20110101

Le spectateur dans le stade

Christian Ruby
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 Il n’est guère indifférent de remarquer que le vocabulaire au travers duquel le spectateur de stade est réfléchi est souvent marqué au sceau du mépris ou de la condescendance. Rien n’est plus évident pour certains commentateurs que le portrait d’un stade voué à la violence des supporters, envahi par des spectateurs qui confinent à la « bêtise » parce que formatés, disent-ils, par les médias, à vociférer. Afin de faire bouger ces analyses, il conviendrait au moins de se demander s’il n’est pas possible de mettre en contradiction le stade comme machine ou appareil de contrôle et le spectateur élaborant une distance avec ce cadre. Cela permettrait de faire entrer un minimum de « jeu » dans les perspectives. Il conviendrait non moins de vérifier si le concept de « masses » suffit à rendre compte de la situation actuelle, surtout si nous sommes entrés dans  l’ère des sociétés d’individuation ou des sociétés fluides.
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            Fussball ist der beliebteste Sport. Der Sport aber war in seiner Geschichte selten frei von politischer Beeinflussung. Internationale Spannungen und Konflikte wurden häufig auf den Sport übertragen. Und was denken über Amateurs(sportler) ? Wie reagieren Sie im Stadium ? Trainieren Sie sich nur zu schreien ? Der römishce Dichter Plautus schrieb schon vor gut 2200 Jahren den Satz « Der Mensch ist dem Mitmenschen ein Wolf ». Und Bertolt Brecht behauptet in der Dreigroschenoper, « erst komme das Fressen, dann die Moral ». Und Spiel ? Mittlerweile ist der Sport ein Moralzehrer ? Es ist doch eine naïve Vorstellung, der Zuschauer zu missachten.
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Numerous commentaries claim definitive truths about sport stadium attendees, whether fans or simple appreciators of [football, rugby...].  These pseudo-truths are static, like images, deprived of explanation or analysis.  Nothing is more obvious, they claim, than a stadium dedicated to violence filled with angry supporters formatted by the media to “dumbly” vociferate.  Alternatively, they trace stereotypical portraits of the extremist stadium spectator, macho, homophobic alcohol drinker.  Such traits have indeed been witnessed in certain circumstances and shown in various media, but cannot constitute a thorough study.  Moreover, the overall significance of these commonplaces seems to categorize people: on the one hand the “bad” stadium spectators, on the other the “good” spectators of other things.
Could we not counter these images, first by conducting serious studies focusing on spectators, then by conceiving an “art of the stadium spectator”, as has been done in other domains such as the “art of the art-spectator”?
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            Numerosi commenti mostrano le verità definitive sui spettatori negli stadi, amatori di [calcio, rugby, ...]. Prendono solamente la forma di immagini, senza spiegazione. Niente è piu evidente per loro che l’immagine di un stadio dedicato alla violenza dei tifosi, invaso dagli spettatori che sfiorano l’errore perche sono formattati, dicono loro, dai media, da gridar fuori. Quando ci disegnano il ritratto quasi uniforme di un tifoso estremista (di che ?), macho, bevendo tanto e omofobi. Queste sono delle realta che incontriamo effetivamante in alcune circostanze, visualizzate evidentemente dai mezzi di communicazione, ma non possono avere un valore qualsiasi in uno studio sui spettatori nei stadi. Il significato globale di questi luoghi è classificante. Ci sarebbe da una parte I “cattivi” e da un’ altra i “buoni” tifosi.
            Sarebbe possibile ridurre l’effetto di queste immagini, primo facendo degli studi seri sui spettatori negli stadi, poi con dei lavori che ci permetterebbero di concepire un “arte del tifo” – come, in un altro dominio, decliniamo un “arte dello spettatore d’arte” – rendendolo possibile ?
