20150103

Spectateur et politique

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L’Europe ne peut se départir d’une réflexion sur la spectatrice et le spectateur. On accuse d’ailleurs les européens de demeurer « spectateurs » du monde et de l’histoire. Mais que signifie ce terme. Comment les philosophes européens du XX° siècle ont-il participé à une réflexion sur la posture de spectateur, et comment en ont-ils fait un objet politique ? Telle est la question posée dans le livre dont nous rendons compte ici.

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Wir haben den Autor gefragt. Er hat uns geantwortet :

Dies Buch ist eng verknüft mit meinen anderen Büchern. Ich sollte klären, was ich leisten kann, leisten will und leisten muss mit die Frage des Spectateur (Zuschauer, Beholder). Ich habe das Gefühl dass ich habe noch nicht zu viel gemacht in diesen Bereich. Habe ich etwas neues gechaft ? Das interessiert mich aber nicht etwas neues zu schaffen. Ich versuche ein Welt zu erklären. Welche Botschaft bekommen die Zuchauer ?

Darf ich hoffen : Sie finden das sehr gut, dass jemand so einen Buch macht.

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There is a story about the Spectator to be written and linked to the history of art. This history – which isn’t involved in an aesthetic of the réception or a sociology – must be open on a theory of the spectaor’s platicity, theory that would présent the actual difficulties of the public in front of contemporaray art. It is absurd to use the same concepts to describe classical art’s public, modern art’s public and contemporary art’s public, since contemporaray art’s work opens a space of interférence between the spectators. The public’s behavior is therefore moved to a « need of exchange ».

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L’ouvrage signalé ici concerne tous ceux qui sentent la nécessité de réfléchir à leur position de spectateur (des arts, de la politique, de l’histoire) et qui observent à juste titre qu’on ne saurait dissocier la spectatorialité et la politique.

Cet ouvrage est désormais accessible dans les librairies ou chez l’éditeur :



Spectateur et politique,

D’une conception crépusculaire à une conception affirmative de la culture,


Christian Ruby

Bruxelles, La Lettre volée,

2015.



En voici l’argumentaire :



Un ample désenchantement domine désormais le regard porté sur le spectateur d’art, alors qu’il a longtemps fait l’objet d’une extrême valorisation. Beaucoup l’ignorent en ne parlant de lui qu’en termes quantitatifs et méprisants : spectateur « zappant » en permanence, « formaté », « passif »,... Il est ainsi instrumentalisé dans des pensées crépusculaires de la culture qui voient dans son comportement le plus grand péril pour la démocratie.

Dans la bouche de ses adeptes, ce présupposé est situé dans le droit-fil de la logique des esthétiques de l’émancipation conçue par les Lumières. Il enjoint d’en prolonger les intentions politiques aujourd’hui, et de contribuer à l’entretien de l’espace public démocratique établi. En faisant signe vers la fabrique, jadis, d’un tel rapport entre spectateur et politique, il pointe certes la densité particulière de la figure du spectateur élaborée par les classiques. Mais il néglige les bornes de ce désir d’art répertoriées par la sociologie des spectateurs, et celles qui lui sont imposées par la société numérique offrant d’autres potentiels, les pratiques de l’art contemporain et d’autres conceptions politiques et de la politique. Constatant que certain(e)s participant(e)s aux débats du présent – Marie-José Mondzain, par exemple, mais aussi Alain Finkielkraut, Régis Debray, dans des genres différents – assignent le spectateur à la même compétence civique, n’apparaît-il pas qu’ils substituent une illusion à la réflexion approfondie sur la spectatorialité ?

À leur encontre, prenant aussi la plume sur ces questions, des philosophes modernes ou contemporains – rassemblés ici dans un archipel du sensible : Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Jacques Rancière – ont d’abord entamé la critique de ce présupposé muant la sphère des arts et de la culture en allégorie des avatars de la communauté. Sans renoncer pour autant à l’idée de rapports intrinsèques entre spectateur et politique, ils ont plutôt pris le parti de penser un spectateur inventif, que ce soit en résistance à l’encontre des assignations imposées ou en affirmation de soi. Ainsi, en suivant l’ordre de notre enquête : Deleuze mue le spectateur en modèle des lignes de fuite dont il se fait le chantre ; Lyotard voit en lui la préfiguration d’une politique du judicieux, et Foucault insère le spectateur dans une éthique. Rancière, de son côté, a choisi d’en affirmer la puissance en le renvoyant à une autre conception de l’émancipation, au droit de l’art contemporain, d’une autre manière de considérer le cinéma et d’une redéfinition de la démocratie.

Dans cet ouvrage, il est donc question de considérer la figure du spectateur autrement.

On l’aura compris, ce projet est conduit à partir d’une enquête dans l’archipel du sensible, au sein duquel se croisent Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Jacques Rancière. Ces amers pris dans la pensée des XXe et XXIe siècles font surgir des spectateurs résistants ou en affirmation de soi. A partir du prisme spectateur et politique, ils déstabilisent les perspectives méprisantes à son égard et dessinent les linéaments d’une ouverture sur une histoire qui pourrait commencer, dans la confrontation aux pratiques artistiques nouvelles, aux moyens de communication inédits, et aux théories politiques de l’émancipation.

Les écrits de ces philosophes ont été interrogés à partir des axes suivants : quelle trajectoire de spectateur a été accomplie par chacun, et en rapport avec quelles œuvres ? Comment pensent-ils la distinction entre leur posture de spectateur d’art et les autres postures spectatoriales possibles ? Sur quelle perspective politique ancrent-ils leur conception du spectateur ? Et quelles politiques culturelles à destination du spectateur encouragent-ils ? On découvre alors comment ils entrent en polémique avec le grand récit classique du spectateur et avec les nostalgiques d’une époque qu’il convient de considérer comme résolument révolue.

Mise au jour par ces enquêtes successives dans l’histoire culturelle et européenne du spectateur, cette brèche ouverte par ces philosophes dans les perspectives prises sur le spectateur oblige à se demander quelle orientation choisir aujourd’hui. Se confiner en nostalgie d’un passé révolu ? Certainement pas ! Admonester des dérives potentielles de la société de consommation (culturelle) ou les rapports sociaux incarnés par le numérique ? Pas plus, si cela enferme dans l’incapacité à promouvoir un autre désir d’art ou un désir d’art autre. Alors ? Seule demeure en lice l’affirmation d’une émancipation envisageable, consistant à s’exercer à un art du devenir incessant, en s’inquiétant de savoir comment spectatrices et spectateurs peuvent se composer dans la cité.

C’est un tel projet de rebond et de refonte que l’enquête dans l’archipel Deleuze, Foucault, Lyotard, Rancière, selon la cartographie choisie, donne à lire.