20090410

Editorial

Il faut revenir sans cesse sur la question de la traduction, en ne la concentrant pas uniquement sur le langage. Les exemples de vie de nos compatriotes européens pris entre des pays, des langues et des cultures ouvre des regards singuliers sur cette Europe et prête à des interrogations réciproques aussi nombreuses que variées. Mieux même, il se révèle que le recours à des normes uniformisantes n’est pas nécessaire pour construire une perspective commune. Il suffit de définir le commun autrement. Une émission de télévision (Arte) comme Karambolage, les expositions d’œuvres artistiques conçues par des artistes vivant à « l’étranger » (artistes allemands vivant à Paris, artistes italiens et français vivant à Berlin, artistes français vivant à Rome, voire des Biennales d’art contemporain (Venise, Istanbul)) apportent leur touche particulière à ces échanges d’Europe qui ne cessent d’inquiéter les européens qui rêvent d’une identité-homogénéité de l’Europe. Et c’est bien ainsi.

L’idéal d’une Europe plurielle et ouverte sur le monde au-delà de toutes ses frontières est confronté aux dures réalités des Etats et des fondamentalismes culturels, des nations, des monolinguismes. La grande difficulté pour l’heure, sur fond de mondialisation, se concentre sur les risques de restauration de compromis étatiques, éludant cet idéal au profit de réformes conservatrices et libérales, de décentralisations administratives mais de centralisations politiques. Devons-nous vraiment accepter de laisser faire tout cela, et devons-nous nous faire à tout ce qui est seulement.

Il reste vrai que la question la plus centrale est celle des forces sociales, culturelles et politiques qui pourraient porter cet idéal de pluralité sans consacrer l’impuissance à le réaliser. Sans doute les faits rendent-ils ce succès délicat. Mais la tâche demeure, et elle ne doit pas demeurer un propos de la pensée. La confiance dans les pratiques et dans l’avenir reste le fond sur lequel se déploie le Spectateur européen.

Mais ainsi considérée, c’est aussi toute la question des « fondements » de la culture européenne qui est posée autrement. L’anthologie proposée actuellement par Roger-Pol Droit, Philosophies d’ailleurs (Paris, Hermann, 2009), montre à quel point les Grecs, dont certains font le socle de notre culture, reconnaissaient eux-mêmes avoir entretenu des liens avec des philosophies venues d’ailleurs (Inde, Chine, Egypte) : « On s’aperçoit que la plupart des Grecs attribuent à des non-Grecs l’invention de la philosophie. Les Grecs l'auraient reprise, perfectionnée, amenée à une nouvelle forme d’éclosion. C’est là une idée très commune, depuis la Grèce classique jusqu'à l'Antiquité tardive, où elle se développe plus encore. Platon admire les Égyptiens. Dans les biographies de Pythagore, celui-ci est initié à la philosophie d’abord en Égypte puis, plus tardivement, en Inde. Il y a une vraie prise en compte, non pas des doctrines, que la plupart du temps les Grecs ignorent dans leur détail, mais du fait qu’il y a des philosophies ailleurs ».

Ceci pour conclure d’ailleurs plus largement : « Il existe une immense diversité des postures que l’esprit peut adopter et, de même que si on fait un peu de gymnastique, de sport ou de yoga, on découvre qu’il y a des postures du corps que l’on n’a pas l’habitude d’adopter, qui demandent du temps pour être maîtrisées, mais font découvrir d’autres capacités physiques, il y a à l’intérieur des postures mentales que l’on peut adopter toute une série extrêmement diverse d’attitudes que nous n’avons pas l’habitude de prendre. Avec ces pensées, qui sont des pensées humaines et fortes, mais qui ne sont pas dans nos moules, nous avons la possibilité de tenter de nous y intégrer, de regarder comment prendre ces postures pour, en revenant vers nos attitudes, se rendre compte qu’elles n’ont rien de naturelles, de spontané ou d’unique. »

Dans cette logique, nous inaugurons dans ce numéro du Spectateur européen une nouvelle rubrique que nous souhaitons rendre permanente. Elle donne la parole à des européens qui assument en eux une (au moins) double langue et double culture. L’idée est de parler au travers de cette rubrique des difficultés à vivre le bi-culturel, dans la mesure où il renvoie à des discussions nécessaires (fussent-elles intimes) sur les choix à pratiquer, les incompatibilités, ou les diffractions que cela produit. D’autant que ce sont ces incompatibilités qui rendent finalement possibles les discussions et les interrelations, en contrepoint des aléas de l’exil, comme le rappelle Imre Kertesz, dans Un Autre, Chronique d’une métamorphose (1997, Paris, 1999, Actes Sud) : « C’est différent d’être déraciné dans son pays et à l’étranger où on peut trouver une patrie dans le déracinement ».

Quelle difficulté majeure se présente d’ailleurs lorsqu’on veut être vraiment bi-culturel : est-ce qu’on ne néglige pas toujours un aspect de soi, est-ce qu’on ne finit pas par être superficiel dans les deux cultures ? Evidemment : est-ce que cela n’ouvre pas simultanément des possibilités de compréhension de soi plus nombreuses et par conséquent des voies plus nombreuses à des projets européens, qui ne s’enferment pas dans une perspective identitaire : « Vous ne voulez tout de même pas que j’aie une identité » (Kertesz).