20110105

Claude Lefort : une biographie politique (1)

Dick Howard
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Claude Lefort passed away on October 3, 2010. Lefort was a political activist between 1941 until 1958,when he broke definitively with Socialisme ou Barbarie and abandoned the idea and ideology of political revolution. Then he abandoned political militantism, but he never ceased his passionate interest in politics whether at home or abroad. Dick Howard gives us a talk about his life and his conception of politics.

            Claude Lefort est un philosophe connu dans toute l’Europe. Décédé il y a peu, nous avons demandé à Dick Howard, philosophe politique, de nous prêter son concours pour rendre hommage à Lefort. Il a bien voulu nous confier le texte remanié de la conférence introductive du Colloque Mémorial pour Claude Lefort à la New School for Social Research (New York), le 30 octobre 2010, dans lequel il retrace la biographie intellectuelle de Lefort. Nous donnons deux versions du texte, l’une en anglais, l’autre en français.

            Hier eine Biografie. Claude Lefort ist am 3 October 2010 gestorben. In den Kommenden Jahren wird ihre politische Denken wenig Gelegenheit haben, aufzutrumpfen. Leider ist er wenig gekennt. In seine Leistungen, gibt uns Dick Howard einen Porträt des Claude Lefort. Lefort verfügt über ein unverkennbares Ton, und über eine sehr wandlungsfähige Leben. Was die Leser begeistert kann, ist seine Glaubwürdigkeit als philosopher.

Claude Lefort è deceduto il 3 ottobre 2010. Fu uno dei grandi filosofi politici del XX secolo. Le sue idee si fecero sentire da per tutto in Europa, ma anche nel mondo intero. Quando Lefort guarda il suo percorso politico, il soffio che ravvivo la sua concezione del politico e chiaramente svelata. Se l’autore di questo testo tornasse oggi su questa parte della nostra storia, è per potere sopralineare quanto l’opera di Lefor – piu precisamente l’ œuvre Lefort – continua a farci riflettere sulle nostre cosidette democrazie, stabilite col tempo, incluso la democrazia al stile Francese.

            Claude Lefort tüm Avrupa’da bilinen bir filozof. Kısa bir zaman önce hayatını yitiren Lefort’u son bir kez onurlandırmak için siyasi filozof Dick Horward’ın görüşlerine başvurduk. Değerli filozof bizler için 30 ekim 2010 tarihinde New School for Social Research’de (New York) Memorial pour Claude Lefort başlıklı sempozyomundan ortaya çıkan bir metini paylaştı. Metin, Lefort’un entelektüel biografisini kaleme alıyor. İşte bu yazıyı fransızca ve ingilizce olarak yayınlıyoruz.


