, le devenir. » : ainsi s’ouvre l’introduction à la première partie de  L’Archipel. Mais l’introduction générale, elle, s’ouvrait sur ce constat : « « Devenir Spectateur ! Personne n’y songe plus. Devoir accomplir des exercices pour y parvenir, encore moins. Chacun se sent immédiatement spectateur. »
            Oubli d’un nécessaire apprentissage, ou renoncement à un nécessaire effort, ou résignation à un certain air du temps…
            Pour ressaisir cette situation, Christian Ruby retrace d’abord, esthétiquement et philosophiquement, comment s’est dessinée, puis affirmée jusqu’à s’imposer presque comme indiscutable, la figure de celui qu’il appelle le spectateur classique. Tout part du 18e siècle et des Lumières, ce temps où les philosophes participent à la construction d’un monde sécularisé, libéré des illusions de la religion et de ses pouvoirs. Ouvrant à la curiosité de l’art, du monde, de la nature, de l’histoire, ils « éclairent » les hommes et leur apprennent à regarder, à voir — « Donner à voir », devait dire Eluard. Convié à porter un regard neuf sur toute chose, ce spectateur est un citoyen.
            Que reste-t-il de cette figure idéale, qui avait fini par regarder de haut — du haut de son Olympe — le spectacle du monde et de l’art ? C’est à quoi nous invite à réfléchir la seconde partie du livre, et au rapport conflictuel qu’entretient le spectateur contemporain avec cette figure qui n’est peut-être plus en effet qu’une figure empreinte de nostalgie.
            C’est précisément aux nostalgiques que s’en prend l’auteur, et nous devons lui en être reconnaissants, à un moment où s’est nouée une relation tendue entre la culture classique à laquelle nous avons été formés et une culture contemporaine aux visages multiples et éclatés. Ce contre quoi il nous met en garde, c’est une tentation élitiste et qui n’est souvent que paresseuse et marquée du sceau d’un mépris peu acceptable, relevant d’une idéologie du « tous des cons », à la limite fascisante. De ce mépris on trouve de trop nombreuses manifestations — par exemple dans le livre récent de Jean Clair, L’hiver de la culture, livre qui par ailleurs développe des analyses intéressantes.
            Christian Ruby analyse trois figures actuelles de spectateurs en des pages stimulantes qui conduisent à penser avant de condamner : le spectateur des médias n’est-il qu’un consommateur obtus ? le spectateur de stade ne serait-il qu’un dangereux « extrémiste, macho, buveur invétéré et homophobe » ? le spectateur politique, spectateur de l’Histoire, ne serait-il qu’une « personnalité faible » ?
            Trois types de spectateurs d’aujourd’hui, « mis en tension par l’art contemporain ». De cette tension il faut faire quelque chose et tenter de retrouver « l’énergie », aurait dit Stendhal, qui fut celle des hommes des Lumières. C’est ici que Ruby propose (produit) le concept, qui nous paraît fortement opératoire, de spectaCteur  (c’est moi qui écris C pour les lecteurs trop pressés). Une Figure nouvelle se dessine, qui pourrait être promise à un riche avenir.
            Je ne peux qu’adhérer à une telle tentative, sans pour autant m’empêcher de me demander si elle n’est pas, chez l’auteur, marquée par un optimisme qu’on voudrait pouvoir partager pleinement.
            Dans le second livre ici présenté, l’auteur élargit son enquête à l’espace culturel européen. Il nous invite à le suivre dans un beau parcours philosophique (Hume, Diderot, Kant, Rousseau, Schiller, Schlegel) auquel, pour ne pas être trop long, je ne m’arrêterai pas. Je ne quitterai pas la France et m’attacherai à l’analyse qu’il fait de l’approche de la question du spectateur par deux grands critiques : Malraux et Baudelaire.
            Ni philosophe ni historien d’art, Malraux parle en créateur (le romancier) et en métaphysicien (notre rapport à la mort).  C’est sur le musée selon Malraux que porte l’analyse de Ruby. Le musée sépare l’œuvre de son environnement (la nature, la ville), l’épurant ainsi de tout ce qui n’est pas « art ». Le spectateur est placé devant ce qui n’est pas représentation ou imitation, ce qui ne relève pas d’un concret mimétique. La peinture ne raconte pas d’abord des histoires, elle n’est pas anecdotique, elle est peinture, quelque chose qui n’existe pas en dehors d’elle, qui ne se confond avec rien d’autre. L’opposition concret/abstrait n’a à proprement parler pas de sens. On comprend bien comment le regard du spectateur peut être modifié.
            Mais Malraux, qui fut aussi (avec des fortunes diverses) un homme politique, était trop attentif à l’Histoire qui se faisait hors des musées pour ne pas comprendre que l’art et son histoire ne s’arrêtaient pas à cette frontière muséale. Portées par des évolutions d’une société qui ne se souciait pas trop de l’art « pur », les œuvres sortaient des musées sans rien demander à personne. D’où l’intérêt de Malraux pour les nouvelles techniques et technologies : les reproductions occupent une place de plus en plus grande, et c’est par elles qu’un nouveau spectateur est conduit à la connaissance de l’Art. De nouvelles voies d’accès se dessinent, le spectateur voit autre chose et autrement ; il voit et apprend à voir dans des livres (ceux de Malraux par exemple). Voilà que s’ouvre un musée imaginaire, livre d’images que l’industrie nous offre.
            Baudelaire est le génial théoricien de la modernité (lui non plus ni historien d’art, ni philosophe, mais poète). La modernité, c’est la fin du spectateur classique ; celui qui regarde doit maintenant se déprendre de ce qu’on lui a appris, il ne doit plus savoir à l’avance ce qui est beau ; il doit faire l’expérience du nouveau, qu’il ne connaît pas et sur quoi il ne peut rien dire qui ait été dit déjà. Il doit, non sans effort, construire son regard.
            La modernité selon Baudelaire : la rencontre hasardeuse de l’artiste et de la foule, une foule dont peut-être aidés par le travail des critiques sortiront des spectateurs éduqués.
            L’artiste, la foule, mais aussi, le plus important pour la réflexion de Ruby, le flâneur. Celui qui dans l’espace public, sans idées toutes faites, sait regarder et voir, avoir du quotidien une vision esthétique. Porter sur le monde un regard actif : ce que dans L’Archipel, l’auteur a appelé le spectacteur, qui, ouvert sur l’espace de la Cité, participe ainsi d’une démarche politique.
            Terminons sur le concept de trajectoire qui est proposé en conclusion. Si le spectateur suit une trajectoire rectiligne, en chaque point de celle-ci il est susceptible, dans son mouvement, d’être modifié. Nous en sommes arrivés au spectacteur, mais nous ne connaissons pas la suite. Il ne s’agit pas de progrès, mais de ce qui advient et qui peut réserver bien des surprises.