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            Stadyumlarda (rugby, futbol) gerçekleşen şiddet bazı yorumcular tarafından bir « gerçek » olarak anlatılıyor. Bu yorumculara göre, taraftarların tamamı maço, alkol tüketen, medya tarafından etkilenen ve homoseküelere tahamülü olmayan bir kitle olarak betimleniyor. Bu anlatımın bir gerçeklik payı elbette var. Ancak bizleri rahatsız eden bir taraftan « iyi izliyecilerin » öteki taraftan ise « kötü izleyicilerin » olması. Bu klişe ayırımdan kurtulmamız için stadyum izleyicileri hakkında anketler yapılması gerekiyor. Bu ayırım bir « stadyum izleyici sanatının » oluşumunu engelliyor.
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             De nombreux commentaires énoncent des vérités définitives sur le spectateur de stade, amateur de [foot, rugby, ...] ou supporter. Ils prennent uniquement la forme d’images, sans explication. Rien n’est plus évident pour eux que le portrait d’un stade voué à la violence des supporters, envahi par des spectateurs qui confinent à la « bêtise » parce que formatés, disent-ils, par les médias, à vociférer. Quand ils ne nous tracent par le portrait presque uniforme d’un spectateur de stade extrémiste (de quoi ?), macho, buveur invétéré et homophobe. Réalités effectivement rencontrées, dans certaines circonstances, et visualisées évidemment dans certains médias, mais qui ne peuvent valoir pour une étude portant sur le spectateur de stade. La signification globale de ces lieux communs est même classifiante. Il y aurait d’un côté les « mauvais » spectateurs de stade et, de l’autre, les « bons » spectateurs d’autres domaines !
Ne serait-il pas possible de contrer ces images, d’abord par des enquêtes sérieuses portant sur les spectateurs, ensuite par des travaux qui permettraient de concevoir un « art du spectateur de stade » - comme, dans un autre domaine, on décline un « art du spectateur d’art » - en le rendant même possible ?
            Ce qui est certain, c’est que le spectateur de stade n’existe pas en soi, et qu’il importe de renouveler constamment les enquêtes à son sujet dans la mesure où son comportement change sans cesse. Sociologiquement : « Dès les années 1990, Richard Giulianotti a développé la notion de « post-fan » en observant l’embourgeoisement des gradins anglais et les mutations du discours footballistique britannique marqué par une dimension ironique, critique et réflexive » (1). Et politiquement : « Le Mondial 2006 l’a bien démontré : la tendance au regard ironique s’est entièrement démocratisée. Sa manifestation la plus visible est le détournement des stéréotypes nationaux traditionnellement utilisés par les autres dans le but à la fois de revendiquer « fièrement » son appartenance et de le faire avec un clin d’œil auto-ironique » (2).
            Enfin, ce spectateur n’existe pas complètement en marge des études accomplies sur lui. Des chercheurs en sciences sociales ont remarqué que les spectateurs de stade intériorisent de plus en plus leurs analyses, lesquelles sont, il est vrai, synthétisées désormais dans les journaux et les revues (y compris de sport) : « Il en résulte que le spectateur de football est aujourd’hui exposé à des informations qui lui permettent de mieux prendre conscience de son propre comportement » (3).
            Tel nous paraît finalement le spectateur de stade – et ce n’est pas seulement celui des compétitions mondiales ou du modèle compétitif -, plus franchement complexe, voire contradictoire, que les images ne le dessinent, certainement plus lucide qu’on ne le dit, et lui-même souvent atterré par les débordements spectaculaires sur lesquels se concentrent les médias.  

La corrélation spectateur-stade.

Exception faite de l’entretien de l’atmosphère sport, dans la vie quotidienne (journaux, émissions de télévision, produits dérivés), le spectateur de stade n’existe pas en-dehors de celui-ci. C’est peu dire alors que ce cadre doit être pris au sérieux dans la mesure où il produit des effets tout autant qu’il est lui-même effet de toute une organisation politique, commerciale, médiatique. Négliger cela, reviendrait à poser un spectateur abstrait, et par ailleurs isolé, ce que justement, il n’est jamais.
