20110103

Peut-on écrire une histoire non-européenne ?

Thibault Barrier
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             Les débats contemporains sur la World history obligent à poser à nouveaux frais la question de la conception présente d’une histoire du monde. Pour assurer sa validité, elle devrait tendre à l'impartialité. L'historien idéal serait un historien apatride, sans appartenance géopolitique particulière, ce qui devrait le rendre apte à produire une histoire « objective ». L’histoire serait d'autant plus vraie qu’elle ne serait plus le simple relais d’une grammaire conceptuelle européenne appliquée de force à d’autres groupes humains. L’idéal d'une histoire mondiale consisterait à s’énoncer à partir d’un lieu neutre, qui serait en cela universel.
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            Eine Debate auf die Weltgeschischte (World history or Big history) ? Eine Darstellung der wichtigsten Zusammenhänge können wir finden auf einer Bücher, insofern er darin die Entwicklung der ganzen bekannten Welt nachzichnete ? Untescheidet sie sich von eine liste von Ereignissen zu allen Jahrhunderten ? Hier einen Beitrag, eine Reflexion zum Geschichtsbegriff, über eine universalen oder globalen Geschichte der Menschheit.
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            I dibattiti contemporanei sul' World history ci fanno riflettere ancora una volta sulla concezione attuale di una storia del mondo. Per assicurarne la sua validità, dovrebbe puntare all'imparzialità. Lo storico ideale sarebbe quello senza patria e appartenenza geopolitica particolare, cioè capabile di produrre una storia con un punto di vista esterno, dunque neutro. Sarrebbe anche piu vera se non fosse un semplice ricambio tra la grammatica astratta europea applicata con forza agli altri gruppi di umani. Una storia mondiale avrebbe come caracteristica di enunciarsi da un punto di vista neutrale, che diventerebbe universale.
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            Contemporary debates on a World History require that we once again consider the question of a global history.  To ensure its validity, this history must imply a certain impartiality.  The ideal historian would therefore be stateless, removed from any geopolitical belief, thus enabling him to trace an “objective” history.  History would therefore increase its veracity by no longer being the forceful application of European concepts to other human groups.  The ideal global history should be generated from a neutral place, thus making it universal.
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            World history’de gerçekleşen çağdaş tartışmalar dünya tarihinin yeniden düşünmemize kapı açıyor. Ancak bu tarihin « geçerliliği » açısından tarafsız olarak yazılması da önemli bir şart. Ideal, bahsi geçen dünya tarihinin, jeopolotik bir bağlantısı olmayan, « objektif » olarak kaleme alabilecek bir tarihçi tarafından yazılması. « Dünya tarihi ideali » evrenseliğe ulaşması ancak bu yönetemin uygulanması sonucunda gerçekleşebilir.
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            Posée ainsi, la question peut sembler absurde. La simple existence factuelle d'un grand nombre d’ouvrages d’histoire de pays appartenant à d’autres continents incite à répondre d'emblée par l'affirmative. Cette évidence, loin de mettre un terme au questionnement, permet plutôt de le relancer sur un autre terrain, celui du droit. L’histoire, comme pensée du devenir des sociétés humaines, suppose de relater de la manière la plus exacte possible les étapes de ces différents développements, à partir de l’ensemble des documents disponibles légués par une époque. Qu’elle prétende au statut de science positive ou non, l’histoire tend à l'objectivité. Quand bien même elle appartiendrait irréductiblement au genre du récit, elle doit au moins, à la différence de la fiction littéraire, se présenter comme un « roman vrai ». C’est cette prétention à l'objectivité qui devient problématique. Non seulement l'histoire échouerait toujours à atteindre la neutralité qui en fondrait la scientificité, mais elle serait toujours au fond une forme de légitimation de l’ordre établi, une manière d’entériner le fait, en un mot, l’histoire des vainqueurs. Cela revient à faire de l’histoire une discipline ethnocentrée dans ses méthodes et dans ses résultats, dans la stricte mesure où les catégories dont dispose l'historien sont issues de la tradition intellectuelle occidentale.
