20180304

Mensonge de la finance


Le mensonge de la finance
Jean-François Sigrist
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Simulation du climat © Los Alamos National Laboratory, 2018

Il est urgent d’inventer des indicateurs non financiers afin de retrouver le sens de la mesure économique… et ne pas désespérer l’humanité face aux défis sociétaux et environnementaux des années à venir. Telle est la thèse défendue par le mathématicien et économiste Nicolas Bouleau dans son dernier ouvrage Le Mensonge de la finance (Éditions de l’Atelier, 2018). Il y analyse lucidement l’état du système financier actuel… et la contribution des mathématiques à sa construction. Lecture d’un ouvrage salutaire.

En 1891, Émile Zola publie L’Argent, antépénultième tome de sa fresque littéraire. Esprit d’entreprise et manœuvres politiques, entrepreneur contre spéculateur, jeux de pouvoir et de communication : l’argent n’a pas d’odeur et fait le bonheur… de certains. Zola peint l’argent comme un moyen, celui de réaliser les rêves des visionnaires ou d’enfermer ses harpagons dans un cauchemar, chacun lui donnant son sens par ses actions.

L’histoire du banquier Saccard illustre à certains égards les mots de John Manyard Keynes :

« La bourse est le lieu du jeu entre des entrepreneurs qui pensent au long terme et les spéculateurs qui cherchent le gain immédiat par des prises de position psychologiques qui s’apparente à des concours de beauté où il s’agit de deviner le candidat ou la candidate qui aura le plus de suffrage… »

C’est avec la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, publiée dix ans après la crise de 1929, que le mathématicien et économiste Nicolas Bouleau ouvre l’essai qu’il consacre aux mathématiques financières. Le monde économique et financier a changé en profondeur depuis Zola et Keynes. Le chercheur explique comment la mathématisation des finances y a contribué… et quelles sont ses limites.
La mécanique de l’argent

« Equilibre » entre l’offre et la demande, « dynamique » des cours : à certains égards, l’économie classique s’est construite dans le sillage de la mécanique classique, à laquelle elle emprunte son vocabulaire – et une partie du formalisme mathématique contribuant à mettre en équation le mouvement de l’argent.

Dans un ouvrage de vulgarisation et de réflexion personnelle sur l’économie, Bernard Marris mettait en évidence les limites de cette analogie à laquelle les économistes classiques nous ont habitués (Anti-manuel d’économie, Bréal, 2003, 2006). Il explique que la science économique diffère de la science physique. Cette dernière met au jour des modèles mathématiques expliquant comment « les réalités physiques » s’imposent à nous.

Le monde physique appelle par exemple en permanence à la réalité les rêves des ingénieurs. Les objets qu’ils conçoivent partent des contraintes du réel et passent l’épreuve de l’opérationnel. Lorsque des projets d’ingénierie, parfois extrêmement coûteux, se heurtent aux réalités incarnées par des impasses techniques, des ressources économiques rares ou une rentabilité financière jugée insuffisante, il appartient aux industriels et aux États qui en sont à l’origine d’en tirer des leçons… ce qu’ils font parfois (Nicolas Chevassus-au-Louis, Un iceberg dans mon whisky : quand la technologie dérape, Seuil, 2015).

Procédons-nous réellement de même avec l’ingénierie financière ? Renonçons-nous facilement à des orientations économiques lorsque les réalités sociales et environnementales montrent qu’elles conduisent à plus d’instabilité – et font peser un risque sur notre avenir ? Questionnons-nous les logiques financières exigeant la rentabilité constante et élevée des capitaux investis, alors que nous vivons dans un monde essentiellement dynamique, interconnecté et limité et que le rythme qu’elle impose est insoutenable ?

Une économie devenue probabiliste ?

Nicolas Bouleau est aujourd’hui l’un de ceux qui engagent ce questionnement. Il explique comment la finance actuelle se fonde sur des mathématiques de haut niveau technique. Elles sont issues des travaux de mathématiciens, entamés à la fin des années 1970 dans le but de formaliser le calcul stochastique. Décrivant l’incertain et l’aléa, ce dernier trouve par exemple des applications en physique statistique pour le mouvement brownien, celui des atomes de gaz. Ces avancées théoriques ont intéressé le domaine financier au début des années 2000. Il s’’en est emparé et les a nourries en retour , proposant de nouvelles questions aux mathématiciens.

Cette révolution intellectuelle est tout aussi importante pour l’économique que celle qu’a vécu au début du siècle dernier la mécanique avec l’émergence de la théorie quantique. Fondée sur des concepts mathématiques développés initialement à d’autres fins que la modélisation physique, la mécanique quantique a permis de percer certaines énigmes de l’infiniment petit. Elle a contribué à prédire des phénomènes dont l’observation a été réalisée de longues décennies après leur conceptualisation – par exemple le célèbre « Boson de Higgs ». Avec les étrangetés physiques qu’elle établit, comme la fameuse intrication, la mécanique quantique invite à de nouvelles conceptions du monde… et contribue à des innovations techniques, des lasers d’hier aux ordinateurs de demain.