            Le spectateur-stade (à la fois de, dans et pour) ne peut être réfléchi en-dehors d’une manière de concentrer le sport dans un lieu réservé (qui n’est pas ici la salle d’entraînement du sportif, mais un lieu destiné à montrer/voir), de lui faire jouer sa partie dans une esthétisation générale de la société (le sport-spectacle, les réunions festives de masse), dans l’ordonnancement d’une ville (urbanisme, situation spatiale dans la ville, localisation, forme architecturale) ainsi que dans une politique générale d’éducation sportive et collective (pratiques sportives, rapports au corps, le sport pris comme promesse de bonheur).
            Nul ne peut négliger la connaissance historique de l’institution des stades en lieux publics. Bien loin de les confondre avec les Palestres grecques (4) ou les arènes romaines, dont les conditions d’existence sont autres, les stades (rectangulaires ou en ellipses), lieux de rassemblements de spectateurs, modélisés à partir de la crainte de la foule et de sa canalisation nécessaire – avant qu’ils ne se trouvent aux prises avec la politique ! -, et conçus autour d’un d’une volonté d’encadrer et de moraliser la jeunesse, et parfois d’une mythologie de la nation sportive ou du « rapprochement entre les peuples » par les collectivités festives des jeux mondiaux (5), doivent être compris comme des appareils techniques de contrôle de la foule, des dispositifs (6) d’orientation et de distribution des masses qui réclament des accès nouveaux à des distractions et dont les instances de pouvoir se chargent de contraindre la dangerosité à leur égard.
            Le passage des sociétés aristocratiques aux sociétés de masse – et sans doute de nos jours aux sociétés d’individuation – pose effectivement, du point de vue du pouvoir, le problème des exigences et des fureurs des masses (7). Encore, pour porter un jugement sur notre époque, faut-il faire état, avant toutes choses, des développements sociaux et politiques autour des pratiques de masses et des politiques du loisir, depuis la naissance de la V° République. La question des stades s’y trouve reprise en main, et les politiques publiques autour des stades subissent des infléchissements alors même que les fédérations de foot se reconstruisent et les médias se penchent sur les premiers attraits possibles à l’égard des sports. La question des immenses espaces clos susceptibles de recevoir des publics nombreux est posée, y compris aux architectes. Non seulement on parle chiffres de remplissages des stades et des équipements sportifs, mais les décideurs pensent l’ordonnancement des stades dans les villes comme leurs collègues du tourisme pensent le tourisme de masse et les spectacles de masse. Les objectifs gonflent : 80 000, bientôt 100 000 spectateurs/supporters. C’est le moment de l’avènement du sport-spectacle, augmenté par la puissance progressivement acquise de la télévision.
            Mais au sein de ces institutions, ce qui est remarquable, c’est leur unification autour d’un principe « idéologique » : l’image de l’unité que sont censés donner le spectacle et les spectateurs ou la fête sportive, tous conçus à partir d’une imagerie de l’harmonie de la nation ou de la grâce procurée par le sentiment d’appartenance à la communauté sportive.

D’un premier mode d’approche du spectateur de stade.

            Cette situation historique, tributaire des sociétés dites de masse, et certains modes de comportement dans les stades, n’a pas été sans se être happée par le mépris du côté des intellectuels. Depuis de nombreuses années – après l’époque où Albert Camus célébrait le foot, et Nicolas de Staël lui consacrait des oeuvres -, ils se focalisent sur la différence entre les types de spectateurs (art, nature, politique), sans tenir compte de la différence des objets. Ils hiérarchisent les manières d’être sur une échelle de la bienséance. Le spectateur de stade ne peut y occuper que la dernière place, d’autant que son comportement est plus nettement relié à la dimension de la foule que tel ou tel autre type de spectateur.
