20150404

Loi sur la création


Le chassé-croisé des raisons d'une loi
Christian Ruby, philosophe
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dernier ouvrage paru :

Abécédaire des arts et de la culture,

Toulouse, Editions de l’Attribut, 2015.





Dès lors qu’on accepte l’existence d’un ministère de la Culture, il y a des missions qui s’imposent à lui. Dès lors que les député(e)s voient poindre le risque d’une mise sous tutelle des citoyennes et les citoyens, ils ont une tâche à accomplir. C’est le cas actuellement. Il est requis de défendre, par un acte législatif – démarche qui devrait même valoir pour toute l’Europe –, des activités artistiques dont la survie dépend d’eux, la possibilité d’exposer les oeuvres d’art vivant (arts plastiques, cinéma, musique, chansons, multimédias, photographie,...) en public, sans tomber sous le coup d’interruptions brutales confinant à la censure des oeuvres, par destruction ou par exclusion, au sein des expositions publiques et en public.

Penser une législation de ce type ne consiste pas à inventer une loi de toute pièce destinée à conférer des privilèges à certains, les artistes. Cela contribue simplement à étendre le domaine de la protection des oeuvres d’art, dès lors que les options artistiques, les thèmes des expositions, les lieux d’exposition, les modalités des expositions mutent sous le coup des transformations des pratiques artistiques, ou sous le coup d’une délégation faite aux expositions de représenter une partie de la critique sociale. Pour ne rien dire de la censure économique. Les oeuvres dans les musées, devenues des oeuvres d’art, sont protégées, même si on en cache encore sous des prétextes moraux ; les oeuvres dans les FRAC, séparées de la vie, sont protégées, quoique toutes ne circulent pas ; les oeuvres en général sont des objets dont l’intégrité d’objets ou gestes non-marchands est protégée. Mais ce qui ne l’est pas actuellement ce sont les propositions de diffusion, de programmation, et les expositions, traversées de surcroît par des pratiques inédites de performances, mélanges, installations, transformations des spectateurs en acteurs,... L’actualité montre qu’elles sont soumises à des diktats de censure, d’autant plus furieux que les tensions politiques générales sont grandes et les soucis de l’état de la communauté sont patents.

Au cœur de la passe d’arme entre ceux qui sont favorables à la loi portant liberté de la création artistique et ceux qui y sont défavorables, les raisons échangées ne se croisent pas, parce que les présupposés à l’égard des arts divergent.

Afin d’établir leur refus, les uns construisent une équation simple et efficace. L’œuvre d’art contemporain n’est rien d’autre qu’une expression de l’artiste, selon les mots d’une vieille esthétique causale de l’intention, réveillée depuis quelques années. Puisqu’il ne s’agit que d’expression, alors les artistes sont déjà protégées par la loi sur la liberté d’expression. Si l’artiste manque à la loi, il tombe sous ses fourches. Il n’est pas nécessaire de leur faire le privilège d’une nouvelle loi qui les en exempterait. Ils sont déjà protégés comme n’importe quels autre citoyenne ou citoyen. Toute loi spécifique fabriquerait un « régime d’exception ».

On voit ici que la rédaction actuelle de la loi ouvre cette possibilité argumentative, puisqu’elle ne parle que de la création artistique. Il suffit alors d’ajouter que « création » équivaut à « expression » et l’argument tourne tout seul au détriment de la possibilité d’une loi. On peut même se moquer de ce libellé, et certains ne s’en privent pas : c’est évident, quel est le problème, etc.

Le vrai problème cependant est que cet argument repose sur une série de glissements, de l’artiste à l’expression et de l’expression à l’œuvre ; qu’il s’ancre dans une théorie de l’expression apparemment « démocratique », en ce qu’elle fait de chacun un artiste potentiel, par réciprocité ; et que nul n’a plus à se soucier de l’essentiel qui est posé ici.

