20130201

Autorité et pouvoir

Le moment européen du « commandement ». 
Représentations et enjeux du couple autorité/ pouvoir. 

Stanislas d’Ornano 
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Die in diesem Werk vertretene These zeigt, dass in vier bedeutenden industrialisierten Ländern (Deutschland, Frankreich, Vereinigte Staaten, Sowjetunion) das Bedürfnis nach Führern, das in allen gesellschaftlichen Bereichen identifiziert werden kann, einer Strategie der Macht habenden Elite den neuen Massenphänomenen gegenüber entspricht. Yves Cohen erklärt nicht nur den je nach Nationen verschiedenen Wortschatz für Führungsvorrichtungen (« commandement, Führung, rukovodstvo, leadership »). Darüber hinaus werden zwei Unterschiede hervorgehoben. Einerseits werden die Fokussierung auf eine Person (USA) und die auf eine Institution (Frankreich) gegenüber gestellt. Anderseits trennt er den Ausdruck des Bedarfs der in ihrer Zeit Handelnden (Persönlichkeitsprinzip) von der Analyse der Macht seitens der Sozialwissenschaften, die vom ökumenischen Konzept der Autorität ausgehen.

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The author¹s thesis can be summarized as the need for leaders that he has identified in every sector of society among four industrializing countries (Germany, France, United States, Soviet Union) between 1890 and 1968, corresponds to a strategy designed by the ruling elites facing the new mass phenomena. Beyond the specific wordings that have been used to designate leadership devices in each country (« commandement, Führung, rukovodstvo, leadership) this work addresses a double discrepancy: the one between the focus on the individual (United States) and the focus on the institution (France), and the one between the expression of the people¹s needs (principle of personality) and the analysis by social sciences of the power¹s facts via the irenic concept of autorité (Autorität).

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L’Heure est au repli des 27 pays européens sur des politiques nationales impuissantes à desserrer l’étau de la dette publique issue – depuis cinq ans – de la crise financière des subprimes. Il semble bien alors que l’énergie nécessaire à la circulation transnationale des idées dans l’espace européen se limite à l’importation de « modèles » (allemand, danois…) et de leurs recettes libérales communes : les « chocs », de compétitivité, de moralité… 

Plus précisément, s’est instauré un face à face entre deux modes de circulation de l’énergie : celui des élites (commission européenne, FMI, gouvernants et hauts fonctionnaires, organisations patronales et syndicats gestionnaires…) produit des stratégies de « chocs » nécessaires, lesquelles évitent toute remise en cause d’une présumée rationalité du capitalisme « cognitif »[1] ; celui des luttes quotidiennes de citoyens contre le contrôle de leurs vies issu du sauvetage de systèmes financiers corrompus et défaillants, qui peinent à structurer des mouvements d’indignés. 

Ce face à face – plus fondé sur la manipulation que sur la force- repose sur l’acquiescement, certes vacillant, aux règles du jeu qui contrôlent sans commander dans les dispositifs économiques et sociétaux. Au-delà de l’exercice de la souveraineté (sur les territoires), de la discipline (sur les corps), mais également de la « gouvernementalité »[2] (les incitations à agir adressées aux populations), l’impératif d’auto-évaluation du salarié dans une logique déhiérarchisée de projet peut donner à celui-là le sentiment d’acquiescer librement[3]

L’ouvrage d’Yves Cohen, Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, (1890-1940) (Paris, Éditions Amsterdam, janvier 2013, 872 pages) nous rappelle opportunément que la configuration actuelle est en quelque sorte plus ouverte[4] que celles qui ont précédé : à l’ère du châtiment royal rendu public prolongé par le dressage des corps lors de la première révolution industrielle aurait succédé celle du commandement, qui requiert une part d’adhésion, avant que l’année 1968 n’ouvre les perspectives d’une « foule sans maître » - implicitement une foule contre le maître – capable de développer ses propres ressources d’émancipation. 


Une histoire du commandement à l’âge de l’ « ère des foules » 

C’est de la seconde configuration qu’il s’agit ici, celle qui correspond au moment historique délimité par la publication de Rôle social de l’officier de Lyautey (1891) et de Psychologie des foules de Gustave Le Bon (1895)[5] jusqu’aux années 1968, au cours desquelles se déploie l’idée de la nécessité des chefs, de la nécessité de la hiérarchie et de la subordination (p. 815). La thèse de l’auteur tient a ceci : le besoin de chef, l’obsession du chef, constituent un phénomène global, un trait commun aux pays (Europe, Etats-Unis) en cours d’industrialisation qui définit leur rapport à la modernité. Elle correspond à une stratégie des élites dirigeantes, aussi bien en zones totalitaires que capitalistes et libérales, pour faire face « aux phénomènes de masse nouveaux qui risquent d’échapper au contrôle, tant dans l’industrie, dans la guerre, dans la politique, que dans le mouvement social » (p.9). La formidable démultiplication de la production et la complexification des organisations dans tous ces domaines nécessitent des chefs compétents à tous les niveaux, en remplacement de l’aristocratie. 