            Les débats contemporains sur la World history s’inscrivent dans cette double perspective. Pour assurer sa validité, l’histoire du monde doit tendre à l’impartialité. L’historien idéal serait un historien apatride, sans appartenance géopolitique particulière, ce qui devrait le rendre apte à produire une histoire « objective ». L’histoire serait d'autant plus vraie qu’elle ne serait plus le simple relais d’une grammaire conceptuelle européenne appliquée de force à d’autres groupes humains. L'idéal d'une histoire mondiale consiste à s'énoncer à partir d’un lieu neutre, qui serait en cela universel. Le lieu propre de cette énonciation serait un non-lieu. Si une telle impartialité demeure irréalisable dans les faits, au moins l'historien doit-il tendre asymptotiquement à une telle neutralité du point de vue (1). Mais un tel effort est voué à être vain dès lors que l’on reconnaît que le projet même d'une connaissance historique est déjà une tâche proprement européenne. L’historien est alors pris dans une aporie : il doit soustraire son travail à tout eurocentrisme alors même que l'idée d'écrire l’histoire d’un peuple serait déjà quelque chose d’européen. Si le projet historique est d’emblée marqué par son origine occidentale, comment alors penser la possibilité d'une histoire neutre, cosmopolite, sans renoncer au projet même de l'écrire ? Une histoire non-européenne est-elle donc possible ?
            Pour répondre à cette question, il faudra interroger le sens de cette objectivité qui serait la garante de la validité du discours historique. Cette objectivité est-elle à penser sur le mode de l'impartialité ? Renoncer à l'impartialité est-ce alors renoncer à l'universalité qu'elle devait pourtant garantir ? Si l'universalité est reconnue comme une valeur européenne, peut-on ne pas être européen et pourtant prétendre à l’universalité ?

            Le premier problème engage le statut judiciaire de l'histoire. L'histor grec est cet arbitre équitable qui doit rendre à chacun son dû. Il faut préciser que l’historien a toutefois moins pour but de trancher le litige lui-même, qui déjà eut lieu, que de faire entendre de manière équitable les voix des partis engagés. Dans le cas d'une guerre, le bon historien sera celui qui parvient à dépasser son appartenance ou ses préférences nationales pour faire droit aux points de vue respectifs des opposants avec la même justesse. Faire l’histoire des guerres médiques doit rendre justice aussi bien aux grecs qu’aux barbares. Il est possible de multiplier les exemples à loisir. L'essentiel consiste à bien voir que l'historien se doit d’être au dessus de tout parti. Ces liens intimes que l’historien doit transcender s’il veut être un bon juge ne tiennent pas seulement à sa nationalité d’origine. Il s’agit plus fondamentalement pour lui de rompre avec toute appartenance qui pourrait particulariser son discours : une classe sociale, une croyance religieuse, l'adhésion à une idéologie, à un parti politique, en un mot, à sa civilisation. Si ces liens ne sont pas explicitement neutralisés, le soupçon planera toujours sur son travail. L’histoire prétendument objective qu’il produirait ne serait plus qu'un relais idéologique destiné à légitimer tel ou tel intérêt de classe, de parti, ou autre. La position idéale de l'historien dépourvue de toute attache est une position impossible à tenir. L’exigence d'objectivité sur laquelle elle s’appuie revient à faire de l’historien un être sans culture, sans le moindre héritage singulier. Cette position devient même franchement contradictoire car c’est son savoir personnel sur la situation qui fait de lui un arbitre possible du conflit, or c'est justement le caractère personnel ou singulier de ce savoir que l'on refuse de voir apparaître dans son jugement. Ce qui le rend apte à juger est en même temps ce qui rend son jugement susceptible d’être partial, lui faisant perdre la neutralité qui devrait être la sienne. Non seulement cet idéal de neutralité est irréalisable car l'historien ne peut cesser d'être ce qu'il est (un individu construit par une culture) au moment d’écrire l’histoire, mais il est en plus contradictoire dans la mesure où la qualité propre d'un savoir singulier est à la fois un motif d'élection et de rejet.