            Il n’est guère indifférent de remarquer à ce propos que le vocabulaire au travers duquel le spectateur de stade est réfléchi est marqué, le plus souvent, au sceau du mépris ou de la condescendance. Pour un Georges Vigarello qui demeure ambigu, considérant le foot comme un « paradoxe » – le spectacle sportif est désormais « à la fois consommation désinvolte et fièvre collective, plaisir (télévisuel) privé et effervescence publique » (8) -, un Michel Lacroix, lit dans les stades l’avènement de « la sociabilité postmoderne ». Il décrit des individus qui « participent à l’ivresse générale » et « se laissent posséder par l’âme de la foule », mais qui, aussitôt après « s’en retournent tranquillement chez eux. » Autrement dit, « ils ont savouré un lien social effervescent, mais ils n’en subissent aucun des inconvénients », retirant ainsi de ces émotions collectives « une double satisfaction » (9). Encore certains sont-ils plus sévères et dénoncent-ils les spectateurs en « crétins postidentitaires » et d’autres plus mécaniques dans leurs considérations (10).
            Comment ne pas faire droit, sur ce plan, aux protestations légitimes de ceux qui souhaitent faire sortir le spectateur de stade de la zone de mépris dans laquelle il est confiné. Etienne Melvec et Jamel Attal soulignent ainsi : « Si l’esprit vient aux supporters, s’ils quittent la panoplie des gentils animateurs de stades ou s’ils sortent de leur rôle de consommateurs de produits dérivés, et même s’ils refusent de souscrire aux stéréotypes du hooliganisme, ils s’exposent au mieux au mépris, au pire à un rejet général. On est en effet frappé, à l’inverse, par la sur-médiatisation des incidents violents, qui pour être insupportables, constituent tout de même des épiphénomènes relativement aux centaines de milliers de personnes qui se rendent dans les stades (voir l'interview de Christian Authier dans le N°1 du journal). Pourtant, ce sont parfois les supporters qui sont victimes de violence, comme à Brest où le service de sécurité (privé) du Stade Francis-Le Blé a eu recours à des méthodes pour le moins brutales » (11).
            Le jeu polémique ainsi instauré devrait du moins nous permettre de comprendre que, pour approcher ce spectateur de stade, il convient de prendre nos distances avec deux types d’analyses : celles qui fructifient autour du concept de conditionnement, et celles qui exaltent les fusions harmonieuses des stades. Ces deux types d’analyses ont, en fin de compte, le même objectif : essayer de découvrir des rationalités dans le comportement du spectateur ;  mais elles ont le même défaut : le mépris du spectateur de sport. Les premières parce qu’elles affirment implicitement que le spectateur est bête en ce qu’il se laisse avoir (conditionner) et les secondes parce qu’elles imposent une idéologie de l’unité-identité illusoire.

De quelques écarts.

            Afin de faire bouger ces analyses, il conviendrait au moins de se demander s’il n’est pas possible de mettre en contradiction le stade comme machine ou appareil de contrôle et le spectateur élaborant une distance avec ce cadre. Cela permettrait de faire entrer un minimum de « jeu » dans les perspectives (12). Il conviendrait non moins de vérifier si le concept de « masses » suffit à rendre compte de la situation actuelle, surtout si nous sommes entrés dans  l’ère des sociétés d’individuation (13) ou des sociétés fluides (14).
            Au demeurent, l’ambiguïté du concept de « masse » n’est sans doute plus à démontrer. Autant que le concept de « foule », il repose sur une appréhension distinctive des sociétés modernes. Si le concept de « foule » repose sur une crainte de la quantité et des mouvements sociaux, le concept de « masse » est hanté par des mouvements sociaux glorieux et ouverts sur le futur. Dans les deux cas, une articulation distinctive se déploie avec, d’un côté, le citoyen calme, raisonnable et vertueux, et de l’autre, le « petit-bourgeois » réactionnaire et besogneux. Au mieux, dans ces deux cas, ce sont des analyses à l’emporte pièce qui sont conçues. Qu’elles se déploient sous profil sociologique (Gustave Le Bon), sous profil psychanalytique (Sigmund Freud, Herbert Marcuse), ou sous un mélange des deux, en fustigeant le foot comme peste émotionnelle rassemblant les spectateurs en meutes (Jean-Marie Brohm (15)).