Les mathématiques financières ont joué un rôle similaire en économie. Le calcul stochastique fournit un cadre de conceptualisation à de nouvelles pratiques financières, renforcées par des algorithmes de collecte, d’analyse et de traitement de données toujours plus performants (Mokrane Bouzeghoub, Rémy Mossery, Les Big-Data à découvert, CNRS Editions, 2017). Rendant caducs les modèles d’équilibre, elles ont fait entrer la finance dans une logique dont il convient d’évaluer les effets. Le prix du marché sensé résulter du croisement la courbe et de demande est devenu obsolète. La volatilité des cours sert une spéculation en roue libre… avec un pouvoir de déstabilisation des marchés incarnés par les flash-crash – mini-effondrements aux maxi-conséquences ?

Nano-profits, macro-pertes

Afin d’être optimal, le système actuel a besoin d’un constant moins-disant social et environnemental, et engendre un accroissement sans précédent des inégalités (Thomas Piketti, Le Capital au XXIème siècle, Seuil, 2013), sans parler de l’épuisement des ressources planétaires.

« L’agitation désordonnée des cours va jouer un rôle grandissant (…) Cette volatilité est inévitable et ses conséquences ont été largement sous estimées par les économistes. Elle traduit l’incertitude sur l’avenir et elle va augmenter. Elle est comme le brouillard qui dissimule le ‘signal-prix’. Les agents économiques ne sont pas incités à renoncer à la surconsommation des ressources. C’est là le grand mensonge de la finance. (…) La dégradation de l’environnement et de l’organisation sociale est en dehors de ce que voit la finance (qui) est un très mauvais instrument de pilotage »

La concurrence des systèmes sociaux à l’échelle international dont a besoin une croissance sans limite est relayé par des politiques ultra-libérales impactant l’ensemble des organisations du travail. Elle obère de nombreuses opportunités d’entreprendre – c’est-à-dire de développer une vision de long terme et de se donner les moyens d’y parvenir collectivement.

Avec l’opacité des données financières, le « signal-prix de la planète » est perturbé : il devient quasiment impossible de réaliser des choix rationnels et de prendre des décisions utiles à l’économie planétaire – par exemple sur les matières premières.


Pour une économie scientifique et politique

Partant du principe que la finance est de nos jours incontournable, Nicolas Bouleau propose d’utiliser ses données de façon scientifique et politique.

« La finance est là, admise par un nombre de responsables actifs, protégée par nombre d’institutions privées, publiques et internationale. L’urgent est de montrer ce qu’elle peut faire et ne peut pas faire… »

Le constat est implacable : les marchés financiers ne peuvent pas répondre aux attentes des économistes et dissimulent la dégradation de la planète. Ils restent cependant des marchés, dépendant de décisions humaines.

« Les marchés financiers sont des marchés. Cela veut dire qu’ils traduisent des opinions. Et aucun algorithme ne peut remplacer (l’humain) dans cette fonction. »

Afin de se défaire de leur emprise actuelle  sur nos vies, Nicolas Bouleau fait le pari de l’humain : celui de renouveler la science économique à l’heure de la sciences des données. Une nouvelle démarche scientifique construite par des humains dans le but de disposer d’indicateurs non financiers bénéficiant aux décisions collectives.

I have a dream

Orienté vers un profit à court terme sans rapport avec les réalités des ressources disponibles, du rythme de développement des entreprises et du temps que les humains consacrent au travail, le virtuel financier prive l’humanité de la possibilité de comprendre les données reflétant l’état écologique et économique du monde. La finance dérégulée, servie par des instruments mathématiques dont la complexité est maîtrisée par une minorité, ne permet pas de prendre des décisions éclairées afin d’orienter notre économie, globalisée et interconnectée, vers les défis auxquels les humains doivent apporter une réponse au XXIème siècle.

John Maynard Keynes était aussi un idéaliste ; Bernard Marris racontait son rêve d’économiste :

« Lorsque l'économie et les économistes auront disparu, ou du moins auront rejoint l'arrière plan, auront aussi disparu le travail sans fin, la servitude volontaire et l'exploitation des humains. Régneront alors l'art, le temps choisi, la liberté… »

La réflexion et la proposition de Nicolas Bouleau invitent les citoyens et les décideurs à reprendre la main sur un système devenu littéralement fou. Mettre la finance actuelle à l’arrière plan, si ce n’est pour réaliser un rêve… au moins afin d’éviter le cauchemar annoncé ?

Nicolas Bouleau. Le Mensonge de la finance. Les mathématiques, le signal-prix et la planète. Les Editions de l’Atelier, 2018 (220 pages, 20€).