            Une solution consisterait à prendre acte de cette impossibilité et à faire de la neutralité envisagée un simple idéal régulateur de l'écriture historique. L'impartialité serait le focus imaginarius de la raison historique qui devrait s’employer à y tendre asymptotiquement, tout en sachant que cet effort est sans fin (2). Cette solution n'en est pas vraiment une car elle se contente de repousser jusqu’à un terme inassignable le nœud de la tension, sans remettre en question le bien fondé d'une telle exigence. Or, à défaut d'être possible, cet idéal d'impartialité est-il même souhaitable ?
            Il faut d’abord reconnaître qu’un renoncement intégral de l'historien à ses appartenances culturelles revient à le faire renoncer au projet même d'écrire l’histoire. En effet, l’histoire comme récit ordonné d'évènements ou de normativités humaines passées, est le produit d’une culture occidentale. La discipline historienne (avec ses institutions, ses méthodes,...) est elle-même européenne. Un historien détaché de toute civilisation ne serait justement plus un historien. Il n’y a aucune raison de supposer que le projet historique, qu'il soit considéré comme une simple modalité d’un rapport spécifique d'une culture à son propre passé ou récit complexe d’une certaine chronologie humaine, puisse constituer une activité naturelle de l’homme. Certains hommes font de l’histoire, d'autres non, et les premiers ne sont pas à un stade d'avancement supérieur aux seconds sous prétexte qu'ils appréhendent différemment leur rapport au temps. Il ne s’agit là que d'une reprise de la critique que formulait déjà Lévi-Strauss contre l’identification des peuples dits sans histoire à des peuples « primitifs », c'est-à-dire des peuples qui seraient l'image plus ou moins fidèle de notre propre passé. Mais l'idée du caractère irréductiblement européen peut aussi bien servir une critique de l’histoire, car il marquerait de manière définitive l'européano-centrisme de l'historien. Si toute histoire est par essence européenne, il n’y a alors qu’un pas à faire pour affirmer que ce point de vue occidental qui lui est inhérent la condamne à l’ethnocentrisme. Quel que soit donc son objet, la discipline historique serait vouée à l’ethnocentrisme. Il n'y aurait là que des différences de degrés. L'objectivité historienne apparaît ainsi comme une chimère.
            Cette dernière critique repose toutefois sur une confusion plus profonde entre un projet de connaissance qui implique des réquisits méthodologiques (tels la validité du principe de non-contradiction, la critique des sources, la justification des thèses avancées,...) et des critères d'évaluation (la productivité, la présence de technologies de pointe, le souci écologique,...). Or l’ethnocentrisme tient à la projection des seconds comme grille de lecture universelle à partir de laquelle sont mesurés différents degrés d'avancement de telle ou telle société. C’est dans l'érection de critères d'évaluation propres à une culture en valeurs universelles que tient l'ethnocentrisme. Autrement dit, il consiste à ne pas reconnaître l’historicité (et donc la localité) de ses propres catégories intellectuelles, qui ne sont jamais qu’un « outillage mental » parmi d'autres possibles. Si l'histoire est irréductiblement européenne quant à ses exigences formelles, elle n’est pour autant pas nécessairement européano-centrée quant à ses critères d'évaluation. En d'autres termes, il s'agit de distinguer l'idéal d’impartialité d'un côté, et la probité de l'autre. Celle-ci relève précisément des exigences de méthode que s'impose le travail de l'historien, et tient principalement dans la prise en compte de l'ensemble des documents qui vont à l'encontre de la thèse défendue. En effet, la probité ne doit pas empêcher de défendre des thèses précises, elle permet au contraire d’affiner leur domaine de validité. Si l'objectivité peut encore être revendiquée par l'historien, c'est au titre d'une exigence méthodologique et scientifique de probité, et non d’une prétendue impartialité qui suppose que l'histoire peut s’écrire à partir d'un lieu vide. L’irréductible partialité des méthodes historiques assure en même temps sa probité pour autant que la confrontation des documents fait partie intégrante des exigences formelles de l'historien. Il est donc possible de faire de l’histoire (essentiellement européenne en son projet même) sans faire de l’Europe le telos à partir duquel juger l'histoire mondiale antérieure comme autant d'étapes vers un achèvement ultime (3).