L’essentiel, en effet, n’est ni l’artiste, ni l’expression, ni la restauration des vieilles esthétiques. L’essentiel est l’exposition en public des oeuvres, conformément à des oeuvres d’art qui ne sont pas « expressions », mais art d’exposition et donc « proposition réglée faite à n’importe qui, à de (futurs) spectatrices/eurs ». Au titre du mode de réception par un public anonyme indéterminé, elles s’exposent évidemment à des commentaires, des oppositions, des pamphlets aussi, qui relèvent tous d’une discussion publique qu’il faut assurer – les diffuseurs le font – et protéger – c’est le rôle de la loi. Mais une proposition établie en œuvre, quelle qu’en soit la nature et de quelque manière qu’elle contribue à reforger la dynamique de nos affects, est bien faite pour être discutée dans le dissensus, non censurée.

Reste donc le cas de la censure de l’exposition et dans l’exposition : morale, politique, communautariste, d’autant que l’œuvre provoque un choc ou une situation étrange (ce qui ne signifie pas qu’elle soit choquante). La censure imposée par tel élu qui interdit la présentation de telle œuvre sur sa commune, y compris lorsqu’il ne l’a pas vue ; celle de telle autorité qui fait enlever telle œuvre d’une exposition parce qu’elle ne veut pas ouvrir un débat ; celle de telle association qui veut faire la police pour que tel problème ne soit pas posé en public, etc. tous cas répertoriés par l’Observatoire de la liberté de création. La question est bien celle de l’imposition de la censure sur les arts exposés et sa négation totale de l’exercice de la spectatorialité.

Une loi est donc nécessaire qui garantisse non la liberté de création, non la protection des oeuvres, mais la liberté d’exposition des diffuseurs, des programmateurs, des médiateurs, des commissaires d’exposition, des directeurs d’institutions culturelles publiques et privées, et protège de surcroît les artistes, en particulier ceux qui ne peuvent faire appel d’une censure devant les médias parce qu’ils n’ont pas la notoriété suffisante. Elle pourrait affirmer le principe : « La création artistique est libre », ce serait un honneur pour la législation d’affirmer cela haut et fort à l’instar des principes démocratiques. Mais, il faut aller plus loin. Elle devrait se prolonger ainsi : « La création artistique et son exposition en public sont libres ».

Les citoyennes et les citoyens seraient protégés par là, dans leur devenir spectateurs. On ne pourrait leur dénier un droit à l’exercice esthétique de voir les oeuvres afin de mieux pouvoir les juger. Que dit la censure ? Les citoyennes et les citoyens doivent rester mineurs et à leur place ! Moi, le censeur, je sais ce qui est bon pour eux, et je peux préjuger de l’effet de l’œuvre sur un public ! Je décide de ce qu’il peut voir ou entendre ! Ce n’est évidemment pas le pari de la démocratie qui est pris par le censeur, car ce parti considère que les citoyens sont majeurs dans l’égalité des intelligences. Le censeur méprise les citoyens, dans le cadre démocratique.

Certes, deux règles peuvent exister pour des sphères d’expérience différentes – liberté d’expression et liberté d’exposition des oeuvres d’art. La législation n’a nul besoin d’être unique dès lors que les activités des hommes sont diverses et ne se recoupent pas au même endroit. Encore en faut-il une pour la liberté d’exposition.

Cela dit, bien sûr, les choses à juger ne se répartissent pas sagement, sous un régime ou un autre. Il est des actes qui échappent à cette répartition. Tant mieux. Cela permettra de ne pas laisser croire en l’éternité de la loi. Elle devra sans doute être remaniée, rediscutée, parce que les oeuvres d’art déplacent sans cesse les problèmes, fendent les harmonies. Elle pourrait aussi se retourner contre des oeuvres futures si d’aventure la définition des oeuvres d’art y était trop précise.

Mais, sous une telle loi, les citoyens redeviennent copartageants et responsables d’un monde collectif, par trois fois : pouvoir voir/entendre les oeuvres et pouvoir en parler lorsqu’elles ont été fréquentées ; exercer une parole discutant le commun ; et demander que l’on révise à nouveau les problèmes dès lors qu’ils se renouvellent.