            Commençons par souligner que Lefort n’aurait jamais avalisé le titre donné à ce propos, titre qui semble induire une séparation envisageable entre les aspects proprement « politiques » de sa vie et de son travail, et toute la richesse philosophique, professorale et privé de son existence. Lefort récusait foncièrement la conception positiviste d’une société vue comme en survol et composée de sphères distinctes et autonomes – l’instance économique, juridique, théorique et esthétique, ... – qui seraient recombinés autrement à chaque fois par des régimes politiques différents. Et, faut-il ajouter, il ne considérait pas sa propre existence sur ce modèle positiviste qui sépare des domaines de l’existence, comme s’il n’y avait qu’un rapport extérieur et fortuit entre sa vie sociale, politique, culturelle... Étudiant de Merleau-Ponty, Lefort restait phénoménologue.
            Néanmoins, Lefort fut un militant politique entre 1941 et 1958, au moment où il rompait définitivement avec Socialisme ou Barbarie, et abandonnait l’idée et l’idéologie d’une révolution politique qui mettrait fin à toutes les contradictions de nos sociétés démocratiques. Durant ces mêmes années, il écrivit les essais plus théoriques qui furent ensuite réunis sous un titre résumant bien l’étendue de ses réflexions : Les formes de l’histoire, Essais d’anthropologie politique (1978). De la même période datent les essais politico-philosophiques qu’il a lui-même plus modestement intitulés simplement des Éléments d’une critique de la bureaucratie (1971, poche 1979). Ce dernier livre décrit sa lente déception de la pensée « révolutionnaire » et sa découverte du pouvoir, et des ambigüités de la démocratie (2).
            Cela étant, bien qu’il ait abandonné la voie du militantisme, il n’a jamais restreint sa passion pour la politique, que ce soit à propos de son pays (essais par exemple en 1978, au regard du Programme commun de gouvernement socialo-communiste, puis à l’égard des illusions des Eurocommunistes ou encore à propos du refus par Jacques Delors de se lancer dans la campagne présidentielle de 1995) ou pour l’étranger (l’Europe de l’Est, bien sûr, mais aussi l’Amérique latine). Chacune des polémiques analytiques conduites par lui relève de thèmes politiques, qu’il s’agisse de dénoncer des modes philosophiques (depuis celles qui tournent autour de Sartre ou d’Althusser, jusqu’à celles qui furent engendrées par les Nouveaux philosophes), ou de défendre la capacité de l’art à dévoiler les linéaments de la réalité (à propos de Blanchot ou des Versets sataniques de Salman Rushdie) (3).  
            Il n’est pas surprenant de constater que son essai de présentation de la revue Libre (1975-79), où il se retrouvait avec Castoriadis, aux côtés d’Abensour, Gauchet et Luciani, fut intitulé Maintenant, ou que la collection de ses écrits jamais repris en collection, rédigés durant 60 ans d’activité politique et théorique, soit intitulée Le temps présent, Ecrits 1945-2005 (2007). Dans sa courte introduction à ce volume de plus de 1000 pages, il explique que ce dernier témoigne de son inquiétude constante de se soucier « de déceler ce qui advient, ce qui se fait signe du temps présent ».
            Lorsque Lefort se penche lui-même sur son parcours politique, le souffle qui anime sa conception du politique est clairement mis au jour. Dans la Préface à la réédition, en 1979, des Eléments d’une critique de la bureaucratie, rédigée après que la critique du totalitarisme eut finalement pénétré jusque dans les milieux de la gauche orthodoxe – pénétration due, pour une part, à l’essai de Lefort sur Soljenitsyne, Un homme en trop (1975) -, il dénonce trois implications erronées que d’aucuns tirent de cette critique, et qui nous semblent conserver une certaine actualité :
         Que les valeurs de l’Ouest doivent être défendues contre la menace totalitaire ;
         Que l’Ouest et l’Est subissent, à quelques degrés près, tous deux la domination de l’Etat (qu’on écrit souvent avec majuscule pour éviter d’y regarder de plus près) ;
         Que les ressources nécessaires à la résistance ne peuvent être trouvées dans le misérable spectacle donné par la politique, mais seulement dans le cœur de l’individu vertueux ou moral, ou au paradis.
Afin d’échapper à ce mode de pensée binaire, Lefort fait appel à sa propre trajectoire qui a consisté à se tenir dans un double écart, vis-à-vis de l’idéologie de la révolution et du poids du marxisme, qu’au passage il refuse d’identifier avec la pensée de Marx (4).
            Lefort explicite encore mieux son parcours dans la Postface de la réédition des Eléments…, sous le titre « La nouveauté et l’attraction de la répétition ». Sous l’influence de la théorie du capitalisme bureaucratique de Castoriadis, Lefort explique qu’il a tenté de déployer une critique marxiste de l’Union soviétique. A cette fin, il a élaboré une conception hégéliano-marxiste du prolétariat comme sujet politique qui s’attache, pas à pas, à surmonter sa propre aliénation jusqu’à ce qu’il reconnaisse, en fin de compte, que sa propre bureaucratie (stalinienne) était son véritable oppresseur. Son analyse phénoménologique de « l’expérience prolétarienne », et ses polémiques avec Sartre, qui prédataient la révolution Hongroise de 1956 y trouvaient leur confirmation par le fait que les ouvriers hongrois ne se sont pas seulement révoltés mais se sont inventés de nouvelles formes d’auto-organisation.
D’autre part, poursuit Lefort, l’expérience politique de Socialisme ou Barbarie lui avait fait comprendre qu’aussi pure, innocent et transparent que se veuille le parti, il mène inévitablement à la domination bureaucratique sur ceux qu’il prétend libérer. Cette expérience lui a fait comprendre que « c’est au moment où l’on goûte l’amer délice du renversement de nos partis pris que nous nous révélons entièrement prisonniers de leurs principes ». C’est ce que Lefort appelle « l’attraction de la répétition », dont la force est illustré par l’actualité (de l’époque), à savoir l’incapacité de l’Euro-communisme de saisir les possibilités inédites qui émergent du Printemps de Prague de 1968. Lefort ne s’excepte pas de cette tentation, critiquant par la même occasion son propre manque d’audace durant son parcours de militant. Mais alors, se demande-t-on, pourquoi avoir publié ces essais sous la forme d’un livre ? Pourquoi n’avoir pas rejoint Wittgenstein et « jeté l’échelle au loin » ? « Il est certain, conclut-il, que pour moi ces essais sont loin de réaliser leur but. J’espère que le lecteur trouvera en eux ce qu’il cherche : une incitation à persévérer ». Lefort ne souhaite pas remplacer une « vérité militante » par une autre, la sienne. Le pouvoir n’est pas une chose qu’on s’approprie une fois pour toutes.