            Ce qui relève alors d’une attitude ethnocentrique tient plutôt dans la croyance selon laquelle l’histoire telle que nous la connaissons serait le modèle universel de compréhension de l'usure du temps sur le devenir humain, et dont chaque peuple devrait s’emparer pour parfaire son propre développement culturel. L’Europe, issue des Lumières, aurait ainsi produit un instrument d’émancipation universel que chaque culture devrait apprendre à manier pour enfin parvenir à une sorte de conscience de soi, par la reconstruction de son histoire, qui permettrait d'atteindre le stade de la maturité. Autrement dit, l’Europe serait le dépositaire de l'universalité qu’elle accepterait de partager pour éclairer le reste du monde : il faut dire aux autres qu’il fait jour. N’est-il pourtant pas contradictoire de faire de l'universalité l'objet d'un monopole, dont certains seraient les propriétaires exclusifs ?

            Un certain nombre de textes (ou pamphlets) critiques à l’égard de l'histoire postcoloniale peuvent donner sens à la question. Outre la propension à l’autoflagellation ou à l'entêtement rétrospectif dont l’occident serait friand, c'est le particularisme de ces histoires qui serait dangereux. L’argument repose sur une analogie asymétrique. Alors que, pour un européen, faire l'histoire de l’Afrique ou parler de philosophie africaine, c'est faire preuve, tel un digne héritier des Lumières, d’esprit universel ; à l'inverse, l'africain qui fait l’histoire de l'Afrique ou parle de philosophie africaine ne fait que s’enfermer dans sa propre particularité, incapable qu'il est de s’extraire de sa singularité pour s'élever au niveau du commun, de l'universel. Ce particularisme irréductible serait la preuve que ces discours ne sont au mieux que les masques d'un ressentiment profond ou d'une lamentation indéfinie. Alors que l'Occident serait la seule culture transparente à elle-même, capable de se critiquer, les autres cultures resteraient aveuglées par une adhérence immédiate à leurs particularismes, et en cela opaques à elles-mêmes (4). Notre problème de départ s’est seulement déplacé, mais l'enjeu reste le même : certains ne peuvent s’empêcher de penser depuis la particularité de leur position alors que la prétention à l'universel des autres leur permet d'échapper à la partialité du point de vue qui serait le leur. La difficulté tient à la nature présumée de l'universel.
            En effet, l'universalité ne peut pas être revendiquée comme la qualité propre d'une culture, ou d'un discours. L'universel ne peut se comprendre comme une valeur dont certains seraient les uniques dépositaires et qu’ils auraient la charge de transmettre aux autres. Cela revient à faire de l'universel une particularité transmissible, mais qui n'en reste pas moins la propriété de certains. Or l’idée même d'universalité s'est construite contre la parole unique de l'autorité, la parole du centre. L'universalité, c’est le refus de la centralisation autoritaire du discours qui fragmente les espaces sur lesquels elle exerce son pouvoir. En ce sens, elle relève bien plutôt de la périphérisation, de l’ouverture des particularismes entre eux, sans avoir à passer par un centre de référence. Le souci de l'universel consiste à rendre possible la circulation des énoncés contre les insularités. Cette ouverture n’est pas à envisager comme le face à face de l’Europe avec un autre qui lui serait extérieur, mais comme une ouverture de l’Europe au sein d'elle-même, par une certaine attention aux diverses voix, plus sourdes, qui la traversent et la constituent. La circulation des énoncés périphériques entre eux ne revient pas à provincialiser l’Europe, mais justement, à sortir le sujet européen de sa propre provincialité. Dépourvue de centre de référence, de foyer ultime des significations, l'universalité se laisse penser sur le modèle de cette « sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». Contre l'universel de surplomb, on peut se figurer un « universel latéral ». Bien plus qu'une valeur, l'universalité est une action, une énonciation sans début ni fin, un processus fluide et non un capital susceptible d'être détenu. Dans une telle perspective, nous nous contenterons de noter que la traduction apparaît bien comme la capacité même de faire circuler des énoncés, où importe beaucoup plus ce que l'on y gagne que ce que l'on y perd. L'exercice de la traduction permet de contester la hiérarchisation des langues selon leur degré de proximité supposé (5) avec le rationnel. L'importation d'une langue estimée apte à dire l'universel est allée de pair avec une dialectisation des langues locales, jugées incapables de se détacher de leur système de croyances traditionnelles. Nous pouvons alors remarquer que cette marginalisation de certains énoncés devient problématique pour l'exercice historique lui-même.  