            Du point de vue historique, nous disposons de travaux qui obligent, à tout le moins, à mieux cerner les analyses. Par exemple, les recherches accomplies à partir d’une interprétation de type civilisationnelle du phénomène. Ainsi l’historien et sociologue Lawrence W. Levine fait-il jouer cette fois en faveur des spectateurs de stade une analyse différentielle portant sur les types de spectateur. « Les cris et les hurlements ont été chassés du théâtre depuis la fin du XIX° s., ils relevaient de « l’âge barbare » », souligne-t-il (16). Dans les institutions culturelles les spectateurs ont de moins en moins le sentiment d’être une force active en tant que « public ». Les spectacles sont devenus moins interactifs. Les spectateurs ne sont plus qu’un groupe muet. Mais alors, demande-t-il, y a t il eu transfert vers les stades ? Comme s’il y avait eu domestication du public d’un côté et récupération d’une forme de contrôle et d’une manière de faire entendre sa voix de l’autre (dans le stade) ! Après avoir organisé ce rapport, sans doute inattendu pour beaucoup, il dresse un portrait finalement positif du spectateur de stade : « le public de stade est hétérogène, et n’est pas un simple public : les spectateurs sont des participants, qui peuvent prendre part au jeu sur le terrain, ont le sentiment de vivre l’événement en temps réel, et même parfois de pouvoir le contrôler ; ils expriment leurs opinions ainsi que leurs émotions à voix haute et de manière on ne peu plus claire ».
            Peut-être importe-t-il, à ce niveau de considérations, de recadrer le débat concernant le spectateur de stade ? Le sociologue Christian Bromberger (17) a montré que l’analyse du public des spectateurs des matches de football de l’Olympique de Marseille révèle la recomposition géographique et sociale de la ville dans les gradins du stade. La situation n’est d’ailleurs pas figée. La dynamique sociale de chaque spectateur se traduit par une trajectoire particulière dans les différents espaces des tribunes. Spectateur de son propre spectacle, insiste-t-il, chaque groupe de supporters cherche, dans la diversité des rôles tenus par les joueurs, sa propre identification. L’auteur connaît bien les pièges auxquels il est confronté : « contrairement à une idée fortement ancrée, les foules sportives ne forment pas des masses invertébrées, unanimes et anonymes, où les différences de statut entre spectateurs s’annuleraient dans la joie festive d’être ensemble ». Ses analyses déshomogénéisent les manières d’être : « Chaque catégorie de spectateurs affiche des habitudes (heure et mode d’arrivée au stade, seul, en famille, avec un groupe d’amis), et des comportements (gestuels, vocaux, vestimentaires) bien spécifiques ».
            Ne quittons d’ailleurs pas la sociologie sans une remarque portant sur la violence dans les stades, dont nul ne peut croire qu’elle soit le fruit primaire d’un spectateur abêti. L’enquête de Paul Cary et Jean-Louis Bergez montre que « les mécanismes de la violence verbale et physique sont présents pendant les matchs comme à l’entraînement. Les justifications fournies par les acteurs insistent sur une violence découlant d’un manque de reconnaissance. Certes l’enjeu de la reconnaissance permet de comprendre la frustration née de l’échec lorsqu’on s’intéresse au rôle joué par l’identité valorisée par le joueur. Néanmoins, la persistance des comportements violents s’explique surtout par un déficit de régulation sociale. L’incapacité du club et de son encadrement à faire respecter les règles est liée d’une part au rejet de l’autorité par les joueurs mais également au refus des membres de l’institution d’incarner une autorité associée à un ordre social jugé injuste » (18).  
            Cela étant, aucune analyse du spectateur de stade ne peut être sérieusement conduite si on n’ajoute pas à ce décalage une autre contribution importante, portant sur le rôle de l’Etat dans l’amplification des jeux du stade. Ce rôle contribue à renforcer l’esthétisation de la société en faisant jouer le ressort du nationalisme. Mais, sur ce plan aussi, du jeu doit être introduit dans le commentaire. La question centrale étant de savoir comment le spectateur se coule dans cette esthétisation. Ainsi, la déclaration d’un groupe de supporters allemands, interrogés au sujet de l’ardeur avec laquelle ils entonnent désormais leur hymne national, est parfaitement représentative d’une attitude largement répandue : « Tout le monde le sait : on a tous besoin d’être fiers de notre appartenance. Et on fait comme tout le monde. L’hymne national, faut pas trop prendre au sérieux, mais ça fait du bien. » (Kaiserslautern, 12 juin 2006). On peut aussi citer la remarque d’un supporter suisse, qui déclare que « le football et la Coupe du monde, c’est sympa, car ce sont des équipes avec lesquelles on peut s’identifier, ça permet d’afficher son identité nationale. Du coup, la fête avec les autres, c’est encore plus marrant ! » (Stuttgart, 13 juin 2006).