            C’est pour cela que Lefort est revenu à Machiavel, dont l’insistance sur la primauté du pouvoir politique semblait offrir un substitut à l’accent mis par Marx sur la primauté des forces productives. C’est dans ce travail, publié en 1972, que Lefort a développé son concept de « travail de l’œuvre », un rapport à la fois institué et instituant. Ce que Lefort retient de sa lecture de Machiavel est que le supposé réalisme en politique enfanté par le Florentin est obligé de reconnaître le rôle symbolique du pouvoir (5). Plus important encore, il a expliqué que la politique n’est pas dans la société ; la politique est plutôt une dimension de la société. Plus important, au sein d’une société démocratique, la politique (en tant que positivité selon la vision de la science politique) n’est qu’une dimension du politique, c’est-à-dire la manière dont une société se représente non seulement sa propre légitimité mais aussi son avenir potentiel.
            Ce n’est pas simplement le travail on ne peut plus subtile sur Machiavel qui préparait la suite. Au travers de sa propre œuvre, Lefort avait dépassé cette « attraction de la répétition » lorsque Mai 68 a éclaté. Avec Castoriadis et Edgar Morin, il a publié en juin La Brèche, le premier livre à proposer une analyse « des événements ». Cet effort pour identifier le nouveau qui advient fut élaboré dans « Maintenant », l’essai introductif à la revue Libre déjà mentionné, dernière étape d’une longue et conflictuelle collaboration avec Castoriadis qui aboutit à une rupture définitive et la mise au sommeil de la revue. Ce contexte éclaire le fait que, en dépit de la fière indépendance de sa pensée, Lefort relève bien de la tradition française de ces « hommes de revues » qui sont de puissants essayistes. En plus de Socialisme et Barbarie, Lefort a été un co-éditeur de Textures (1971-75), de Libre (1977-80), et de Passé-Présent (1982-84). Par ailleurs, la plupart de ses livres sont constitués d’essais rassemblés, une forme littéraire qui semble particulièrement convenir aux sociétés démocratiques, parce que, à la manière du parcours dessiné dans Eléments, cela incite le lecteur à aller de l’avant dans sa lecture parce qu’il est mis au défi de comprendre ce qui va suivre.
             Que nous apporte cette biographie politique de Lefort (si nous pouvons malgré tout employer ce vocable) ? Nous avons déjà fait allusion à la réception publique de la critique du totalitarisme accomplie par Lefort, et à son rejet des simplifications anti-politiques auxquelles celle-ci a donné lieu chez les Nouveaux philosophes et leurs épigones. Mais le dialogue entre la répétition et la nouveauté demeure, bien que sa forme – comme celles de l’idéologie analysées dans « l’ère de l’idéologie » en 1974 et repris dans Les formes de l’histoire en 1978 – change. Par exemple, lorsqu’un interviewer lui suggère que Soljenitsyne était réactionnaire et pour cette raison ne pouvait être pris au sérieux, Lefort réagit en précisant « qu’à supposé qu’il soit réactionnaire, cela ne l’empêche pas d’avoir dressé un portrait juste de la société soviétique, lié pour le moins à son expérience ». De la même manière, les prêcheurs de la bienséance radicale qui réduisent le politique à la politique, et cette dernière à une pensée binaire sont incapables de comprendre ce qu’ils peuvent faire du retour de Lefort à la pensée libérale du XIX° siècle (Tocqueville, Guizot, Quinet et bien sûr Michelet). Ils oublient que Écrire : à l’épreuve du politique (1992) et les Essais sur le politique, XIX-XX° siècles (2001), dans lesquels ces essais sur les libéraux sont réunis, contiennent aussi des interrogations réitérées à l’égard de Marx et de Machiavel, c’est-à-dire d’œuvres dont la signification ne peut être épuisée en un seule lecture parce qu’elles interrogent le présent au moment même où ce dernier se tourne vers elles avec ses propres questions.
Sans doute Lefort a-t-il mieux résumé son propre parcours dans le petit ouvrage publié en 1999, Complications, qui représente un autre « retour », cette fois à la question même du communisme . Mettant au défi les interprétations de François Furet (Le passé d’une illusion) et de Martin Malia (La tragédie soviétique) selon lesquelles feu l’URSS était condamnée à cause des faiblesses et failles de son fondement idéologique, Lefort rappelle que le caractère symbolique du pouvoir ne doit pas occulter sa réalité matérielle, et que la compréhension du politique ne doit pas exclure l’interprétation de la politique dans ses activités les plus sordides. Cette critique des idéolâtres ne suffit pas. Lefort revient ensuite sur 60 ans de débats à propos de la nature du communisme pour démontrer que ceux qui fondaient leurs critiques du communisme uniquement sur le sordide à leur tour évitaient la « complication » essentielle de la pensée politique. En un mot, les idées ne peuvent tenir sur leurs propres pieds, mais le réel n’est pas un fait brut qu’il suffit de décrire pour le comprendre. 
            Claude Lefort est décédé le 3 Octobre 2010. Tandis que la presse française a marqué ce jour par des pages de louanges à l’adresse d’un des grands penseurs du siècle, les médias américains et allemands sont restés silencieux. Une brève anecdote peut aider à comprendre cette négligence. Lorsque Lefort a reçu le pris Hannah Arendt attribué par la ville de Brème, en 1998, on m’a demandé de prononcer le discours de réception, la Laudatio. Au début de cette présentation, je demandais pourquoi il fallait faire venir un américain en Allemagne pour honorer un penseur français. Les relations franco-allemandes n’étaient pas si mauvaises, tout de même ! Elles sont fréquentes dans de nombreux domaines. Réfléchissant à la question, J’avais suggéré trois raisons pour comprendre cette demande inattendue. Premièrement, Lefort fut un critique du totalitarisme qui n’a pas tiré sa pertinence uniquement du passé, même après la Chute du mur de Berlin, en 1989. Deuxièmement, étant donné la récente histoire allemande—nazisme mais aussi « socialisme réellement existant », la théorie politique se devait de donner une image uniquement positive – et non « compliquée » - de la démocratie. Troisièmement, la théorie politique allemande tend à être irrésistiblement sociologique dans son orientation (e.g., la domination de la théorie des systèmes de N. Luhmann). Pour ces trois raisons, je suggérais que le parcours politique d’un penseur capable d’une critique de soi comme Lefort devait fragiliser le cadre de la conscience de soi allemande.
Si je reviens aujourd’hui sur cette petite histoire, c’est pour souligner combien l’œuvre de Lefort—ou plus précisément l’œuvre Lefort—continue à mettre en question nos démocraties supposées installées dans la durée, y compris la française (6).  