            Si l'histoire se constitue comme récit « vrai » par l'exhibition de documents dont elle peut garantir l'authenticité, comment procéder dès lors que des institutions politiques en barrent volontairement l'accès ? Comment faire de l’histoire lorsque l’archive écrite, tangible, est indisponible ? L'historien doit alors se tourner vers la seule source disponible, jugée indigne car friable, depuis au moins le XVIIe siècle : le témoignage oral. La subjectivité de l'historien qui part à la recherche de ces sources, les recueille et les organise, revient alors au premier plan. C'est la partialité de l'historien qui permet de produire le lien entre ces différentes mémoires individuelles éclatées. Les travaux de Benjamin Stora, depuis sa thèse sur M. Hadj jusqu'à ses ouvrages récents sur la guerre des mémoires, s'inscrivent dans cette délicate perspective. L'universel historique, entendu comme projet de construction d'un sens, ne peut ainsi se faire que par la mise en circulation d'énoncés oraux, apparemment périphériques et emprunts de particularismes polémiques, et n'ayant en cela rien d'universel. L'histoire se construit doublement par ses marges. Le sens n’est plus consigné à partir d'un foyer unique, issu de la métropole mais se diffuse par échos à partir des anciennes provinces colonisées. Cette marginalité géographique est redoublée par une marginalité plus proprement historiographique, celle du matériau employé. Le témoignage oral, qui passait pour une source seulement secondaire et peu digne d'intérêt à l'égard du document historique par excellence qu'est l'archive écrite, est (re)devenu le matériau principal de l'enquête. Que ces faits auxquels se réfère l'historien soient ainsi profondément conflictuels n'interdit pas d’en faire émerger du sens. L'irréductible guerre des mémoires n'invalide pas la scientificité du projet historique lui-même : il n’y a peut être de science que de l'universel, mais cet universel n'est pas nécessairement quelque chose de consensuel. La scientificité de l'histoire semble ainsi plutôt tenir dans sa capacité à se faire science d'une pluralité conflictuelle. L'histoire serait la science des mémoires diverses. Le sens, dans ce qu’il peut avoir d'universel, n'est pas ce qui reste après le conflit (le consensuel qui échappe au conflictuel), mais se constitue par le rapport de force qui s'établit dans le conflit lui-même. L'universalité ne surmonte les conflits que sur le mode de l’intégration et non pas de la négation.
            L’intégration est précisément ce qui permet de penser la permanence du passé dans le présent. Le passé n'est jamais définitivement passé, ou mort, il ne cesse jamais d’agir, ou du moins, il est toujours disponible pour devenir un motif d’action présente. En ce sens, le passé n'est pas plus un donné pour le présent que ne l’est l'avenir. L'histoire travaille dans cette double direction. Le passé est sans cesse reconstruit grâce à ses traces laissées disponibles pour le présent. L’histoire ne peut se contenter de produire des périodisations fixes. Si une certaine histoire a pu assigner des bornes temporelles déterminées à la décolonisation (1950-1960), il faut bien voir que l'histoire de la décolonisation n'est pas un simple récit d’évènements définitivement passés qui ont pu avoir lieu lors de cette décennie. L’histoire de la Guerre d’Algérie, par exemple, ne saurait se réduire à un si bref intervalle de temps passé. Périodiser, c'est supposer que les évènements ainsi scandés sont désormais « pour nous une chose du passé ». C'est méconnaitre la présence du passé sur laquelle le titre même d'un des ouvrages de Stora, La Guerre d'Algérie, 1954-2004, invite à réfléchir. L'histoire constitue donc un accès privilégié au sens, si le sens se comprend comme la réactivation toujours présente de traces persistantes du passé. Ces traces peuvent être comprises quand bien même ce passé ne serait pas mon passé propre. C'est là tout l’enjeu de la culture. L’histoire peut se comprendre comme science des mémoires au sens où la mémoire constitue toujours l'activité d’une intériorisation d’un vestige disponible. L’esprit humain est historique dans la mesure où il est perméable aux traces léguées par le passé, traces qui sont autant d'héritages disponibles, vivants. Ce n'est pas le sens qui se donne tel quel dans le vestige, mais sa trace, un ensemble de présences passées à partir desquelles le discours historique peut organiser un parcours signifiant, quoiqu'il en soit de son appartenance originaire.