Une méthode : dispositifs de commandement et sémantique comparée 

L’outillage de l’historien est ici double. Comme dans les travaux de Michel Foucault sur l’État qui saisissent « le moment où il a commencé à entrer dans la pratique réfléchie des hommes »[6], l’effort est orienté vers « les pratiques opératoires et discursives » liées au commandement, qui se déploient dans tous les domaines de l’espace public. Sont articulées dans cette optique une approche visant à restituer « l’immense trame discursive universitaire, professionnelle, littéraire, de prescriptions (l’émergence d’un nom du fait des praticiens, l’emprunt d’un vocable ou d’un trait de pensée dans un congrès, un livre, un récit) » et l’approche pragmatique des millions d’actes de commandement quotidiens visant à saisir les subjectivités pratiques des chefs. 

L’enquête est menée dans quatre pays – représentatifs de ce moment historique qui concerne tous les pays en phase d’industrialisation-, la France, l’Allemagne, l’Union Soviétique et les Etats-Unis, sous l’angle d’une sémantique comparée qui rend justice à la fois des circulations de formes et de dénominations du commandement en Europe et de l’influence exercée par la vision américaine en termes de leadership. La formule « on a besoin de chefs » s’est déclinée simultanément en quatre termes commandement, Führung, rukovodstvo, leadership, à la fois dans des configurations nationales singulières et selon des mécanismes d’emprunts et d’influence, cette mise en équivalence posant deux problèmes, celui de leur « intertraductibilité » et celui de l’écart entre « autorité » et « authority ». 

Le premier problème est mis en relief par l’interrogation réciproque des notions intrinsèquement différentes mais dont la mise en écho délimite des proximités/ différences et donc dessine des convergences. Ainsi, le terme allemand Führung traduit d’un côté simultanément commandement des hommes en français et l’américain leadership (« Menschenführung »), et par ailleurs le terme management (« Betriebsführung ») qui rend compte de la gestion par l’OST, alors même que les deux termes américains sont nettement différenciés. Mais le terme français de commandement renvoie à des mécanismes « très formels, à des titres, des positions dans des hiérarchies, des droits à commander » spécifiques qui tranchent avec la réalité plus large à laquelle renvoie leadership, englobant gestion, commandement et supervision directe du personnel. Aussi, le terme russe rukovodstvo peut traduire aussi bien la notion de guidage contenue dans leadership et Führung que commandement (p.44). 

Autorité/ pouvoir: enjeux d’un face à face entre pratiques discursives et sciences sociales 

Le deuxième problème, celui de l’appréhension d’une notion connexe du pouvoir (le pouvoir de commandement ainsi dénommé par Yves Cohen), l’autorité, comporte des choix épistémologiques visant à « rechercher l’universalité pour rendre scientifique un énoncé » (p. 52). Pour l’auteur[7], une « histoire croisée des formes de pensée » de l’autorité dans différentes zones du globe restitue à trois protagonistes (les acteurs de l’époque concernée, les chercheurs actuels, les acteurs actuels soucieux de réflexivité) la capacité de partager leurs réflexion, et, en l’occurrence, rend justice à un malentendu franco-américain (et au-delà américano-européen) signifiant. En France, la thématique de l’autorité est prégnante, constante, politisée (sous l’influence des thèses de Max Weber et Hannah Arendt) et fortement réitérée depuis vingt ans dans la formule d’une « crise de l’autorité ». Aux États-Unis, une différence fondamentale dans les représentations est fixée notamment par le sociologue robert Merton : le leadership correspond à l’influence sociale fondée sur les qualités personnelles du leader, alors que l’authority est l’attribut d’une position sociale, légitimée par un statut. Ainsi, les termes wébériens « d’autorité charismatique » introduisent la confusion dans une vision américaine. Du coup, l’épaisseur des pratiques discursives autour de « commandement/ autorité » est travaillée par la différence franco-américaine et américano-européenne entre la focalisation sur l’autorité du titre (statut) et l’autorité de la personne[8]. Mais ces décalages sont pris en charge par l’histoire croisée : «Étudier le leadership en France au début du XX° siècle n’aurait pas de sens si on ne rapprochait pas le terme de l’expression autorité personnelle. Et si l’on pense étudier aux Etats-Unis l’authority , y inclure les formes de l’autorité personnelle telles qu’elles sont définies en France au début du XX° siècle paraîtrait déplacé si l’on ne les traduisait pas par leadership ». 

Mais pour l’historien, guidé ici par une réflexion foucaldienne sur le pouvoir/ savoir, le véritable enjeu est ailleurs. Le considérable matériau empirique collecté témoigne d’une omniprésente expression du « principe de personnalité » dans les pratiques discursives des acteurs liées au commandement dans les quatre pays étudiés (le maréchal Lyautey en 1891 articule autorité bureaucratique et autorité personnelle, le principe de personnalité oriente le « Führerprinzip » de Mein Kampf), alors même que le concept d’autorité, au cœur des catégories savantes mises en œuvre par les sciences sociales (surtout la sociologie) traduit une histoire de la rationalisation centrée sur la fonction et la bureaucratie impersonnelle, un primat de l’organisation sur l’individu, identifiables aussi bien chez Weber (dans une optique libérale) que chez Durkheim, Merton, Talcott Parsons. Or, pour Yves Cohen, « les historiens n’ont aucune raison d’être impressionnés par ce discours, qui ne dit rien de la personne », d’autant que l’usage du concept wébérien/ arendtien d’autorité qui présuppose l’acquiescement des individus ne rend pas justice des résistances au pouvoir et de l’épaisseur historique du « besoin de chef » , contemporain dans les années 1920 de la naissance du sujet psychologique « devant lequel s’efface l’homme de raison libéral du XIX° siècle ». 

