20150101

Toujours la transmission

Christian Ruby
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Les européens sont souvent polarisés sur la question de la transmission de leurs valeurs. Mais ils se posent rarement la question de la signification de cette notion de transmission. Une BD (comics) peut aider à y réfléchir.

Largement pratiqué, nous sommes assurés que l’art de dessiner contient de grandes ressources de pensée, des richesses de combinaisons et de compositions que nous ne devons pas renoncer à explorer. On s’explique d’ailleurs aussi assez bien qu’un art dont le moyen est le dessin, ne soit pas absenté des soucis proprement littéraires de l’organisation des récits (linéaires, en tressage, sans causalité,...). Enfin, au moment où un cruel effort de réflexion sur nos idéologies est nécessaire, le dessin et la bande dessinée, même endeuillés, n’ont pas à s’arrêter de parcourir les imaginaires et les désirs d’engendrer toujours ce qu’il pourrait y avoir de plus clair.

Telle est la bande dessinée de Tardi, Moi, René Tardi, Prisonnier de guerre au Stalag II B, tome 2, Mon retour en France, Pairs, Casterman, 2014.

Ce n’est pas tant la question de la Guerre qui nous y retient, que celle de l’idéologie de la transmission enfin prise à ses propres pièges.

On sait que la transmission est presque toujours pensée causalement et linéairement. Causalement : le précédent transmet au suivant. Linéairement : la transmission serait mécanique.

Or, ce que montre fort bien l’auteur, c’est que la transmission ainsi pensée est sans cesse perturbée. Autrement dit, qu’il convient de cesser de la penser causalement et linéairement. Non seulement, il y a des pertes, des absences du côté du transmetteur, mais c'est l'héritier qui connaît le vrai et le met en balance avec le récit du soi-disant transmetteur, souvent en le complétant, parfois en le corrigeant et presque toujours en le jugeant.

La situation : le retour des prisonniers de guerre français du camp situé à Hammerstein, en 1945. La route suivie, la survie et les déboires - le trajet suivi étant lui-même non linéaire, comme en une sorte de métaphore de la transmission - car les Posten, les soldats allemands qui conduisent le convoi (à pied) veulent éviter le risque de rencontrer les alliés.

La BD : elle met en scène, dès le départ, le récit du père (retrouvé dans ses carnets) avec incrustation de l'enfant (le fils né après le retour de l’ex-prisonnier à Paris) dessiné à ses côtés.

Dans la vie de la famille, le père n'a jamais tout raconté, ni vraiment raconté. Il était plutôt réfugié dans le mutisme, ou évasif. Le récit provient des carnets qu'il entretenait, récit bref, peu circonstancié, notant tout au plus les jours, heures, événements, lieux.

Et le fils, né après-guerre, même s’il est dessiné avant sa naissance réelle, a fait des recherches sur la guerre et sur le trajet du père, commente, complète, rectifie et juge (par ex. telle exécution,...). Bref, la transmission linéaire est quasi nulle, sauf quelques marqueurs. Mais c'est la volonté de reconstitution du fils, après coup, par le savoir et la recherche qui fait la transmission réelle et circonstanciée. Elle est alors rétrospective, difficile à opérer, parfois délicate à énoncer (notamment en ce qui regarde le jugement), et toujours médiatisée par le savoir actuel.

C’est sans doute ainsi que doit se concevoir la transmission. Sans imposition, mais par un geste rétrospectif qui fait de la transmission un moyen d’action pour le présent, en fonctionnant comme une relecture du passé, alors qu’on connaît les développements de l’histoire.