            L’histoire permet ainsi la construction de son propre héritage. La pluralité des mémoires fonctionne comme pluralité des vestiges du passé en nous. Faire de l'histoire ou apprendre l’histoire ne relève pas d’un souci antiquaire d’érudition avec des choses mortes, mais consiste à actualiser des possibilités d'existences à partir de la sélection d'un héritage disponible. Cette disponibilité n'est pas restreinte à l’appartenance sociale, nationale ou autre, mais ouverte à l'ensemble du genre humain. Mon passé n’est jamais que le passé que je choisis de m'approprier. L’histoire apparaît comme l'un des principaux instruments de culture dans la mesure où se cultiver consiste avant tout à reprendre, à réactiver des possibilités déjà existantes, et à se construire un héritage humain dans lequel on se reconnaît. A cet égard, les Essais de Montaigne ne sont-ils pas une des plus brillantes mises en scène d'une subjectivité constituée par l'étagement successif de traces du passé qui sont autant de monuments de l'histoire humaine, sédimentés et concentrés dans l'héritage d'un esprit individuel. Montaigne se construit par l'extérieur, par le périphérique. Il n’est rien d'autre que l’écart qui se déplace au cœur des histoires qui le traversent.

            Au terme de ce parcours nous avons vu que penser une histoire non européenne devait conduire à s'interroger sur le statut même de l'impartialité et de l’universalité que l'histoire a pu revendiquer. L'exigence d'impartialité est apparue non seulement impossible, mais aussi indésirable, dans la mesure où elle supposait une conception surplombante de l'universel et du sens historique. Beaucoup plus qu'un simple détour, l’histoire postcoloniale est l’un des lieux privilégiés où se fait voir la possibilité d'une histoire non-européenne. Elle permet en outre de jeter une lumière nouvelle sur la façon dont fonctionnent les catégories historiques héritées de la pensée classique. Le sens de l’universel ne réside plus dans une objectivité anhistorique à partir de laquelle prendrait justement sens le devenir historique, mais dans le trajet périphérique qui fait de l'histoire une science des mémoires, des héritages en conflit. L'historien ne tend plus à l'impartialité, mais propose un agencement de partialités hétérogènes (dont la sienne n'est pas exempte) à partir duquel un parcours singulier est possible. Là se construit l'identité d'un sujet, qui ne peut en aucun cas être pensée sur le mode d'un donné originaire qu'il s'agirait de préserver, contre les aléas de l'histoire.


Notes :

(1) Cf. par exemple la rapide mise au point sur la question dans Roger Chartier, Au bord de la falaise, Paris, Albin Michel, 2009, p. 262-267.
(2) Sur les modalités d’un tel effort, voir : K. Pomian, « World history : histoire mondiale, histoire universelle », in Le Débat, n°154, Mars-Avril 2009.
(3) On peut penser ici aux leçons sur l’histoire de GWF. Hegel. Or la lettre même du texte est plus nuancée et interdit de réifier la « fin de l’histoire » en un terme définitif. L'Amérique apparaît aux yeux de Hegel comme la nouvelle terre du déploiement de l’Esprit. cf. La Raison dans l'histoire, Paris, UGE, 1965, le chapitre sur « L’Amérique du Nord et son destin », p. 236-242, notamment la fin, « L'Amérique est donc le pays de l'avenir où dans les temps futurs se manifestera (…) la gravité de l'histoire universelle ».
(4) On trouve déjà les linéaments de cette idée dans le même texte de Hegel, op.cit., p. 251 : « Dans l'ensemble, nous trouvons ainsi, en Afrique, ce qu'on a appelé l'état d'innocence, l'unité de l'homme avec Dieu et avec la nature. C'est en effet l'état d'inconscience de soi ».
(5) Sur ces remarques, voir Seloua Boulbina, Ecrire l'après, penser le fait postcolonial (document HDR), à paraître en 2011.