Une dynamique européenne des échanges de formes de pensée 

Concernant l’Europe de la période (1890-1940), l’ouvrage donne à réfléchir – par contraste avec les difficultés actuelles à fédérer un mouvement d’indignés ou de mobilisés- à la formidable vivacité/ efficacité de la circulation transnationale des catégories et pratiques discursives traduisant le besoin de chef. Sont dégagées certes des différences nationales : en URSS, la « promotion » à des postes de chef dans l’industrie est un ciment de la société, en Allemagne avant le nazisme, « l’initiative » est la règle – contrairement au poncif du dressage à la prussienne ; en France avant Vichy, le « chef » est une valeur républicaine. Mais au fil des décennies les changements de vocabulaire (« suggestion » dans les années 1900-1920 ; « influence » puis « magnétisme » dans l’entre deux guerres) traversent les frontières et les secteurs de la société (not. entre industrie et politique), si bien que les formes de pensée liées à une configuration nationale se transforment. Le cas de Hyacinthe Dubreuil, ancien secrétaire de la CGT devenu le héraut français de l’OST, rendant compte de l’expérience de l’industriel tchécoslovaque Bat’a est exemplaire : « Nous ne sommes pas loin de la Russie et l’influence du monde slave est là très forte. Nous comprendrons ainsi que le Chef, qu’il s’y appelle Nicolas, Lénine ou Bat’a se trouve toujours être un peu un tsar (…). C’est comme un roi que personne ne pourrait songer à déposer, car il est trop évidemment l’homme de la fonction » (p. 478). 

Ce considérable travail empirique au service d’une démarche pragmatique « croisée » en sciences sociales et outillé par une perspective critique sur le rapport entre savoir et pouvoir, se révèle très fécond pour questionner les incertitudes de l’Europe d’aujourd’hui à l’aulne du moment historique du « commandement », configuration qui a précédé le moment postindustriel, postmoderne, globalisé, liquide, dont « la foule sans maître » est l’une des figures types. Aux dispositifs de contrôle de masse investis par une rhétorique du chef personnalisé correspondait un discours des sciences sociales décalé centré sur une vision de l’autorité. L’heure est aujourd’hui – depuis Clastres et Foucault jusqu’à Jacques Rancière et James Scott à l’interrogation de la structure d’un consentement à obéir qui ne va pas de soi. Au-delà de cet apport, deux remarques peuvent être glissées. Le politiste pourra peut être considérer que le choix d’une approche pragmatiste qui appréhende les notions liées au commandement à travers des pratiques discursives organisées en un continuum indifférencié (chercheurs, acteurs de la vie sociale) ne dispense pas d’articuler clairement et conceptuellement pouvoir/ autorité/ domination. De ce point de vue, l’assimilation pure et simple de l’autorité à la domination dans la sociologie wébérienne simplifie probablement l’articulation entre l’effectivité d’une situation de pouvoir mise en œuvre éventuellement par une autorité « charismatique », sur la base d’un système de croyances significatif d’une configuration spatio-temporelle donnée. Le « malentendu » américano-européen renvoie peut être à des cadres hétérogènes. 

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[1] Yann Moullier-Boutang, le capitalisme cognitif : la nouvelle grande transformation ? , Paris, éd. Amsterdam, 2007. Ce troisième capitalisme, à la fois cognitif et patrimonial, créé de la valeur à travers la production de connaissances par les réseaux numériques fonctionnant comme un cerveau vivant collectif. Il se défend très bien face à un monde numérique coopératif, en « judiciarisant le processus de démarchandisation » (enjeux autour des lois Hadopi). 

[2] Michel Foucault, Sécurité, territoire et population, in Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil, 2004. 

[3] Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. 

[4] Dans un certain prolongement, soixante dix ans plus tard, de l’idée de « société ouverte » développée par Karl Popper, esquissant les conditions d’une démocratie effective fondée sur la liberté individuelle et la raison, hors de prétendues lois de l’histoire. 

[5] La phrase de Le Bon que la postérité retient est « les hommes en foule ne sauraient se passer de maître », formule comprise comme l’expression d’une constante humaine. 

[6] Michel Foucault, op. cit., pp. 252-253, cité p.22. 

[7] Yves Cohen fait explicitement référence à la méthode proposée par Michael Werner et Bénédict Zimmermann dans Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité, Annales HSS, 58e année, n°1, janvier-février 2003. 

[8] L’auteur fournit l’hypothèse d’une différence de représentations liée aux oppositions entre protestantisme/ catholicisme, droit naturel/ droit romain, p. 52.