20140302

Julia Kristeva

La Croix : 17-05-2013
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Je comprends l’euroscepticisme. L’Union européenne déçoit quand elle ne fait pas peur. La crise économique s’abat sur les plus faibles. Beaucoup d’étudiants et d’amis grecs me font part de leurs angoisses. Je crois cependant qu’il n’y a pas de meilleure solution que l’Union européenne. Les propositions alternatives, venues des extrêmes de droite et de gauche, conduisent à une régression économique, culturelle et personnelle qui n’est pas acceptable. Je n’éprouve aucune lassitude même vis-à-vis des fameux «bureaucrates du Bruxelles». J’ai des critiques, des impatiences, des colères parfois, mais qui me conduisent à chercher des solutions.

Car l’Europe dispose d’une bouée de sauvetage dans la tempête qu’elle traverse, c’est sa culture. Et un des atouts de la culture de l’Europe, c’est notre conception de l’identité. Dans le monde globalisé, on parle beaucoup de diversité culturelle, mais en réalité chacun met en avant sa propre identité et attaque celle de l’autre. Je suis «gay», «juif», «allemand», «chrétien», «arabe», «femme»… Tout le monde fait culte de son identité.

L’espace européen est le seul endroit au monde où l’identité n’est pas un culte, mais une interrogation. Qui suis-je, s’il y a de l’autre? Que puis-je faire à l’écoute de l’autre? Ces interrogations s’enracinent dans les cultures grecque, juive et chrétienne. En Grèce, avec la philosophie platonicienne, chaque idée, chaque valeur se construit dans un dialogue permanent.

Dans le judaïsme, Dieu se présente à Moïse en disant: «Je suis celui qui est.» Il ne donne pas de définition, mais ouvre la nécessité d’entendre en se mettant en question et par la recherche d’interprétations infinies. L’identité chrétienne se présente comme un voyage, un incessant pèlerinage en soi-même et vers autrui ; pensons à cette phrase d’Augustin: «In via, in patria», «Une seule patrie, le voyage», et à l’invitation à l’amour comme souci, soins, secours. Je fais le pari que cette vision survit aux inquisitions, aux pogroms, au colonialisme, à l’intégrisme. La sécularisation qui s’en détache se doit de la connaître, de l’interroger et de l’approfondir. Et c’est parce que nous avons commencé à faire, plus qu’ailleurs, l’analyse de nos crimes racistes, antisémites et xénophobes, que nous avons la chance d’aborder les impasses du multiculturisme et les dérives du gangstéro-fondamentalisme qui menacent la démocratie. Il n’y a pas d’autre issue, d’autre modèle pour le futur de la globalisation, que cette vision de l’identité et des valeurs comme quête permanente. C’est pourquoi je plaide pour un rapprochement lucide entre l’humanisme chrétien et l’humanisme moderne qui en est issu, avec des ruptures et des refondations. Et je n’oublie pas la greffe musulmane dont nous connaissons encore mal la complexité.

Sommes-nous capables d’apprivoiser et de consolider cette culture européenne? Il me semble que les intellectuels européens ne se mobilisent pas suffisamment pour l’Europe. Nous avons su le faire pour des enjeux extérieurs, du Vietnam à la Palestine, mais nous ne nous engageons pas assez pour analyser et refonder la culture européenne. La création d’une «Académie de la culture européenne», rassemblant des intellectuels européens, pourrait permettre de travailler cette question en profondeur: «Existe-il une culture européenne? Quelles sont ses composantes traditionnelles? Ses métamorphoses?»

Développons aussi les parrainages, les jumelages, le multilinguisme qui n’est pas encore suffisamment soutenu ! Il faudrait commencer avec les enfants et créer, dès la maternelle, des classes de multilinguisme portant un projet européen. Au niveau de l’édition, on pourrait envisager un Prix du livre européen, attribué chaque année, qui serait traduit dans toutes les langues européennes. De même, un film? une exposition? Ce serait une manière d’adhérer à cette unicité européenne, faite de différences et d’interrogations.

Un grand changement est à l’œuvre : le citoyen européen à mentalité kaléidoscopique est en train de naître. Je le vois chez nos étudiants qui parlent plusieurs langues, étudient et travaillent d’un pays à l’autre… Essayer de s’exprimer dans une pluralité de langue ne produit pas seulement une nouvelle espèce d’humanité performante et hyperconnectée. J’en ressens aussi bien la fragilité que les angoisses. Cette capacité linguistique et cette mobilité créent des personnalités souples, ouvertes et créatrices : un trait distinctif de notre civilisation que l’on ne voit pas aux États-Unis ou en Chine. Je crains que nous n’en soyons ni assez conscients ni assez fiers, pour accueillir et favoriser son originalité et ses promesses, porteuses d’une mémoire incomparable et d’espoirs inouïs.