(Traduction Christian Ruby,
ajout personnalisé des notes Dick Howard)


(1) Me trouvant pour le moment à Paris, et donc séparé de ma bibliothèque, je me suis permis de retraduire ou de paraphraser en français des citations de Lefort dont je n’ai pas pu vérifier la lettre. 
(2) Il ne s’agit pas d’un militantisme académique ou rhétorique. Lefort avait organisé un groupe de résistance à l’Occupation en 1941, ce qui lui donnait l’espoir que malgré ses désaccords avec le trotskysme, il pourrait mobiliser des soutiens pour ses positions à l’intérieur de l’organisation. Plus tard, après avoir quitté définitivement Socialisme ou Barbarie en 1958, il participait avec d’autres camarades à la création d’un journal d’auto-expression ouvrière ILO (Informations et liaisons ouvrières). Lorsqu’il fallut reconnaître l’échec de ce projet, il participait à un groupe de débat, le Cercle Saint-Just, où il se retrouvait avec Castoriadis, Vidal-Naquet, Vernant, Chatelet et d’autres dans des discussions de l’histoire greque et de la Révolution française.
(3) On trouve la plupart des essais auxquels je me réfère ici dans son receuil Le temps present (2007). Cf. aussi Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty (1978).
(4) Dans une interview de 1975 avec le groupe Anti-Mythes (repris dans Le Temps présent), Lefort compare son attitude envers Marx à celle de Castoriadis. Selon lui, la critique proposée par ce dernier aussi bien du marxisme que de Marx lui-même est « entièrement justifiée ». Mais, poursuit Lefort, Castoriadis n’admet pas ce que sa propre critique doit à Marx. Son désir, légitime, de désacraliser Marx le pousse à accentuer sa rupture avec Marx. Lefort, qui est revenu à plusieurs reprises à Marx—notamment dans un long essai « D’une forme d’histoire à une autre », plus tard dans une relecture du Manifeste communiste, et plus récemment dans sa critique de la critique marxienne des droits de l’homme—y voit « l’illusion de savoir ce que fait Marx », ce qui est une version déplacée de l’illusion qu’on peut avoir une connaissance ultime de la société qui permettra ensuite de dépasser ses divisions.
(5) Cf. L’analyse des deux phases de la critique lefortienne du totalitarisme par Miguel Abensour dans La démocratie à l’oeuvre. Autour de Claude Lefort, Claude Habib et Claude Mouchard, eds., Paris, Éditions Esprit, 1993, pp. 79-136.
(6) Je viens d’ajouter ces dernières phrases à la traduction française ; elles ne figurent pas dans la version allemande à paraître ce mois-ci dans la revue Kommune.