La réflexion du spectateur dans l’industrie du loisir.

            Si une approche générale de la question nous reconduit à l’idée selon laquelle le spectateur de stade ne peut être dissocié de la composition générale de la société, et de l’usage des stades, elle ne peut se contenter de relations formelles entre les éléments mis en jeu. Comment ne pas observer aussi que des contradictions, assez vives parfois, font bouger le rapport entre les émotions politiques recherchées par les autorités et les intérêts poursuivis par les spectateurs ? Et puisque ce rapport entre l’illusion promise par l’Etat et la distance qu’entretient avec elle le spectateur-citoyen n’est pas le fruit d’un conditionnement mécanique, il importe d’examiner la réfraction de cette contradiction en le spectateur. Si elle existe bien, il devient possible d’en faire le ressort d’une autre perspective concernant la figure du spectateur.
            Tout se concentrerait par conséquent sur la manière dont le spectateur peut jouer lui-même, en s’y insérant, avec la dialectique individu-collectif ; sur sa manière de se laisser aller à un lien social fusionnel au travers de la cérémonie sportive ou sur sa capacité à détourner cette croyance en une mobilisation réelle en une puissance effective de composition avec les autres.
            Remarquons au passage que la portée d’une mise au jour d’une telle réflexion envisageable du spectateur dépasse très largement le champ du sport. Elle atteint le champ des loisirs dans leur ensemble : médias, divertissements, amateurismes, ... Quel que soit le domaine, les analyses mécaniques sont les plus fréquentes. Soit, cette idée selon laquelle les spectateurs ou le public sont le reflet simple d’un conditionnement ou d’un formatage qui est conduit par des industries toutes puissantes jamais contredites ou contrées par qui que ce soit.
            Or rien n’est « évident » dans ce mode de raisonnement. D’autant plus que, dans le cas qui nous préoccupe, le spectateur-supporter est aussi parfois un amateur actif du jeu ou un pratiquant de sport. Et plus généralement, le spectateur sait fort bien que là où il y a jeu, il y a aussi des règles, et que ce ne sont ni l’Etat ni les industries de loisir qui fixent leurs règles quand ils le veulent.
            Cernons d’ailleurs quelques contradictions déjà observées dans les attitudes des spectateurs de stade. Un chercheur déjà cité, Christian Bromberger, insiste sur le fait que le spectateur de stade est capable d’adopter des attitudes distanciées envers l’objet de sa passion, de jeter un regard amusé et moqueur sur son propre comportement. Ira-t-on jusqu’à dire qu’il l’a toujours été ? En tout cas, la consultation de l’ouvrage de Richard Hoggart, La culture du pauvre (19), souligne qu’à l’évidence, par exemple, « la capacité des classes populaires à maintenir une séparation entre la vie réelle et sérieuse et le monde du divertissement », les « nombreux exemples de l’aptitude populaire à la moquerie » ont généralement été sous-estimés, voire négligés par les sciences sociales et les intellectuels, souvent pour des raisons de partis pris idéologiques. Les observations faites dans et autour des stades de la dernière Coupe du monde (2010) confirment, pour reprendre les termes de l’auteur, que l’amateur de football de base est parfaitement en mesure de pratiquer une « consommation nonchalante », de ne prêter qu’une « attention oblique » envers le discours médiatique et l’objet de son divertissement, de n’être « jamais dupe complètement ».
            Une série de commentaires publiés sur Internet autour de ces questions mérite attention. L’un d’entre eux signale que la parution en 1992 du récit autobiographique de Nick Hornby, Fever Pitch (publié en France sous le titre de Carton Jaune), « analyse aussi impitoyable que réjouissante de toutes les souffrances et gratifications que peut procurer le football à ceux qui le suivent avec passion, peut être considérée, en rétrospective, comme un véritable changement de paradigme discursif ». Le roman de Nick Hornby résumerait, de manière accessible et compréhensible pour le plus grand nombre, le décalage grandissant entre « l’attachement émotionnel de l’individu aux traditions héritées de la modernité et le sentiment diffus que cette modernité est en train de se dissoudre dans une société d’un type nouveau ». L’auteur de ce commentaire remarque alors que ce n’est pas un hasard si Hornby a été suivi par une pléiade d’auteurs « inspirés par son regard ironique, et qui se sont mis à parler du football avec un ton nouveau, entre tendresse nostalgique et auto-ironie rafraîchissante ». Dans la même lignée, il existe aujourd’hui en Europe occidentale tout un paysage de magazines, de sites web et de blogs qui jouent avec les références footballistiques de manière intelligente, décalée, et critique. Des publications comme So foot et Les Cahiers du Football en France ou d’autres en Allemagne, par exemple, sont des exemples intéressants de cette approche ironique nouvelle (20).
            Pour les résumer autrement, ces propos orientent vers des considérations non méprisantes à l’égard des spectateurs de stade, promettent plus de latitude dans les orientations de ces derniers, et ouvrent sur des perspectives plus intéressantes.

Un art du spectateur de stade.

            Si donc nous admettons enfin que le spectateur de stade n’est pas univoquement soumis à certaines formes et obligations qui s’imposeraient à lui dans toute la mesure de son incompétence, il devient possible de consentir à penser l’existence d’un art du spectateur de stade. Cet art donnerait sans doute des gages suffisants pour assurer une figure de spectateur favorable aux meilleurs succès du dessein des jeux publics. En lui, le fait de quelques débordements ne l’emporterait pas sur le droit d’une subjectivation dans le cadre des stades ; pas plus qu’une soumission au principe de la consommation. Au passage, cela faciliterait sans doute la mise à l’écart des moralistes qui croient pouvoir résoudre les problèmes posés par certaines actions de spectateurs à coup de rappels à l’ordre et au bon ordre moral. Nous ne pourrions que nous en réjouir.
            Une telle subjectivation ne saurait cependant advenir qu’à partir d’exercices nombreux, et accomplis en regard d’objets différents. Ces exercices s’imposent davantage dans l’ordre des représentations.
            En premier lieu, la question même du jeu vient en avant. Dans le stade, pour le spectateur de stade, la manifestation de la règle est prégnante. Ce qui est regardé n’est pas de l’ordre du n’importe quoi, mais d’une manifestation parfaitement régulière qui donne corps à une approche familière des règles du jeu, de la manière de les jouer, des occasions qu’elle fait naître et de l’habileté sous la forme de laquelle elle s’accomplit. Le spectateur relève des coordinations, des successions, des conjectures qui sont la production même du jeu en cours. Il ne craint pas de se tenir dans la considération de celui-ci. Ce qui ne le laisse pas tout à fait extérieur au jeu même.
            En second lieu, le spectateur de stade s’exerce soi-même au jeu des émotions, et donc d’un rapport spécifié et varié à son corps. Sans insister sur ce point, il est clair cependant que sa position dans le stade, qui n’est pas celle des joueurs, l’entraîne à un rapport à soi, aux autres, aux jeux de la foule, et à des règles collectives tout à fait importants. Au cœur même de la prestation sportive, il n’est pas seulement consommateur de jeu, confondu seulement avec la dépense ou l’accumulation, il est surtout spectateur, posant sans cesse le problème de sa relation au jeu et aux autres personnes. Se dessine par lui et autour de lui toute une considération portant sur la formation d’une collectivité momentanée, qui l’empêche de rester seulement enfermé dans sa sphère propre, et qui le met en tête à tête avec quelque chose qui est plus que soi, dans le double pressentiment d’avoir à adhérer au tout et de ne pas céder seulement à des réactions extérieures.
            Bien sûr, sa présence dans le stade doit aussi être composée avec l’atmosphère générale, au point qu’il ne saurait être insensible aux différentes confrontations imposées par les manières de façonner son corps pour la représentation en cours, aux différences des sexes, aux marques faites aux corps. Davantage encore, il doit faire l’effort de se porter et se reporter en quasi-permanence aux rôles et attitudes corporels inclus dans les jeux d’interaction (21). Ce n’est pas sans exercer sur soi une certaine astreinte, même si cette dernière se voit ruinée par les mouvements de foule qui se modifient sans cesse. Le spectateur voit très bien comment il hésite lui-même en permanence entre les modes abstraits de fusion dans le spectacle (se jeter dans les bras du voisin, chanter ensemble, ...) et la volonté de rester dans la sobriété d’une relation de composition momentanée sans illusion. Il en résulte des surprises possibles et des malentendus qui ne sont pas toujours féconds, mais qui supposent autant que possible une certaine vigilance. On obtient par ailleurs certains résultats plus aisément, en fonction de son propre rapport aux pratiques sportives, lequel forge des représentations positives des astreintes (y compris en dehors de l’entraînement, strictement parlant), comme il fabrique des images de héros avec lesquels les spectateurs savent, en général, jouer.  
            A un troisième niveau, le spectateur de stade a assimilé la dialectique règles du jeu/loisir, qui exclut que le moment du stade s’accomplisse en ennui ou en arbitraire. D’une manière ou d’une autre, il s’agit toujours d’une leçon qui range le sport dans le jeu des significations sociales (22), et met les spectateurs en résonance avec un ordre social plus vaste. Le déroulement du moment sportif est accompagné d’une conscience partagée du phénomène momentané qu’il constitue. Que cette conscience puisse aussi être manipulée (23), reconfigurée en réjouissance nationale ou en haine de l’autre, cela ne se discute pas, trop d’exemples le rendent visible. Mais cette même conscience peut tout autant se résoudre en ouvrage cohérent d’une activité de groupe et de solidarité.
           

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            Quel est donc aujourd’hui, le point central autour duquel tourne la question du spectateur ? Depuis longtemps on nous fait croire que ce point doit nécessairement opposer le rapport aux oeuvres de l’esprit et le rapport aux oeuvres commerciale, en faisant passer la ligne de partage entre une réflexion manifeste et un formatage apparemment indéniable. A l’aide de ce partage, les mêmes commentateurs ne cessent de lire le devenir de notre société et de conclure de l’extension réelle du champ du divertissement à la perte plus ou moins définitive du lien social et de la capacité à résister à la stérilité intellectuelle des spectacles de masse.
            Or, une analyse un tant soit peu fine tant du rapport spectateur-stade que de la manière dont les plupart des spectateurs abordent les arcanes du sport montre qu’à l’évidence ce modèle de réflexion est trop étroit. Il n’est inébranlable que parce qu’il s’aveugle sur le travail sur soi qu’exige le regard sur les jeux du stade. Il est finalement réducteur dans la mesure où il enferme le spectateur dans la seule dimension émotionnelle. Ses certitudes sont cependant contredites par l’examen que nous avons conduit.
            D’ailleurs, il n’est pas interdit de se demander si l’on a raison de perpétrer des formules comparatives, qui négligent complètement des prises en charge collectives différentes, des investissements plus conséquents et des planifications qui ne répondent pas aux mêmes critères.
            Et surtout, nul ne saurait oublier que, de plus en plus, le domaine du sport sert de référence pour l’organisation des autres manifestations, y compris artistiques. Les organisateurs de ces dernières, désormais, prennent conseil auprès des premiers pour ordonner les réceptions de spectateurs, profiter de leur savoir-faire élargi, comprendre comment canaliser les grandes foules, provoquer des événements, ... Reste qu’il n’est pas certain que cela aboutisse à des pratiques similaires entre les uns et les autres.